La Presse Anarchiste

À Biribi

On lit dans l’In­tran­si­geant du 9 juillet, sous le titre de « Sup­pli­cieurs de Biri­bi », la note suivante :

« Un fait mons­trueux vient de se pas­ser au camp du 3e bataillon d’A­frique, à Souk-el-Arba.

« Deux chas­seurs du bataillon, qui étaient par­tis sans congé, reve­naient, mer­cre­di der­nier, se consti­tuer volon­tai­re­ment pri­son­niers au capo­ral de garde Gally.

« En pré­sence d’un ser­gent, ce capo­ral incar­cé­ra les deux hommes dans une cabane en bois, inha­bi­table en rai­son de la tem­pé­ra­ture tor­ride que nous venons de tra­ver­ser. Là, il les atta­cha la tête au mur, les mains liées aux pieds, dans la posi­tion connue sous le nom de crapaudine.

« Un des pri­son­niers, Urbain Ché­del, criant et se lamen­tant pour deman­der à boire, Gal­ly lui fit mettre une pierre et un bâillon de bois dans la bouche. Le mal­heu­reux ne tar­da pas à périr asphyxié.

« C’est alors que l’o­dieux capo­ral Gal­ly déta­cha le pri­son­nier survivant.

« Ché­del fut inhu­mé le lendemain. »

Pense-t-on que l’i­gnoble brute sera punie ? Croit-on que l’on ouvri­ra seule­ment une enquête ? Quant à moi, j’a­voue fran­che­ment que je ne crois nul­le­ment à un châ­ti­ment, d’a­bord, de l’as­sas­sin de cet homme, ensuite à une enquête.

J’ai tel­le­ment vu de vic­times, — pauvres hères tor­tu­rés, — jurant de se ven­ger, mais, quelques ins­tants après ces ser­ments, d’ac­cord à dire que la brute qui les frap­pait avait quel­que­fois rai­son, et qu’au fond c’é­tait un bon type.

J’ai eu si sou­vent sous les yeux le tableau de la force bru­tale triom­phant tou­jours ; je sais qu’il s’est com­mis tant d’a­tro­ci­tés au nom de la dis­ci­pline et je sais aus­si que, là-bas, il y a bon nombre de cadavres dont les os blan­chissent au soleil, que je ne crois pas du tout à la répres­sion de ces crimes.

Et pour­quoi nomme-t-on le capo­ral Gally ?

Sans doute parce que ce n’est qu’un tout petit galon­né, et comme les atro­ci­tés dénon­cées à l’o­pi­nion publique, il y a quelque temps, font quelque peu de tapage, on s’est bien vite empa­ré de ce fait, et l’on s’est empres­sé de stig­ma­ti­ser ain­si qu’il convient l’as­sas­sin du sol­dat Chédel.

Mais pense-t-on que ces faits sont exces­si­ve­ment rares ? A‑t-on la naï­ve­té de croire que ce capo­ral fait excep­tion dans ce bataillon de parias ?

J’af­firme hau­te­ment que, dans les cadres, les neuf dixièmes sont des assas­sins, et je pour­rais le prou­ver quand on le voudra.

D’a­bord, le com­man­dant Racine, celui qui inflige, à tout pro­pos, la mons­trueuse puni­tion de vingt-huit jours de cel­lule de cor­rec­tion ; celui qui, par sa sévé­ri­té exces­sive, par­ti­cipe, dans une large mesure, aux nom­breuses déser­tions de ses hommes ; celui qui menace d’ex­po­ser sur un tas de fumier le cadavre de pauvres diables qui, cer­veaux faibles, se sui­cident parce qu’ils sont à bout de résis­tance ; celui qui, se croyant, tout per­mis, fait son­ner la retraite tous les soirs à 7 heures 12 et fait faire l’ap­pel à 8 heures, alors qu’en tout temps l’ap­pel a lieu à 9 heures.

Et les offi­ciers qui viennent ensuite. J’en ai ren­con­tré, il est vrai, quelques-uns de bons, mais, com­bien rares, hélas !

L’on parle du capo­ral Gal­ly qui a tué ! Est-ce que le com­man­dant Schmi­te­lin n’a pas tué le chas­seur Mau­det en 1891 ?

Est-ce que le sol­dat Mau­det, qui était idiot, n’é­tait pas tou­jours en cellule ?

Est-ce que, d’a­près le rap­port du major Ver­dier, le sol­dat Mau­det n’est pas mort en novembre 91, par suite d’un séjour trop pro­lon­gé dans les locaux disciplinaires ?

Je ne parle pas de tous ceux qu’il a fait pas­ser au conseil de guerre et qui pour­rissent encore aux péni­ten­ciers ou aux tra­vaux publics.

Et l’ad­ju­dant-major Barbier ?

Celui qui devait veiller aux locaux dis­ci­pli­naires, alors qu’il lais­sait les punis 60 jours cou­cher sur la terre, avec les mêmes effets, de telle sorte qu’ils étaient dévo­rés par la ver­mine et que cette sale­té entraî­nait tout un cor­tège de maladies.

Et le capi­taine Poymiro ?

Celui qui fait atta­cher des hommes qui viennent de Bis­kra au Kef, après 22 rudes étapes, sous pré­texte qu’ils ont éga­ré un bou­ton de capote, ou qu’ils ont tour­né les talons de leurs souliers.

N’est-ce pas le même capi­taine, qui ne vou­lait pas que le sol­dat Chi­got fût à sa com­pa­gnie, mais tou­jours en pri­son ? Et il y était, sans aucun motif, car cette brute ayant tous les droits en trou­vait tou­jours un, ce qui valut à ce mal­heu­reux un an de rabiot dans ce bagne qu’on appelle la sec­tion de discipline.

Et le lieu­te­nant Marc de Cressin ?

N’est-ce pas celui qui a assas­si­né ce chas­seur qui, malade, implo­rait une jour­née de repos ?

N’est-ce pas ce noble lieu­te­nant qui le for­ça à tra­vailler jus­qu’à 6 heures du soir, quand deux heures et demie plus tard sa vic­time expirait ?

Et ce monstre à face humaine, le ser­gent Comp­tour, qui, non content de frap­per et de tor­tu­rer les hommes, fit mou­rir de faim les chas­seurs Frévent et Dubulle !

Et l’ad­ju­dant Ricaud ? C’est bien celui qui, là-bas, détient le record de la sau­va­ge­rie, de la bru­ta­li­té et de la féro­ci­té. Com­bien de crimes sur sa conscience !

Il est vrai qu’il ne s’en rend pas compte : ils n’ont pas de conscience, ces gens-là.

Et com­bien d’autres encore !

Je cite ici quelques noms, mais ce serait grave erreur de croire que si l’on sup­pri­mait ces brutes de l’ar­mée, les atro­ci­tés ne conti­nue­raient pas.

C’est le règle­ment tout entier qu’il faut anéan­tir ; c’est sur­tout cet idiot prin­cipe d’au­to­ri­té qui per­met à un indi­vi­du de faire empri­son­ner et de tor­tu­rer son enne­mi, ou de faire fusiller son camarade.

Moi aus­si, là-bas, j’ai eu de l’au­to­ri­té sur les hommes ; moi aus­si, j’ai quel­que­fois abu­sé de mes droits, et je me sou­viens qu’une fois, un sol­dat nom­mé Défe­nin, qui avait eu à souf­frir des vexa­tions et des bru­ta­li­tés des galon­nés, avait juré de frap­per le pre­mier gra­dé venu qui met­trait la main sur lui.

Or, un jour qu’à l’exer­cice il se trou­vait dans ma classe, je me per­mis de lui faire flé­chir les jambes pour la char­mante et utile posi­tion de l’es­crime à la baïon­nette. Il se rua sur moi, me lan­ça un coup de poing sur la figure ; j’eus la lèvre fen­due : il y eut effu­sion de sang.

Donc, au point de vue légal, c’é­tait la peine de mort. Je ne punis même pas d’une cor­vée sup­plé­men­taire le sol­dat Défe­nin, le trou­vant en moi-même admirable.

Pour mon compte, je fus signa­lé par la suite comme peu éner­gique, ayant très peu d’au­to­ri­té sur les hommes et comme indiscipliné.

Le capo­ral Gal­ly, que j’ai connu, était noté comme éner­gique et bon serviteur.

D’i­ci le départ de la classe, il faut s’at­tendre à sa nomi­na­tion de sous-officier.

A. Gau­they

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