« La Bête remonte de l’abîme »

Ce poème devait paraître dans le fascicule d'août-septembre 1939 de l'En dehors, lequel, comme on le sait, n'a jamais vu le jour. Nous le publions à titre rétrospectif (?).

Tandis que soucieux et le cœur serré

je songe à l'atroce, à l'épouvantable possibilité

que La Bête remonte du hideux abîme

où nous l'imaginions ensevelie

― pour toujours pensèrent longtemps certains naïfs d'entre nos amis

je me remémore aussi certains soirs,

où sur le banc d'un petit square

de cette sous-préfecture de province aux allures médiévales

nous dînions frugalement de fruits et de fromage...

... Ce soir qui n'était pas comme les autres soirs !

Te souviens-tu du calme et de la paix qui baignaient ce soir-là ?

Je ne percevais alors que l'instant présent

et quant au devenir,

il ne se levait que souriant et coloré tendrement.

Alors pas de trains se succédant rapprochés et à cadence accélérée,

les uns se dirigeant vers l'ultime sacrifice,

les autres vers les lieux où le péril s'estompe.

Alors, pas de menace de ruines, de destructions, de séparations

innombrables et indescriptibles.

Alors, l'ombre de La Bête ne se profilait pas

sinistre et auréolée de sang et de flammes

sur l'horizon livide et tourmenté.

Alors le mufle ricanant et sépulcral de La Bête

ne hantait pas la perspective de mes rêves !

... Comme ailleurs et lointain m'apparaît ce soir-là...

Et malgré que tu sois là, tout près, aujourd'hui,

je me sens désemparé, abattu, sans force,

devant mon impuissance à conjurer la catastrophe qui s'approche.

Ô impuissance maudite ! Ô ironie de mon destin !

... Et ce soir là, qui sait si j'en revivrai jamais de semblables ?

29 août 1939

E. Armand