La Presse Anarchiste

La rançon du progrès

L’a­cier mène le monde.

Voi­là soixante ans que les des­ti­nées des peuples sont réglées par la féo­da­li­té de l’acier.

Les prin­cipes et les sen­ti­ments, les devises et les formes poli­tiques n’ont, socia­le­ment par­lant, pas de valeur. Les faits éco­no­miques régissent toutes les mani­fes­ta­tions impor­tantes d’une époque. Et par­mi ces faits, le fait métal­lur­gique est le dominant.

La métal­lur­gie mène le monde.

On ne le dirait pas en lisant les manuels d’his­toire. Une harangue de M. de Lamar­tine pèse d’un poids plus lourd que l’in­ven­tion d’un Bes­se­mer ou d’un Mar­tin. Mais les manuels d’his­toire ne sont-ils pas des livres de morale à l’u­sage des simples qu’il s’a­git non pas d’ins­truire mais d’abrutir ?

Les métal­lur­gies mènent le monde.

Elles le mènent jus­qu’aux héca­tombes ; ce qui est pire, jus­qu’à la dégé­né­res­cence, jus­qu’au déses­poir. Cer­tains coins de la terre deviennent un insup­por­table enfer, même lorsque fleu­rit la paix sociale.

Et voi­ci que les temps d’a­bo­mi­na­tion sau­vage s’a­battent en tour­mente exterminatrice.

Une sueur de sang épaisse inonde la pla­nète. C’est comme une rosée bien­fai­sante dont s’a­breuve le man­ce­nillier du capi­ta­lisme aux racines tou­jours plus pénétrantes.

Ah ! La ran­çon du pro­grès est dure ! Mais quel pro­grès ? Le pro­grès métal­lur­gique ; la civi­li­sa­tion capi­ta­liste, celle qui se mesure au poids de pou­trelles (ou d’o­bus) que les peuples consomment !

Que devient l’hu­ma­ni­té sous cette ava­lanche d’a­cier ? Elle devient matière elle-même, maté­riel, machine. Voyez les dis­ser­ta­tions mili­taires, et voyez aus­si l’É­van­gile du Taylorisme !

« Je pense, donc je suis », disait le philosophe.

Erreur ! Pré­ci­sé­ment parce que tu penses, tu ne seras pas. Étouffe ta pen­sée, extirpe tes sen­ti­ments et tu seras digne du pro­grès, et tu seras apte à vivre dans un temps de bes­tia­li­té sans mesure.

Il faut être insensible.

L’i­déal serait d’at­teindre à une sen­si­bi­li­té de fer.

Tel est peut-être le sens de l’é­vo­lu­tion régres­sive. En atten­dant l’im­pla­cable et défi­ni­tive accep­tion de la nature humaine pour l’ordre social à base d’a­cier, il reste tou­jours un assez fort coef­fi­cient de dou­leur phy­sique ou morale pour que le com­merce phi­lan­thro­pique et mes­sia­nique des exploi­tants de la misère ne coure risque de faillite.

L’a­cier domine le monde.
Rhillon 

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