La Presse Anarchiste

L’attelage confédéral

Dans un arti­cle inti­t­ulé « La Leçon de Cler­mont-Fer­rand » et pub­lié par le jour­nal La Vérité (15 mars), j’écrivais : « Par notre atti­tude con­cil­i­atrice quoiqu’il nous en coûtât de renon­cer, ne fut-ce que dans l’or­dre du jour, à for­muler tous les points qui légiti­ment notre oppo­si­tion — nous avons voulu plac­er la majorité en face d’une sit­u­a­tion claire, pré­cise, devant une besogne net­te­ment définie. »

Plus loin, j’a­joutais : « De deux choses l’une : ou bien la majorité n’a fait qu’une adhé­sion super­fi­cielle au pro­gramme d’ac­tion qu’elle a tracée d’ac­cord avec nous, alors elle ter­gi­versera, elle reculera devant l’ac­tion et les respon­s­abil­ités qui en découlent, et ain­si elle appa­raî­tra aux yeux des mass­es ouvrières plus com­pro­mise, plus cor­rompue, elle aggrav­era sa sit­u­a­tion en face du pro­lé­tari­at ; ou bien, par une adhé­sion franche et caté­gorique, elle renon­cera en fait à son passé d’ac­tion rétro­grade de col­lab­o­ra­tion gou­verne­men­tale, de col­lab­o­ra­tion à la guerre, de col­lab­o­ra­tion de class­es, alors nous aurons la joie de lut­ter en par­fait accord, pour la Paix, pour l’Internationale. »

Voilà pourquoi à Cler­mont-Fer­rand, voilà pourquoi à la Con­férence de Lon­dres (févri­er 1918), nous nous efforçâmes de tra­vailler à l’élab­o­ra­tion d’une motion unique.

Pour ma part j’avais la con­vic­tion que les majori­taires de
Cler­mont-Fer­rand ne pour­raient ni ne voudraient se dégager du pacte morale qui les enchaîne, depuis les obsèques de Jau­rès, au char de l’État.

L’adop­tion par eux d’une motion unique d’ac­tion con­fédérale était absol­u­ment néces­saire, mais elle n’é­tait indis­pens­able que dans la mesure où elle leur per­me­t­tait de lou­voy­er, de ter­gi­vers­er, de gag­n­er du temps et de tromper la classe ouvrière sur leurs véri­ta­bles inten­tions. Chez eux aucun désir d’ac­tion : bien au con­traire, une volon­té absolue d’inaction.

Jouhaux est cer­taine­ment, à l’heure présente, le plus minori­taire des majori­taires, si toute­fois il est per­mis d’ac­col­er ce qual­i­fi­catif à un mem­bre de la majorité — mais il se débat au milieu d’ul­tra-chau­vins dont Bled, Jac­coud, Luquet, Dumas [[Dumas, secré­taire de la Fédéra­tion de l’Ha­bille­ment, a déclaré au Comité Con­fédéral : « J’é­tais pour la guerre en 1914 ; je suis plus que jamais pour la guerre aujour­d’hui. »]] con­stituent les plus beaux échan­til­lons. Il est freiné par sa majorité.

Trois mois se sont écoulés depuis Cler­mont-Fer­rand. Au Comité con­fédéral du 3 avril, nous dis­cu­tions de la délé­ga­tion en Amérique. Jouhaux et Cachin, qui s’é­taient ren­dus à Lon­dres pour join­dre la frac­tion anglaise de la délé­ga­tion, ne purent s’embarquer pour les États-Unis. O ! ironie du sort ! Tel Péri­cat au sein du Comité con­fédéral, ils furent déclarés INDÉSIRABLES par les marins anglais qui refusèrent de les embar­quer. Wil­son, secré­taire des Marins, légiti­mait le REFUS DE PASSEPORTS de sa fédéra­tion par une dépêche où il désig­nait les mem­bres de la délé­ga­tion comme chargés de rem­plir une mis­sion nuis­i­ble aux intérêts des Alliés.

Voilà sinon la rai­son unique, du moins le prin­ci­pal motif du retour des délégués français.

Con­for­mé­ment aux déci­sions pris­es par la réu­nion des Con­seils syn­di­caux minori­taires de la Seine (Paris. 24 févri­er 1918), par le Con­grès inter­dé­parte­men­tal de la région du cen­tre (Bourges, 17 mars 1918), par le Con­grès de l’U­nion des Syn­di­cats de la Loire (Saint-Éti­enne, 24 mars 1918), par le Con­grès inter­dé­parte­men­tal de la région du Sud-Est, (Saint-Éti­enne, 25 mars 1918), puis par de nom­breux syn­di­cats, qui prirent eux-mêmes déci­sion, le demandai au Comité con­fédéral la con­vo­ca­tion d’un Con­grès nation­al avant la date du 1er Mai.

Bled et Luquet qual­i­fièrent les deman­des présen­tées par les Syn­di­cats du Cen­tre et du Sud-Ouest de « chan­tage ». Je répète leurs paroles ici, pour les oblig­er à pren­dre leurs respon­s­abil­ités vis-à-vis des organ­i­sa­tions syn­di­cales qu’ils se per­me­t­tent d’at­ta­quer de manière aus­si indigne ; toute­fois, je dois cepen­dant recon­naître que ces sortes d’at­taques sont con­formes à leurs habi­tudes, à leurs mœurs syndicales.

Le Comité con­fédéral, sen­tant qu’il ne pou­vait se refuser plus longtemps à tenir compte de la volon­té des organ­i­sa­tions syn­di­cales, déclara qu’il n’y avait plus lieu d’at­ten­dre le résul­tat défini­tif du référen­dum et se prononça pour le Con­grès, mais ce dernier est sub­or­don­né à l’exé­cu­tion de la délé­ga­tion en Amérique, celle-ci est à son tour sub­or­don­née à la sta-bi-li-sa-tion du front.

Ce jeu de bas­cule des fronts, tan­tôt favor­able, tan­tôt défa­vor­able aux Alliés, aujour­d’hui favor­able, demain défa­vor­able aux Cen­traux, per­met aux par­tis social­istes et aux cen­trales syn­di­cales des pays alliés de faire machine en arrière, comme elle per­me­t­tra demain aux groupe­ments de mêmes ten­dances des Empires cen­traux d’avoir une atti­tude iden­tique à celle que pren­nent nos majoritaires.

Ce sont ces hommes, ce sont ces groupe­ments qui ont été mis dans l’oblig­a­tion de recon­naître et de proclamer que la paix ne peut sor­tir — utile­ment et rapi­de­ment — du con­tact des forces bru­tales en présence, qu’elle ne saurait être obtenue unique­ment par l’ac­tion mil­i­taire ; ce sont ces mêmes hommes, ces mêmes groupe­ments qui, depuis qua­tre ans, s’ac­crochent dés­espéré­ment à cette action mil­i­taire pour légitimer leur inac­tion, pour mas­quer leur mau­vaise volon­té. Chaque fluc­tu­a­tion des fronts est un nou­veau pré­texte à ne rien faire de sociale­ment utile.

C’é­tait, avant-hier, la défaite serbe et roumaine hier, la Révo­lu­tion russe et la défaite ital­i­enne ; aujour­d’hui, c’est le recul du front fran­co-anglais qui arrête — que dis-je ? — qui empêche leur offen­sive de paix et les ten­ta­tives de recon­sti­tu­tion de l’Internationale.

Soyons per­suadés que demain, les événe­ments (n’im­porte lesquels qui se pro­duiront), légitimeront une fois de plus pour eux, sinon l’emploi des forces régres­sives, du moins celui de leur force d’inertie. 

Il nous faut donc recon­naître que les direc­tives tracées à Cler­mont-Fer­rand, celles dic­tées par la Con­férence de Lon­dres — ayant trait les unes et les autres à l’ac­tion nationale et inter­na­tionale — sont, de par la volon­té des majori­taires, encore très éloignées de leur mise en application.

La C.G.T., le Par­ti en France, les groupe­ments cor­re­spon­dants des autres pays pou­vaient, s’ils l’avaient réelle­ment voulu, faire que le 1er mai 1918 soit une man­i­fes­ta­tion for­mi­da­ble en faveur de la paix.

Hélas ! Le char con­fédéral ne risque pas de sor­tir de l’ornière, il s’y enfonce davan­tage. Les syn­di­cats français en sont respon­s­ables, ils y ont attelé les écreviss­es majoritaires.

Atten­dons pour le sauve­tage ; voici venir à la rescousse l’écrevisse mon­stre d’Amérique : Samuel Gompers.

Ray­mond Péricat


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