La Presse Anarchiste

Mouvement social

La socié­té capi­ta­lo-bour­geoise, dont Yves Guyot est un des plus réjouis­sants numé­ros, a ceci de par­ti­cu­lier qu’elle est d’une homo­gé­néi­té par­faite. Sous quelque aspect qu’on la consi­dère, elle se montre éga­le­ment infâme, oppres­sive et inique. Qu’une lâche­té soit à com­mettre, un crime à per­pé­trer, soyez cer­tains que ceux à qui est dévo­lu le soin de veiller au fonc­tion­ne­ment de cette vaste asso­cia­tion de mal­fai­teurs s’en­ten­dront comme lar­rons en foire pour acca­bler le faible, pres­su­rer le pauvre, écra­ser le petit, en rai­son de sa fai­blesse et de sa pauvreté.

Ceux sur qui pèse le plus lour­de­ment l’hor­rible machine sont natu­rel­le­ment les moins défen­sifs, c’est-à-dire les enfants. À cet âge où le cœur déborde d’i­né­pui­sables tré­sors de ten­dresse, mal­heur à ceux que le hasard n’a pas fait naître en un ber­ceau confor­ta­ble­ment capi­ton­né, ils seront inévi­ta­ble­ment broyés, lacé­rés de mille bles­sures, tant morales que phy­siques, si bien que, par­ve­nus à l’âge adulte, le corps ou le cer­veau défor­mé, par­fois les deux, ils vien­dront, abru­tis et sou­mis, gros­sir le contin­gent de cette foule assez lâche pour sup­por­ter un pareil régime, à moins que, mieux trem­pés, ils ne résistent à la pres­sion et ne se lancent, une fois grands, dans des révoltes vengeresses.

Cepen­dant les phi­lan­thropes abondent, qui « s’in­té­ressent au mal­heu­reux sort de l’en­fance », et les orphe­li­nats se mul­ti­plient, dans les­quels les jeunes déshé­ri­tés reçoivent une « bonne édu­ca­tion pro­fes­sion­nelle » et sont pour­vus, à leur sor­tie, d’un « pla­ce­ment avantageux ».

L’Hos­pice Géné­ral du Havre nous donne un spé­ci­men de ces « boîtes ». Voi­ci quelques ren­sei­gne­ments que je puise dans le Pro­grès du Havre.

Les mal­heu­reux enfants qui sont pla­cés dans cet éta­blis­se­ment sont sou­mis à un régime abso­lu­ment révol­tant. C’est ain­si qu’il ne leur est pas don­né de vête­ments et qu’ils doivent conser­ver ceux qu’ils pos­sèdent à leur arri­vée, quel que soit l’é­tat de déla­bre­ment dans lequel ils se trouvent. Ces enfants, qui tra­vaillent presque sans inter­rup­tion neuf heures par jour, n’ont de la viande que trois fois par semaine et encore 60 grammes chaque fois ; ils doivent man­ger dans un réfec­toire d’une mal­pro­pre­té repous­sante qui ajoute encore au dégoût que leur occa­sionne une nour­ri­ture pré­pa­rée comme bien on pense. Pen­dant les récréa­tions, ils sont enfer­més dans un dor­toir et il leur est inter­dit de se livrer à aucun jeu bruyant. Le direc­teur, que son sur­nom. de Bidel suf­fit à carac­té­ri­ser, répond à toute récla­ma­tion que tout cela est assez bon pour des bâtards ! À toute heure, il sur­git dans le chan­tier, la menace et l’in­jure à la bouche, dis­tri­buant à droite et à gauche des puni­tions et des mises au pain sec. Voi­là pour « l’é­du­ca­tion pro­fes­sion­nelle ». Voyons le « pla­ce­ment avan­ta­geux ». À vivre sous un pareil régime, les enfants se sont révol­tés, un jour. Plu­sieurs d’entre eux ont pas­sé en juge­ment et ont été condam­nés à la cor­rec­tion jus­qu’à vingt et un ans.

À cet âge, on les pren­dra pour aller à Mada­gas­car, ou ailleurs, se faire tuer pour défendre les inté­rêts de quelques gros négo­ciants, amis ou com­plices des gens au pou­voir. Si les balles enne­mies ne veulent pas de leur peau, les mala­dies, comme celles qui déciment actuel­le­ment le corps expé­di­tion­naire de Mada­gas­car, se char­ge­ront de débar­ras­ser de ces bâtards la socié­té, cette bonne mère, qui s’est impo­sé de si lourds sacri­fices pour ses chers enfants adop­tifs. Mais si, mal­gré tant de causes de mor­ta­li­té, ils en réchappent, on les enver­ra finir leur temps dans les bataillons d’A­frique, où les Pia­nel­li, les Tho­mas ou autres lieu­te­nants Man­ger leur réservent le sort d’An­dréa­ni et les feront « mou­rir pour la France », au fond de quelque silo patriotique !

Si leur opi­niâ­tre­té à vivre a rai­son de tant de vicis­si­tudes, après leur libé­ra­tion, ils revien­dront cre­ver de faim en France, à moins que, révol­tés, on ne les sup­prime par la fusillade, la guillo­tine ou… la relégation !

Je n’exa­gère rien : car, en Afrique, les bri­mades que nous avons signa­lées conti­nuent comme si de rien n’é­tait, et, en France, les sui­cides par misère ne chôment pas. Cette semaine en offre deux exemples :

C’est d’a­bord, en Afrique, l’ex­ploit du capo­ral Gal­ly, dont il est ques­tion d’autre part, qui assas­sine un chas­seur dont le tort est de s’être absen­té sans per­mis­sion. Encore un qui est mort pour la patrie, n’est-ce pas, lieu­te­nant Mauger ?

À Paris, 45, ave­nue d’I­ta­lie, c’est M. Paul Dau­cher, âgé de qua­rante-huit ans, gar­çon bou­cher, qui a été trou­vé pen­du dans sa chambre. Dans ses poches on a trou­vé une lettre conte­nant ces mots : « Dans la socié­té actuelle, il n’y a pas de place pour les vieux. J’ai fait mon temps, il n’y a plus de tra­vail pour moi, il n’y a plus d’argent, il n’y a plus de pain et je me tue. C’est tout ce qui me reste à faire. »

Certes, il lui res­tait mieux à faire que de se sui­ci­der sot­te­ment ; mais que dire d’un état social où un homme de qua­rante-huit ans doit se consi­dé­rer comme trop vieux pour trou­ver du travail !

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Les allu­met­tiers. — C’é­tait à pré­voir : le gou­ver­ne­ment, parais­sant avoir cédé quant à la ques­tion du phos­phore, mais n’en ayant rien fait jus­qu’i­ci (on étu­die, paraît-il), cherche à pro­vo­quer une nou­velle grève des allu­met­tiers, his­toire de prou­ver au public que ces sata­nés ouvriers ne sont jamais contents et qu’il n’y a pas lieu de prendre au sérieux leurs reven­di­ca­tions. En effet, il n’est pas de per­sé­cu­tions qu’on ne fasse subir à ceux qui ont pris part à la der­nière grève ; les injures, les pro­vo­ca­tions, les menaces pleuvent comme grêle.

Atten­dez au moins d’a­voir fait pas­ser votre loi sur les employés et ouvriers de l’É­tat, imbé­ciles ! Vous aurez alors un bon pré­texte pour vous débar­ras­ser des gêneurs !

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Je veux ter­mi­ner cet article en adres­sant des féli­ci­ta­tions au congrès péni­ten­tiaire inter­na­tio­nal qui a voté que le déte­nu « devrait aban­don­ner tout droit à un salaire quelconque ».

Ah ! qu’en termes galants ces choses-là sont dites ! Aban­don­ner tout droit ! Mais, mes­sieurs, le déte­nu aban­don­ne­ra tout ce qu’on vou­dra ; il n’est pas le plus fort. Il était exploi­té, qu’il soit volé com­plè­te­ment, il y consen­ti­ra, soyez-en sûrs, pour peu que le règle­ment le lui « propose ».

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Le Bul­le­tin du Par­ti socia­liste polo­nais publie d’in­té­res­santes révé­la­tions sur le régime auquel sont sou­mis les déte­nus poli­tiques en Rus­sie : nous en par­le­rons dans notre pro­chain numéro.

André Girard

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