La Presse Anarchiste

Nul n’est censé ignorer la loi

Un apho­risme qui m’a tou­jours paru bien amu­sant, c’est celui-ci : Nul n’est cen­sé igno­rer la loi. Il ne faut vrai­ment pas être dif­fi­cile en fait de prin­cipes pour en adop­ter un pareil et l’ins­crire comme devise sur le seuil du Code trois fois saint. Si quel­qu’un s’a­vi­sait de décré­ter que nul n’est cen­sé igno­rer la chi­mie, la phy­sique ou la méde­cine, on ne le lapi­de­rait certes pas, mais on le juge­rait atteint d’une douce folie. Et cepen­dant, s’il est des lois qu’il importe de connaître, ce sont bien celles que nous offrent les sciences ; et il serait mal­ai­sé d’en trou­ver qui puissent au même degré ral­lier tous les esprits : car elles expriment « les véri­tables rap­ports des choses », et en elles, par suite, éclate lumi­neu­se­ment le sens le moins contes­table du mot loi.

Et la machine cos­mique va, écra­sant un peu, de-ci, de-là ceux, qui ne savent point l’ar­ti­fice de son agen­ce­ment et aus­si (à peine moins sou­vent) ceux qui savent ou croient savoir. Or, les hommes ont vou­lu sin­ger cet impo­sant déter­mi­nisme, et ils ont accou­ché de ce micro­cosme avor­ton, le Code : ils ont légi­fé­ré, jouant au grand Pan, et tant pis pour qui n’a point remar­qué la crotte qu’ils ont dépo­sé sur la robe du dieu : la crotte devient géhenne, et le cou­pable s’embourbe dans les justes péna­li­tés. La fièvre sai­sit l’im­pru­dent qui va res­pi­rer l’air des marais ; et si, par mégarde, vous fou­lez aux pieds la vase légale, le poli­cier et le juge rem­placent pour vous la fièvre.

Il n’y a pas à dis­cu­ter avec les microbes qui vous tuent : l’ar­gu­ment du bour­reau est aus­si sans réplique. Mais la grande dif­fé­rence, c’est que je suis plaint dans le pre­mier cas et flé­tri dans le second. On admet que je ne sois pas chi­miste et méde­cin, ou que, l’é­tant (indul­gence, d’ailleurs, fort néces­saire), je sois impuis­sant et igno­rant en face des fléaux tout comme un simple mor­tel. Au contraire, des hommes en robe noire ou rouge déclarent, sans sour­ciller, que je dois être aus­si fer­ré qu’eux en droit, moi qui n’ai ni toque ni rabat.

Mes­sieurs de la cour, si la matière en laquelle vous opé­rez est simple et à la por­tée de tous, je demande à m’as­seoir à côté de vous, sans études préa­lables. Mais non, il vous a fal­lu, pour la creu­ser, vous enfon­cer des années en d’a­rides in-folio ; et, après cela, vous y avez si peu fait la lumière que, rare­ment, vos ver­dicts sont una­nimes ou inat­ta­quables devant une autre juri­dic­tion : et vous exi­gez qu’un pro­fane, nul­le­ment cou­sin de Bar­thole et de Cujas, ait pesé, avant d’a­gir, toutes ses res­pon­sa­bi­li­tés, ait éclair­ci tout ce chaos où vous vous per­dez vous-mêmes !

Je ne puis faire un pas sans être for­cé de mettre en branle une nuée d’a­voués, d’a­vo­cats, de notaires, d’huis­siers, de fonc­tion­naires admi­nis­tra­tifs : et vous dites que je ne dois pas igno­rer la loi ! Mais la voi­là, la loi vivante ! ils la consti­tuent à eux tous : ils ont les for­mules consa­crées et l’in­ves­ti­ture offi­cielle ; ils sont les inter­mé­diaires obli­gés des ventes, des contrats, des pro­cès, des sai­sies, des demandes d’emploi, etc. Dès lors, je n’ai qu’à les lais­ser faire, spec­ta­teur pas­sif ou proie inerte. La loi ! mais cela ne me regarde point : d’autres s’en occupent pour moi. Et c’est fort heu­reux car veut-on que, tous les jours, je dépouille l’é­norme fatras de l’éloquence (

Mon Dieu ! il peut bien se faire que je me voie appré­hen­dé en ver­tu d’une vieille ordon­nance datant de Phi­lippe le Bel. dont j’i­gno­rais à la fois l’exis­tence et la non-abro­ga­tion. Mais ce sera l’oc­ca­sion d’ap­prendre l’une et l’autre et d’ac­croître mon faible bagage d’é­ru­di­tion. Il est encore pos­sible que si ma femme vient à mou­rir des coliques de plomb, et si je traite d’as­sas­sin le patron de son usine, on me condamne pour injure et dif­fa­ma­tion. Nou­veau moyen de com­plé­ter mon savoir.

N’est-on pas en train de cher­cher la meilleure méthode pour ensei­gner le droit ? La voi­là, et elle est fort ancienne : elle est concrète, elle ins­truit par l’exemple : vous mar­chez à tâtons dans l’obs­cu­ri­té : tout à coup vous vous heur­tez vio­lem­ment la tête contre quelque chose : vous pal­pez, vous êtes édi­fié : vous venez de ren­con­trer un pilier d’ai­rain, la colonne de la Loi.

Une pro­po­si­tion pour finir. Puis­qu’il y a des gens qui ont le pou­voir de légi­fé­rer et de juger pour nous et de déchif­frer pour nous toutes ces avo­cas­se­ries et pape­ras­se­ries, pour­quoi ne se bor­ne­raient-ils pas à exer­cer les uns sur les autres leur action néfaste ? Pour rele­ver d’un tri­bu­nal, il fau­drait être au moins juge soi-même ou avo­cat ou agent de police ou dépu­té, etc., être de la famille, quoi ! Rien de plus logique, n’est-ce pas ? puisque seuls ils connaissent la chose, ou que, seule, leur science a une sanction.

Ah ! comme toutes ces inco­hé­rences seraient risibles, si elles n’é­taient pro­fon­dé­ment tristes et révoltantes !

J. Degal­vès

La Presse Anarchiste