Les idées exprimées et les jugements portés sur la situation en Angleterre et les groupes locaux ne sont peut‑être qu’une façon subjective et partielle de refléter la réalité. Nous avons cru utile cependant de communiquer leur expérience.)]
Le mouvement anarchiste
André. — Ce qui m’intéresse, c’est à la fois l’anarchisme et la non‑violence. J’aimerais savoir comment cela se passe dans les deux cas, en Angleterre. Jack peut‑il nous faire un historique ? Je suppose que, comme en France, pour les anarchistes violents, il y a d’abord l’anarchisme et puis la non‑violence.
Jack. — Pendant les grandes années de la CND (Campaign for nuclear disarmement) et du Comité des 100, beaucoup de personnes sont venues, comme moi, à l’anarchisme au contact de ces organisations. Maintenant, ces organisations ont disparu et nous recrutons des individus d’une autre façon. Pendant trois ans, je crois que la majorité du mouvement anarchiste a eu une tendance à la non‑violence. Il y avait beaucoup d’articles dans « Freedom » pour la non‑violence. Maintenant, la tendance est plutôt à un anarchisme moins pacifiste (lutte de classes). Les personnes qui croyaient à la non‑violence, au départ, se sont tournées vers le mouvement des « communes » et l’action sociale. Dans notre groupe de Leeds, lors d’une grande réunion où il y avait 40 personnes, on en comptait seulement trois qui ont participé au Comité des 100. Mais, de toute façon, il nous est possible de travailler ensemble parce que nous faisons des actions sur le plan local. Celui qui est « non violent » dit que l’action sociale est pour la paix, celui qui est pour la lutte de classes dit que l’action entre dans le cadre de cette lutte.
André. — Est‑ce que le problème « lutte de classes – non-violence » a été posé d’une façon précise ? Par exemple, beaucoup disent que la lutte de classes et la non‑violence sont contradictoires. Je ne le pense pas. Est‑ce qu’il y a des « non‑violents » partisans de la lutte de classes ?
Jack. — Oui, bien sûr. Mais le grand problème c’est de savoir ce qu’est un « non‑violent ». Je crois que pour un « non‑violent », il est nécessaire d’analyser les facteurs qui font que la société est violente : la guerre, etc. Il me semble que la société compétitive produit la pauvreté et toutes les autres conséquences du capitalisme.
Il y a les villes avec les grands ensembles urbains qui n’ont pas de vie propre et où les relations entre les habitants sont inexistantes. C’est là que se manifeste une société décadente : la délinquance avec la violence de la jeunesse (mods et rockers), les sans‑logis, les chômeurs. Tout ceci, dans une société compétitive, fait qu’elle est violente.
Si l’on examine les sociétés du monde avec les pays qui font la guerre (au Vietnam, par exemple, ou en Israël), on doit aussi examiner les manifestations du capitalisme et du communisme, la politique des deux blocs, et la façon dont ces deux blocs entrent en conflit. Il faut que les gens travaillent à l’élaboration de leur propre société pour eux-mêmes et pour l’humanité et peut‑être, alors, aurons‑nous une société non violente. Il y a des gens actuellement comme César Chavez aux Etats‑Unis qui luttent dans ce sens.
C’est une façon de voir les problèmes du monde. Il y en a une autre qui est plus individualiste, mais je ne crois pas que la solution soit de se retirer dans une île et d’ignorer ces problèmes.
Patrice. — On pourrait peut-être en revenir à un historique du mouvement anarchiste.
Jack. — Le mouvement anarchiste anglais s’est éteint complètement après la guerre d’Espagne avec l’exception de Glasgow où il y avait une tradition ouvrière anarchiste. Puis le groupe de « Freedom », à Londres, qui est très vieux maintenant. Après la Deuxième Guerre mondiale, ce groupe était très actif. Il publiait beaucoup de brochures et un petit mouvement existait. Il y avait aussi quelques anarcho‑syndicalistes peu nombreux et dispersés qui ne possédaient pas d’organisation spécifique. Dans les années 60, le mouvement anarchiste prit de l’importance au moment de la disparition des grands mouvements pacifistes. Depuis il grandit, mais très lentement.
André. — Il y a beaucoup de groupes, je crois. Inorganisés.
Jack. — Oui, mais pas autant que sur la liste de « Freedom », c’est comme dans « le Monde libertaire », je crois. Dans le Nord de l’Angleterre, il y a des groupes à York, à Leeds, à Sheffield, à Manchester, qui fonctionnent bien. Ailleurs, on trouve des petits groupes qui font des réunions de temps en temps et qui diffusent des tracts.
André. — Est‑ce qu’on peut qualifier ces groupes ? Est‑ce qu’ils sont anarchistes‑communistes, socialistes‑libertaires, etc.?
Jack. — Non, ce sont des groupes locaux où plusieurs tendances cohabitent. C’est seulement à Londres même qu’il y a des groupes de tendances.
André. — En 1958, à Londres, il y a eu un groupe Malatesta. Quelle est l’influence des idées de Malatesta sur l’anarchisme anglais ?
Jack. — Il y a aussi eu un groupe des amis de Durruti. Ce sont des groupes éphémères qui ont peu d’influence. Les jeunes anarchistes anglais font peu référence à une théorie anarchiste « classique », contrairement à ce que font les anarchistes français.
André. — Lorsqu’on voit tous ces groupes, est‑ce qu’on peut essayer de déterminer des tendances plus fortes que les autres ? Il y a sûrement plusieurs façons de déterminer les tendances. Par exemple, en Italie, pendant très longtemps, il y avait ceux qui étaient pour l’organisation et ceux qui étaient contre.
Jack. — J’ai déjà dit que la grande tendance était à la lutte de classes, mais il y a actuellement un grand débat à propos de l’organisation dans la Fédération anglaise entre les gens qui sont pour une organisation plus centralisée et ceux qui sont contre.
André. — Pensez‑vous que des scissions de tendances puissent survenir au sein de la Fédération anglaise ?
Janet. — Nous ne sommes pas passionnés par les débats théoriques au point de ne pas pouvoir travailler ensemble. Nous accordons plus d’importance à ce que nous pouvons faire, ensemble, pratiquement. Je ne pense pas que ce débat provoquera des scissions, mais nous ne devons pas oublier qu’il recouvre néanmoins des divergences théoriques importantes. Il se trouve qu’en France, les gens discutent beaucoup de problèmes généraux. En Angleterre, nous avons davantage tendance à discuter de problèmes locaux sur lesquels nous pouvons avoir une influence.
Jack. — Les anarchistes français ont une meilleure connaissance de la théorie que les anarchistes anglais. Ces derniers font peu de différence entre, par exemple, l’anarcho‑communisme et l’anarcho‑syndicalisme. Il y a aussi un grand débat qui est très subjectif, je crois, entre les individualistes et ceux qui croient à la lutte de classes. Les premiers utilisent un langage philosophique et les autres un langage politique, ce qui embrouille tout. Je crois que cela dépend de la méthode que chacun adopte pour traiter des problèmes auxquels il se trouve confronté. Si, par exemple, quelqu’un me demande comment l’industrie sera organisée dans la société future, il faut que je réponde en termes d’organisation large. Si une personne me pose une question au sujet de l’éducation, il faut considérer le problème d’une façon plus restreinte. Si quelqu’un me pose une question d’ordre philosophique, moral ou psychologique, il faut faire davantage référence à l’individu. Je crois que l’anarchisme n’est pas une théorie unidimensionnelle mais qu’elle comporte de nombreuses facettes. Nous voulons que tout le monde soit heureux. Nous croyons que tout le monde cherche la vérité, mais il y a des antagonismes entre les désirs des individus. Nous demandons qu’une société soit égalitaire mais aussi qu’elle laisse la liberté à l’individu. Mais il n’est pas facile de trouver la méthode. Ça, c’est la philosophie anarchiste et non pas le mouvement en Angleterre. Il y a, dans le mouvement anglais, des individus qui disent : « Je sais ce qu’il faut faire ». Peut‑être sont‑ils anarcho‑syndicalistes, communistes ou individualistes. Il y en a d’autres qui se disent simplement anarchistes et qui ne prétendent pas connaître la vérité. Ceux‑ci sont en majorité, ce sont des personnes qui cherchent.
Janet. — La philosophie d’un groupe dépend, je crois, de sa situation géographique. Par exemple, il y a un groupe dans le Somerset qui est une région agricole. Ce groupe‑là croit à la non‑violence et ne parle pas de lutte de classes. Par contre, dans le Nord, il y a des groupes qui ne parlent que de lutte de classes et ne croient pas à la non-violence.
Jack. — Depuis quinze ans, il y a trois groupes qui ont toujours été sur la liste de « Freedom » : Glasgow, Londres et un autre dans une très petite ville du Lancashire. Maintenant, il y a un progrès. Le mouvement a recruté des personnes par vagues. Tout d’abord il y a eu les gens qui étaient déçus par les trotskystes. Ensuite, beaucoup de jeunes gens sont venus du Comité des 100. Maintenant, des gens arrivent soit à la suite d’actions intéressantes (squatters), soit lorsqu’un groupe, implanté depuis plusieurs années dans une ville, finit par se faire connaître.
Janet. — Il y a également les jeunes gens qui ont lu des feuilles anarchistes locales et qui ensuite ont pris contact avec le groupe. Maintenant, il y a, je crois, 150 groupes.
Jack. — Non, je ne le crois pas. Il y en a peut‑être une trentaine.
Janet. — Il n’y a pas assez de place dans « Freedom » pour imprimer le nom de tous les groupes.
Jack. — Il faut définir ce qu’est un groupe. Pour moi, un groupe c’est plusieurs personnes travaillant ensemble et non pas des individus isolés, même s’ils sont actifs. Ce qui est également indispensable, c’est que le groupe fasse des actions et ne se contente pas seulement de boire le coup ensemble.
Patrice. — Je voudrais savoir quelle est l’influence des situationnistes en Angleterre ?
Jack. — Il y a une certaine influence des mouvements dada, surréaliste et situationniste. II y avait un groupe d’inspiration situ à Londres qui publiait « Heatwave » et qui avait pas mal d’ennuis avec les anarchistes parce qu’il avait pris l’habitude de chahuter systématiquement les réunions. Les gens que je connais ayant subi une certaine influence des idées situ se considèrent malgré tout comme anarchistes.
Le Mouvement non violent
André. — Nous avons là une anatomie des groupes anarchistes. Est‑ce que vous pouvez faire la même chose pour les « non-violents » ? Est‑ce qu’il y a un mouvement non violent en Angleterre ? En France, il y avait, par exemple, le MIR (Mouvement international de la réconciliation) qui était non violent et, d’autre part, des mouvements pacifistes qui ne se réclamaient pas de la non‑violence.
Jack. — En Angleterre, actuellement, on trouve de très vieux mouvements pacifistes comme le MIR qui est chrétien et le PPU (Peace Pledge Union). Il y a aussi la CND qui ne rassemble plus autant de monde qu’avant. Elle n’est plus strictement pacifiste, beaucoup de communistes en font partie. Il y a aussi le mouvement contre la guerre au Vietnam qui n’est pas non plus très actif.
Quand la CND a commencé à décliner, entre 1963 et 1965, ses membres ont fait une analyse de la situation et se sont tournés vers des actions sociales (Gitans, sans‑logis, chômeurs). Ils se sont aperçus qu’il n’était pas nécessaire de prendre une étiquette pacifiste et ils ont formé des groupes spécifiques pour s’attaquer à ces problèmes.
André. — Il n’y a jamais de référence à la non‑violence ?
Jack. — Au début, oui, mais maintenant seuls quelques individus dispersés y font encore référence dans leurs actions. La non‑violence est cependant discutée par les pacifistes, mais il n’y a plus de manifestations non violentes ; j’ai pris part à la dernière, en 66‑67 à Barrow, lors du lancement d’un sous‑marin Polaris. Maintenant, les manifestants recherchent plus la confrontation violente avec les flics qu’une riposte non violente. Ceux qui se réclament de la non-violence le font, par exemple, dans les actions pour les Gitans : Lorsque les autorités locales décidèrent d’expulser les Gitans des terrains communaux, les manifestants s’assoient devant les bulldozers. « Peace News » fait également de la propagande pour la non‑violence.
Anita. — Les anarchistes participent‑ils aussi à ces actions ?
Jack. — Oui, mais les anarchistes ou les libertaires qui y participent ne sont pas toujours intégrés à un groupe anarchiste. Malgré tout, ils font appel aux anarchistes de la localité lors d’actions spectaculaires.
André. — Y a‑t‑il des anarchistes à la rédaction de « Peace News » ?
Jack. — Je ne sais pas, cela fait longtemps que je ne lis plus « Peace News ». Je crois qu’au cours des cinq dernières années il y a eu une évolution vers un socialisme libertaire. Les animateurs actuels ne se réclament plus d’un pacifisme respectueux des institutions. Ils mettent davantage l’accent sur la responsabilité des individus. Mais il ne sont pas vraiment anarchistes. « Peace News » reste cependant ouvert à toutes les tendances.
Patrice. — Ils se sont radicalisés pendant ces dernières années et on peut les situer dans un courant libertaire.
Jack. — Dans les années 62 – 63, il y avait au sein de la CND un courant d’opinion en faveur d’une infiltration dans le parti travailliste afin d’influencer sa politique. Malgré une réussite temporaire, beaucoup de « non-violents » ont été amenés à réfléchir sur cette tactique. Ils se sont aperçus qu’à long terme il est inutile d’essayer d’infléchir la politique du parti travailliste. Il fallait trouver d’autres moyens. C’est ainsi qu’on en est venu aux actions sociales. Étant anarchiste, je ne fais pas appel aux députés et je crois que si nos actions réussissent le gouvernement sera obligé d’en tenir compte.
Patrice. — Il y a une chose qui me semble intéressante dans les mouvements anarchiste et non violent : certains individus se sont engagés dans des actions sociales concrètes, comme Jack. C’est un trait particulier du mouvement anglais. Ils se sont attaqués aux problèmes du chômage, des Gitans, du logement, en essayant d’y apporter des solutions. Cette forme d’action est peu pratiquée en France.
Anita. — Ce sont donc des actions à la base.
André. — Sans aucune référence à l’anarchisme, à la non-violence ou au pacifisme ?
Patrice. — Ils y faisaient référence dans la mesure où une théorie soutenait leur action.
Jack. — Il y a deux façons d’aborder les problèmes : si je clame que je suis anarchiste personne ne m’écoute tandis qu’en amenant les gens à voir leurs propres problèmes, à réfléchir sur ceux‑ci, et en adoptant des méthodes libertaires pour les résoudre, ça marche. Il se crée ainsi une synthèse entre l’action et la théorie. Cette forme de propagande est plus efficace qu’une propagande écrite sur des thèmes généraux. Bien entendu, lors d’actions importantes, chaque groupe politique qui en fait l’analyse dans son journal, a tendance à dire que seule sa méthode est bonne.
André. — Que pensent les anarchistes et les « non‑violents » de Vinoba ? Il me semble que les Anglais peuvent plus facilement capter la tradition gandhienne à cause de la langue.
Jack. — Actuellement, je crois que le mouvement anarchiste anglais connaît davantage l’action de César Chavez, à propos des raisins de Californie, parce que la grande presse en a parlé. En ce qui concerne le mouvement non violent, j’ai un peu perdu le contact avec lui ces deux dernières années. Je sais cependant qu’une information se fait par l’intermédiaire du journal du mouvement Bhoudan, « Sarvodaya », par « Peace News » et aussi par la présence de Satish Kumar qui a organisé l’école de non‑violence à Londres. En dehors de ceux qui lisent régulièrement ces journaux, il y a peu de gens qui connaissent l’action de Vinoba. Maintenant, les gens qui croient à la non‑violence se sont tournés vers les communautés qui sont assez nombreuses. Certaines d’entre elles font un travail intéressant, pour d’autres ce sont simplement des névrosés qui vivent ensemble.
Anita. — La pratique de la non‑violence en Angleterre se fait donc plus au niveau d’une recherche personnelle que sur le plan social et politique ?
Jack. — Avec la croissance du mouvement étudiant socialiste qui dénonce vigoureusement la non‑violence, les individus qui prônaient celle‑ci ont dû s’orienter vers la recherche d’une théorie permettant l’implantation d’une société libertaire. Ceci en partant de l’analyse de la situation telle qu’elle est apparue lors des campagnes d’actions sociales. Ils ont alors délaissé les manifestations de type Vietnam ou désarmement nucléaire.
Il faut également tenir compte de l’influence hippie, qui remonte à deux ans environ, avec la création de journaux, comme « International Times » (« It ») et « Oz ». En conséquence, il semble que les « non‑violents » se soient repliés sur eux‑mêmes.
La plupart ont abandonné le mouvement anarchiste bien qu’ils ne croient pas aux formes d’organisation autoritaires. Ils ont alors commencé à créer des communautés sans faire référence à une théorie particulière, semble‑t‑il. Dans le même temps, leur intérêt pour les réalisations en cours ailleurs, notamment en Inde, décroît.
Anita. — Le mouvement non violent anglais a donc éclaté en plusieurs groupes qui font soit des actions spécifiques (apartheid, Gitans, etc.) soit des recherches communautaires. Existe‑t‑il une liaison entre ces groupes ?
Jack. — Une certaine information réciproque se fait par l’intermédiaire de certains journaux (« Peace News », « It », « Oz », « Freedom », le journal du mouvement communautaire : « Bit » ). Une liaison non structurée se fait par l’intermédiaire d’individus appartenant à plusieurs groupes. Le centre « Agit‑prop » a une fonction de liaison dans la mesure où il diffuse des informations sur les actions en cours.
Un groupe local : Manchester
André. — Il me semble que nous sommes arrivés à une sorte de conclusion. Peut‑être pouvons-nous maintenant aborder le problème de votre groupe ?
Jack. — Le groupe de Manchester a toujours eu la réputation d’être un groupe anarcho-syndicaliste. Il est très concerné par les problèmes de l’industrie locale. Contrairement à certains groupes désireux de s’engager dans des actions mais incapables de s’organiser en conséquence, le groupe de Manchester a la chance d’avoir quelques personnes compétentes sur le plan de l’organisation. Nous avons néanmoins quelques problèmes concernant notre situation locale et des problèmes internes. Manchester est une très grande ville, la troisième de l’Angleterre, je crois. Vu la dispersion géographique des membres du groupe, leurs professions diverses et de nombreux centres d’intérêt différents, le groupe en tant que tel n’est pas intégré à la collectivité (quartier). Cependant, plusieurs de ses membres sont également engagés dans leur milieu professionnel.
Je crois que la meilleure façon d’engager une action c’est qu’un individu en prenne la responsabilité. Il expose son problème devant le groupe en étant lui-même décidé à s’y engager. Ceux qui sont d’accord avec son idée le rejoignent.
Janet. — Il y a aussi des problèmes pratiques quant au lieu de réunion. Nous avions l’habitude de nous réunir le soir dans un bistrot. Mais en général nous étions très fatigués et la discussion dégénérait très rapidement. Maintenant, nous nous réunissons le dimanche après‑midi.
André. — Il y a combien de personnes dans votre groupe ?
Jack. — Une douzaine qui sont actifs.
Janet. — C’est impossible à dire. En cas d’actions importantes, nous pouvons réunir une cinquantaine de jeunes gens. Il y a aussi ceux qui font la navette entre notre groupe et celui de « Solidarity ».
Jack. — Il y a aussi des problèmes de personnalités et de divergences théoriques. Nous avons essayé d’y pallier en publiant un bulletin où chacun peut s’exprimer librement. Maintenant, nous allons essayer de voir le rôle de la réunion dans notre groupe.
Janet. — Oui, parce que ces réunions ne jouaient aucun rôle. Toutes les discussions importantes se tenaient entre les individus d’une façon informelle.
Jack. — Ceci est important parce que la théorie anarchiste veut que les décisions d’un groupe soient prises en commun pendant les réunions. Pour nous, cela n’a pas toujours été le cas : Il est souvent arrivé qu’une initiative individuelle soit prise en ce qui concerne nos activités, sans discussions préalables soit pour le bulletin ou la propagande.
Une des fonctions de la réunion du groupe était d’organiser les actions. Cela amenait souvent des discussions interminables sur des petits détails pratiques. Un jour, nous avons discuté pendant quarante minutes du lieu de rassemblement d’une manifestation. Le niveau de la discussion n’était vraiment pas très élevé ! Beaucoup de petits détails qui auraient pu être réglés par quelques‑uns nous empêchaient, en fait, de discuter de problèmes majeurs. Les réunions devinrent ennuyeuses et il était difficile d’attirer de nouvelles personnes.
Janet. — Lorsque la structure d’un groupe n’est pas autoritaire il est difficile de faire taire les gens.
Jack. — Nous avons alors essayé de traiter des problèmes pratiques dans la première partie de la réunion et ensuite d’avoir une discussion plus théorique.
André. — Ce groupe est sans structures ?
Jack. — Nous éprouvons quelquefois le besoin d’avoir un président de séance lorsque les discussions deviennent trop confuses.
Janet. — À ce moment‑là, on discute sur l’utilité d’avoir un président ou non.
Jack. — Nous devons donc tirer les principes d’organisation de notre pratique libertaire et non pas d’une théorie a priori. Dans la théorie anarchiste, l’organisation doit nous aider à mieux aborder les problèmes. Elle ne doit pas exister pour elle‑même. Lorsque Janet travaille au syndicat des professeurs elle peut aborder les problèmes de l’enseignement de l’intérieur étant elle-même directement concernée.
Par contre, quand le groupe de Manchester s’attaque à un problème comme celui des Gitans ou du chômage, il le fait en tant que groupe extérieur aux personnes concernées ce qui nous met dans une position fausse.
André. — Dans le mouvement anarchiste international, quelles sont vos références ? Par exemple, quand vous parlez des anarchistes français, de qui parlez-vous ? De « Noir et Rouge », de la Fédération anarchiste (FA), de Cohn‑Bendit ?
Jack. — On se réfère aux gens qu’on connaît personnellement. Certains d’entre nous lisent des journaux étrangers.
André. — Qu’est‑ce que vous lisez comme journaux ?
Jack. — Nous lisons de temps en temps « ICO»(« Informations Correspondance Ouvrières »), « IWW » (le journal de l’International Workers of the World), des brochures américaines et aussi dans « Freedom » les colonnes consacrées aux événements de différents pays. Nous avons également lu le livre de Cohn‑Bendit. Les relations internationales sont donc très informelles. Nous nous méfions en général des gens qui prétendent incarner le mouvement anarchiste d’un pays.
Patrice. — Il me semble que les anarchistes anglais d’une façon générale ont une attitude empirique et essentiellement pragmatique face à leurs problèmes. Ils essayent d’avancer sans idées préconçues.
Anita. — Votre groupe est donc basé essentiellement sur l’action directe et sociale. Vous ne faites jamais de recherches théoriques ?
Janet. — Si, mais individuellement ou par groupe de deux ou trois personnes.
Anita. — L’absence de bases théoriques chez ces jeunes n’amène‑t‑elle pas un besoin d’approfondissement ?
Patrice. — On ne peut pas dire qu’ils n’ont pas de théorie. Ils ont des bases minimales et surtout une pratique.
Janet. — En général, les Anglais ont une attitude empirique.
Jack. — Dans nos relations avec les autres groupuscules, les discussions portent souvent sur les mêmes problèmes (Cronstadt, etc.). Par exemple : avec les maoïstes la controverse porte souvent sur leur attitude envers le culte de Mao. En ce qui concerne les trotskystes, il y a un hiatus entre les soviets libres prônés par Trotsky et leur attitude autoritaire actuelle. En fait, il n’y a pas de définition précise d’un anarchiste. On le reconnaît à son attitude antiautoritaire. On apprend à se reconnaître intuitivement et non pas sur la base d’une confrontation de nos analyses respectives (rôle de l’État, etc.). Ceci est mon opinion personnelle. Il est certain que d’autres anarchistes ont une démarche plus scientifique. J’ai tendance à être assez subjectif dans mon approche.
Patrice. — Est‑ce que vous pourriez définir les groupes « Solidarity » ?
Jack. – « Solidarity » a été créée dans les années 60 par certaines personnes déçues par la « Socialist Labour League » et par d’anciens membres du Comité des 100. Ils sont partis sur des bases d’organisation libertaire en réaction contre la façon dont fonctionnait la SLL. Leur forme d’organisation et le travail aussi bien théorique que pratique qu’ils ont fourni leur a valu d’attirer pas mal de gens.
Janet. — « Solidarity » est donc essentiellement une organisation socialiste libertaire. Les « solidaristes » se considèrent tous comme marxistes mais de tendances différentes. Ils ne se bornent pas à faire une analyse économique de la société, mais, comme les anarchistes, ils ont tendance à s’intéresser aussi aux relations humaines, à la vie quotidienne, à la « culture » ainsi qu’aux problèmes auxquels sont confrontées les minorités, les Gitans, etc. Ils essayent de sensibiliser les gens non seulement sur des questions matérielles (grèves pour augmentation de salaire), mais aussi sur des problèmes plus abstraits comme la prise en main de leur propre existence. C’est probablement cela le véritable but de « Solidarity ».
Jack. — Dans son livre, « les Anarchistes », James Joll insiste sur le fait que la différence entre les anarchistes et les marxistes ne se situe pas tellement au niveau théorique bien que le débat porte en général sur une opposition entre les autoritaires et les libertaires. Ce débat cache en fait une grande différence de mentalité et de personnalité. De ce point de vue, les « solidaristes » sont profondément marxistes. Malgré cela, ce sont certainement des marxistes libertaires et dans certains cas, en ce qui concerne leur organisation interne (groupes autonomes), ils sont probablement plus libertaires que certains anarchistes de ma connaissance.
Bien que nous coopérions avec les « solidaristes », dans l’action, une certaine méfiance réciproque persiste entre certains d’entre eux et les anarchistes. Cela vient en partie du fait que dans le journal « Solidarity », ils reprennent les mêmes critiques mesquines formulées depuis toujours contre les anarchistes (anarchie = chaos).
Beaucoup de marxistes semblent avoir une peur panique de l’anarchisme. Lors d’une discussion avec un marxiste, si certaines analyses concordent, celui‑ci a tendance à battre en retraite et à se défendre d’avoir quoi que ce soit de commun avec les anarchistes.
Janet. — Dans le groupe « Solidarity » de Manchester, on trouve quelques individus, militants du mouvement ouvrier depuis des années, qui croient encore en certaines institutions petites-bourgeoises (la famille, etc.). Ceux‑ci pensent, d’une part, que les anarchistes veulent trop détruire et, d’autre part, qu’ils ne sont qu’une bande de jeunes chevelus, étudiants ou chômeurs pour la plupart, extérieurs au mouvement ouvrier. C’est un préjugé commun à certains « solidaristes ».
Commentaire
Après avoir lu ce texte, il vient à l’idée de tout un chacun un certain nombre de remarques. Celles‑ci pourraient être le début d’un travail de recherche intéressant à mener. Il ressort, d’après ce que dit Jack, que le mouvement anarchiste renaît après l’échec et l’extinction des mouvements pacifistes et non violents (Campaign for nuclear disarmement, Comité des 100).
1. Cela concerne‑t‑il aussi les mouvements autoritaires, trotskystes ou autres ?
2. S’il semble y avoir eu similitude de situation, pour la renaissance du mouvement révolutionnaire, avec les Etats‑Unis, quelles sont les causes qui ont amené le mouvement révolutionnaire à disparaître après la guerre, en Angleterre ?
3. Comparaison entre les mouvements pacifistes, non violents américains et anglais, non pas tant sur leur méthode d’action, mais sur leur dépérissement : Nos camarades anglais opposent leur pragmatisme à la théorisation des anarchistes français. Qu’en est‑il en fait ? S’il est certain que les vieilles barbes anarchistes sont très fortes sur ce point‑là, on ne peut pas le reprocher aux nouveaux venus dans le mouvement (qui sont d’ailleurs majoritaires) et qui, eux, mélangent joyeusement tout. Souvent, il semble que les débats qui opposent les anarchistes français sont des justifications a posteriori et des références à des actions passées ; la théorisation des actions en cours étant pratiquement inexistante.
Plusieurs types d’action ont été menés par des groupes non violents (Gitans, sans‑logis, chômeurs). S’il est certain que la façon dont les choses se sont passées peut être intéressante, je pense qu’un effort devrait être fait pour savoir comment ces actions se sont terminées. En effet, le problème qui se pose est celui de « l’après ». Dans notre numéro sur la révolution non violente, nous parlions de la nécessité de base de repli après les actions, pour éviter la démoralisation et la dispersion ( ANV, n° 22, p.21 ).
Enfin, pour finir, il faut relever, d’une façon nette, l’emploi juxtaposé des mots « croire » et « lutte de classe ». « Les uns croyaient au ciel, les autres n’y croyaient pas. » Sommes‑nous réduits à ce choix ? On peut ramener la situation à un schéma très simple : Sont contre les luttes de classes ceux qui sont au pouvoir : patrons, curés et gouvernants ; sont pour les luttes de classes les idéologues de tout bord et les partis d’avant‑garde. Le reste vit la lutte de classes d’une façon plus ou moins consciente, donc d’une façon plus ou moins combative selon l’endroit et le moment. Je pense qu’il ne faut pas se leurrer : les luttes de classes sont. Qu’on le veuille ou non. Ce qui est important n’est pas de savoir si la non‑violence c’est ou ce n’est pas de la lutte de classes, mais de savoir où se situent ceux qui s’en réclament.
Voilà beaucoup de travail sur la planche. Pour la forme, je ferai un appel aux lecteurs qu’un de ces points intéresserait, on pourrait collaborer, non ?
Pierre Sommermeyer