La Presse Anarchiste

Mais pourquoi ai-je la migraine ?

La lutte anar­chiste et non vio­lente de tous les jours, si elle pré­sente des avan­tages pour notre com­pré­hen­sion des pro­blèmes ren­con­trés face à l’exploitation de l’homme par l’homme, dans la mesure où nous ne nous cou­pons pas des pro­blèmes des gens et où nous les vivons comme eux, cette lutte a pour­tant un incon­vé­nient majeur.

Dans les dis­cus­sions, les prises à par­tie, les pro­vo­ca­tions que nous sus­ci­tons, nous en arri­vons vite à une attaque de la psy­cho­lo­gie de
l’interlocuteur en pas­sant par le déman­tè­le­ment de sa propre vie.

Je com­mence à trou­ver ce pro­ces­sus inévi­table mais dégueu­lasse dans la mesure où nous n’avons pas nous‑mêmes chan­gé notre propre vie de façon à démon­trer que ce que nous disons est réa­li­sable et de don­ner, à l’interlocuteur, la pos­si­bi­li­té d’entrevoir, de façon concrète, une par­tie de ce qu’il pour­rait réa­li­ser lui‑même ; alors que nous le pro­je­tons le nez dans sa merde ne lui lais­sant plus pour hori­zon que cette merde ; ce qui l’amène soit à patau­ger dedans comme fina­le­ment beau­coup d’entre nous, soit, pour conti­nuer à vivre et par ins­tinct de conser­va­tion, à nous éli­mi­ner de ses pen­sées et à ne plus nous entendre (cha­cun d’entre nous a enten­du par­ler du Tchad, de la ségré­ga­tion raciale, de la bru­ta­li­té poli­cière, de Daniel Bro­chier, pour­tant un tas de gens ne savent pas. Pour­tant l’information leur est par­ve­nue. Ils n’ont pas enten­du). Ceci m’apparaît comme une façon de sur­vivre dans cette société.

En tant que tra­vailleur manuel, je ne suis pas habi­tué à éla­bo­rer un rai­son­ne­ment à par­tir de l’abstrait, mais je rai­sonne dans l’instant pré­sent, plus ou moins rapi­de­ment, ce qui a pour effet dans une réunion, en vou­lant suivre les expo­sés de ne pas pou­voir don­ner d’avis n’ayant pas le temps de l’élaborer suf­fi­sam­ment, soit de ten­ter l’élaboration et ain­si de perdre le fil de l’exposé, fina­le­ment de me taire puisque ce que je pour­rais dire arrive trop tard où encore de le dire à contre­temps, ce qui entraîne par­fois une remise en cause de ce qui parais­sait établi.

Sur les ori­gines de cet état de fait, je pro­pose comme ana­lyse ce qui suit :

Le manuel tire son expé­rience de situa­tions vécues par lui jour­nel­le­ment, et cette façon de vivre et de pen­ser pro­voque des émo­tions sen­so­rielles qui se tra­duisent par un désir d’action contre toutes les choses astrei­gnantes, avi­lis­santes, abru­tis­santes, emmer­dantes. Ses moyens d’expression et de pro­gres­sion sont donc d’abord physiques.

L’intellectuel, par l’analyse d’expériences vécues un peu par lui et beau­coup par un tas d’autres, engendre une expé­rience per­son­nelle abs­traite (non trans­mis­sible à qui ne prend pas le temps de faire la même ana­lyse et à qui ne pos­sède pas la somme d’informations suffi­santes pour en tirer des conclu­sions). Cette expé­rience intel­lec­tuelle se tra­duit par une façon éla­bo­rée et appro­fon­die dans son mode d’ex­pression « la parole, l’écrit ».

Si ce rai­son­ne­ment est juste, il est donc plus facile à un intel­lec­tuel de tra­vailler sur papier un sujet, un sys­tème social, une action, d’approfondir une façon de voir, de se dépas­ser lui‑même, ayant tou­jours, il me semble, un cer­tain recul vis‑à‑vis du vécu, alors que pour d’au­tres, rai­son­nant au niveau sen­so­riel, ner­veux, l’approfondissement se fait par le vécu, d’où ce grand et pro­fond désir d’action sur sa propre vie car c’est par l’action que nous dépas­se­rons notre pro­blème, de même que c’est par un chan­ge­ment de notre vie vers ce que nous dési­rons que notre pro­blème trou­ve­ra sa solu­tion. A un cer­tain niveau, la mise en pra­tique à une échelle, aus­si réduite soit‑elle, devient néces­saire à notre équi­libre. On ne peut pas tou­jours vivre en contradiction.

À force d’accumulation de mon impuis­sance et ne pou­vant me satis­faire de conclu­sions intel­lec­tuelles et d’analyses abs­traites, arri­vé à un point où les choses sont res­sen­ties au niveau de l’épiderme, sous peine de som­brer dans des réac­tions à carac­tère défou­lant et de re­tomber « plaf » comme un pavé, il me faut entre­prendre des actions capables de me lais­ser entre­voir autre chose que mon propre écœurement.

Les solu­tions indi­vi­duelles nous menant petit à petit à un iso­le­ment total, je serais for­te­ment inté­res­sé par une recherche sur les moyens de créer tout de suite un embryon de socié­té autogérée.

Cet embryon s’inscrirait comme seconde par­tie d’un pro­ces­sus révo­lu­tion­naire. La pre­mière par­tie étant déjà enta­mée depuis trop long­temps et demande à être dépas­sée : je pense à la réac­tion vis‑à‑vis de l’oppresseur.

Comme seconde étape, il fau­drait trou­ver le joint pour pour­suivre ce qui a été entre­pris avec le refus de l’armée ; c’est‑à‑dire le refus de par­ti­ci­per. Ceci est beau­coup plus dif­fi­cile. Il ne suf­fit plus de dire non, il faut créer une manière de socié­té paral­lèle avec des struc­tures éco­no­miques et une façon de vivre qui refuse tout com­pro­mis et ne contre­dise pas l’esprit du mouvement.

Pour cela il faut admettre dès le départ la réduc­tion de nos besoins. Je pense que, même si cer­tains côtés du confort maté­riel nous sont un dû, le prix qu’il nous faut payer est inac­cep­table (abru­tis­se­ment devant les chaînes, com­pro­mis­sion avec la bour­geoi­sie, traites en fin de mois, heures sup­plé­men­taires, intoxi­ca­tion publi­ci­taire, dépersonnalisation).

La créa­tion d’une telle col­lec­ti­vi­té, avec le sou­ci de ne pas être repliée sur elle‑même, aurait à mon sens deux avantages :

  1. De per­mettre à ses par­ti­ci­pants, en fai­sant cette expé­rience, d’en faire l’analyse à par­tir de ce qu’ils vivront eux‑mêmes et d’en tirer, sinon des conclu­sions, du moins un enseignement.
  2. Dans leurs rap­ports avec l’extérieur de pro­vo­quer une réflexion « peut‑être révolutionnaire ».

Quant à la non‑violence, si cer­tains la res­sentent comme une méthode d’action, je la res­sens, pour ma part, comme un état d’esprit.

Il ne m’est jamais appa­ru au cours des expé­riences que j’ai pu avoir, qu’il me fal­lait faire un choix entre la vio­lence et la non‑violence (il est pos­sible que né sous d’autres cieux j’aurais eu un état d’esprit différent).

Je me demande si la vio­lence qui se veut action n’est pas seule­ment qu’une réac­tion. Cha­cun se défoule et rentre se reposer.

La non‑violence se doit d’être active.

La réflexion qu’elle sus­cite peut engen­drer un vaste mou­ve­ment de libé­ra­tion consciente. Pour cela il faut l’envisager comme une façon de vivre et non de réagir ou de se protéger.

Ne pou­vant vivre tota­le­ment comme nous le dési­rons, il nous faut donc avoir une action.

Cette action ne doit pas seule­ment se faire connaître en période de crise, où elle devient réac­tion, mais avoir lieu par­tout, à tout ins­tant, avec suf­fi­sam­ment d’ampleur pour fina­le­ment créer un climat.

Pour que ceci se fasse, il devient indis­pen­sable de chan­ger notre mode de vie. La vie dans une entre­prise ne nous laisse pas suf­fi­sam­ment de temps pour être disponible.

Si ce que je dis ici est res­sen­ti par d’autres, serait‑il pos­sible d’organiser, dans un pre­mier temps, une étude éco­no­mique sur dif­fé­rentes façons d’y par­ve­nir ? Et en uti­li­ser une qui soit anar­chiste non violente.

Se pose­ra alors le pro­blème de la pro­prié­té. Qui sera pro­prié­taire si achat il y a ? Ne serait‑il pas pos­sible, paral­lè­le­ment à la col­lec­ti­vi­té de créer un orga­nisme pro­prié­taire des biens ? Puisque l’Etat va for­cé­ment nous entra­ver pour peu que nous arri­vions à être consé­quents, il nous faut pré­voir notre défense (de la durée dépend aus­si la réus­site). La sai­sie étant un bon moyen de mater cer­taines actions (refus de l’impôt), n’étant pas pro­prié­taires, il lui fau­dra donc s’attaquer plus direc­te­ment aux per­sonnes phy­siques ? Et puis, la pro­prié­té n’est guère anar­chiste. Les moyens de pro­duc­tion res­te­raient donc à la dis­po­si­tion d’autres cama­rades. La bour­geoi­sie a bien dû pondre une loi pour se pro­té­ger de la mau­vaise ges­tion de ses éta­blis­se­ments confiés à des gérants. Profitons‑en.

Ouvrons la porte à la création.

Alain Depoor­ter

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