1. Historique
En 1955, divers groupes et camarades, la plupart après une décevante expérience et leur départ d’une Fédération anarchiste transformée en décembre 1953 en Fédération communiste libertaire (FCL) aboutissant à une sorte de parti plus trotskyste que libertaire qui devait se suicider politiquement après le summum de la participation aux élections législatives de 1956, décidaient de se regrouper. Ils créaient les Groupes anarchistes d’action révolutionnaire (GAAR) en novembre 1955 (« NR » 46, p. 21). Les GAAR lancent la revue « Noir et Rouge » en mars 1956.
La revue représente l’activité principale de ces groupes, qui sont aussi engagés dans la lutte contre la guerre d’Algérie. La tentative de constituer une organisation anarchiste‑communiste spécifique échoue, et en 1961 certains camarades entrent à la Fédération anarchiste actuelle pour y constituer l’Union des groupes anarchistes‑communistes (UGAC) d’abord tendance au sein de la FA (elle en sortira quelques années plus tard), tandis que les autres constituent le groupe « Noir et Rouge » pour continuer la revue.
À la Pentecôte 1967 se produit une scission au congrès de la FA et plusieurs exclus rejoignent NR qui se transforme alors en Groupe non‑groupe (GNG) L’élargissement ressenti comme nécessaire se concrétise par l’arrivée de nouveaux camarades et en tant que vision politique (apport des groupes de province et des étudiants parisiens en particulier); le GNG veut faire éclater la classique notion de groupe, montrer qu’une nouvelle forme d’organisation est possible, où discussion, rotation des tâches peuvent et doivent être envisagées et réglées collectivement. L’application pratique de ces idées se fait dans le Mouvement du 22 mars ; en même temps, en mai 1968, le GNG « explose » en différentes activités et ne se regroupe qu’à fin 1968, en ayant « subi le contre‑coup » des événements. Pendant deux ans la revue est reprise, et le groupe NR cherche une nouvelle structure : commissions de travail, fédérations de groupes, rapprochement avec ICO (Informations, Correspondance ouvrières) pour se saborder enfin en été 1970.
2. Groupe « Noir et Rouge »
Au départ, c’est un groupe de travail affinitaire possédant un acquis commun, et centré sur Paris.
Dans la revue, le groupe s’exprime peu sur lui‑même, sauf dans les n°1, 19, 28 et dans le dernier numéro, en juin 1970. Cela signifie‑t‑il qu’il n’y a pas de recherche de compréhension de la vie intérieure du groupe ?
Vis‑à‑vis de l’extérieur, il se situe assez fréquemment par rapport aux autres tendances du mouvement anarchiste (FA, UGAC, etc). La participation des camarades de NR aux campings internationaux est importante pour la diffusion de leurs idées auprès de la frange jeune du mouvement, et leur implantation en milieu étudiant favorisée aussi par le caractère théorique et l’ouverture de la revue. Après 1968, cependant, ils ressentent « une séparation apparente manuels et étudiants qui correspond presque, de plus, à une séparation vieux et jeunes » (n°46, p. 5).
Invitant à la réunion qui devait décider la fin de la revue (et du groupe), des camarades écrivent (n°46, p. 4):
« Nous ne savons plus très bien pourquoi nous sommes ensemble et vers quoi nous allons. Présupposés éthiques chez les uns, économiques chez les autres se mêlent et ajoutent à la confusion. Exemple de cette confusion : lors des toutes dernières réunions, un camarade pense qu’il faut avant tout étudier les classes, sinon nous merdouillerons sur tout le reste et ne saurons nous définir en vue de l’action et de la réflexion, nous donner des perspectives. Or nous n’avons jamais pu étudier à fond certains problèmes parce que les réunions du groupe nous amènent à chaque fois leur lot de petites actions à entreprendre et à discuter, dictées par l’actualité, avec les problèmes de la solidarité sous leurs diverses formes, etc. C’est donc aussi une question de temps, mais la question reste : sommes‑nous d’abord un groupe d’action ou de réflexion, ou éditeur, ou tout ça ensemble ? Le groupe n’était‑il destiné à être qu’un carrefour, où informations, actions diverses seraient confrontées, où des copains de passage ou de province viennent prendre contact comme à une sorte de permanence puisque on sait que “NR est là”…»
Ces difficultés sont apparues surtout après les événements de Mai, où le groupe fut confronté à une pratique quotidienne nécessaire, et dut abandonner temporairement la théorie. En même temps, NR avait un grand prestige (« la bande à Cohn‑Bendit ») auprès de ceux qui vivaient Mai et devenait une sorte de mythe à cause du décalage entre ce prestige et la réalité du groupe. Beaucoup de nouveaux voulaient adhérer à une organisation qui n’existait pas, et le groupe se cherchait de nouvelles structures, plus décentralisées, plus diversifiées, prenant aussi des contacts plus étroits avec ICO. Ces nouvelles structures ne purent être mises sur pied à cause du manque de rotation des tâches (fabrication revue, fichier, correspondance, etc.), d’une certaine fatigue du « noyau », des difficultés de relations entre Paris et la province.
Le projet de réorganisation de NR achoppera sur le dilemme : réflexion théorique à « donner en marchandise aux lecteurs consommateurs » ou poursuite de l’action sans retomber dans le militantisme classique. Le dernier acte public du groupe est le numéro 46 et dernier de la revue, « annonçant publiquement notre situation et démystifiant pour une fois (la première et la dernière) notre groupe et notre revue » (n°46, p. 5).
Nous avons déjà signalé l’importance de ce numéro, tant par l’information et les éléments historiques qu’il contient que par l’honnêteté de la réflexion et la généralité de ses autocritiques.
3. Revue « Noir et Rouge »
Il est clair que le groupe qui la fait ne se distingue pas de la revue produite ; mais nous avons essayé de séparer ce qui constitue la vie du groupe du contenu de la revue, uniquement pour faciliter la lecture. « Noir et Rouge » est un moyen d’expression politique se « situant sur le plan de la recherche, des études, de la documentation sur l’anarchisme » (NR 28); ajoutons‑y la critique.
NR ne présente pas de plate‑forme ou de manifeste parce que « nous ne croyons pas aux bibles révélées et immuables. Nous croyons plus réaliste, plus constructif et aussi plus anarchiste de mettre perpétuellement au point un bulletin idéologique » (NR 1). Malgré cela, la revue se place résolument dans le courant anarchiste‑communiste (jusqu’en 1967, elle s’intitulera d’ailleurs « Cahiers d’études anarchistes‑communistes »).
NR s’est attaché surtout à clarifier plusieurs problèmes, comme par exemple : racisme, lutte de classes, lutte anticléricale, franc‑maçonnerie, individualisme, planning familial, collectivisations en Israël, en Espagne, en Yougoslavie. Jusqu’en 1967, c’est surtout au travers d’éléments historiques que NR a abordé de manière scientifique la critique du marxisme ; par la suite, la frange étudiante donnera plus d’importance aux analyses marxistes dans le domaine économique (matérialisme, critique de l’URSS, situation française, etc.) et dans le domaine social (ex.: problème de la division du travail, critique des sciences humaines, etc.). L’influence de l’Internationale situationniste, (« De la misère en milieu étudiant », 1966 ; livres de Debord et de Vaneigem en 1967) introduit de nouveaux concepts, une critique du militantisme classique, de nouvelles méthodes d’action, un nouveau langage plus ou moins intégré. Mais, après Mai, la tentative de reproduire le dépassement de l’opposition entre anarchisme et marxisme échoue : ce qui avait été une réalité ne trouve pas (ou pas encore) son explication et sa justification théoriques. L’intérêt se porte alors vers les conseillistes, Pannekoek et autres.
Bien que certains pensent que « l’anarchisme est un frein au développement de nos activités à l’heure actuelle » (NR 46, p. 6), l’anarchisme est une constante dans la recherche de NR et sa critique même doit le revaloriser : « Un anarchisme qui se définit non seulement comme une conception humaniste, individualiste, philosophique et éthique, mais aussi organisationnelle, sociale, économique, collectiviste et prolétarienne » (NR 28, 1964).
(Voir annexe I : « Idées comme ça ».)