De ce fait, la DC prit la part la plus grosse au sein des Ets Bud Antle et devint son propre client. Elle s’achète les emballages pour les laitues et les pesticides pour combattre les parasites. À ce sujet, on peut se demander si ce dernier produit n’a pas été expérimenté d’abord au Vietnam. La DC a, en effet, une spécialité autre que la salade : elle fabriqué le napalm utilisé au Vietnam. Le cercle est bouclé. Le slogan « Chicanos‑Vietcong, même combat » est sans aucun doute fondé.
Instruit de la façon dont les patrons du raisin avaient été amenés à reculer devant Chavez et ses camarades, le trust Dow Antle, le 6 octobre, obtient un arrêté interdisant toute grève des récoltes ainsi que le boycottage de la laitue par les consommateurs. Évidemment les avocats de l’UFWOC avertirent que cet arrêté était illégal et firent appel.
À l’audience du tribunal où il s’agissait de déclarer la plainte recevable ou non, le juge dit qu’il suspendrait l’arrêté à condition que l’UFWOC dépose une caution de 2.750.000 dollars. Toutes les assurances sur la vie des grévistes n’approchaient même pas ce montant. Alors les sympathisants de Chavez organisèrent des manifestations contre l’exploitation par la DC des travailleurs agricoles, aussi bien à Seattle qu’à Washington. Sur quoi Bud Antle lui‑même téléphona au bureau de l’UFWOC disant : « Laissez de côté la Dow Chemical, sinon vous aurez beaucoup d’ennuis ! »
Le 20 novembre, Chavez envoya un télégramme à la DC afin de pouvoir, au cours d’une réunion, discuter des conditions de travail des ouvriers saisonniers. Il se heurta à une fin de non‑recevoir. Néanmoins, le 23 novembre, Chavez était inculpé pour viol de l’arrêté et emmené au poste. Après six heures d’interrogatoire il paraissait devant le tribunal. Condamné, il était libéré deux mois plus tard, bien que l’inculpation tint toujours. Sur cette situation se greffe un problème de rivalité syndicale. Le concurrent direct de l’UFWOC de Chavez est la Teamster Union (syndicat des transporteurs). Ce dernier est bien connu comme étant un syndicat contrôlé de sa prison par le maffiosi Jim Hoffa. La TU pour s’agrandir avait de curieuses pratiques : non contente de syndiquer les camionneurs eux‑mêmes, ceux qui chargeaient les camions étaient contraints de faire de même ainsi que ceux qui préparaient les chargements et ainsi de suite, jusqu’aux travailleurs mexicains qui récoltaient la salade. En leur nom à tous, la TU signait des contrats amicaux avec les patrons de l’agribusiness, ne prévoyant pas de grèves mais une petite augmentation. Il semble d’ailleurs que les bonzes de la TU n’allaient pas voir sur place si la seconde partie du contrat était respectée.
En 1969, après avoir gagné la bataille du raisin, Chavez entama celle de la salade. La grève commença à Salinas. Apprenant que les travailleurs de Bud Antle étaient inscrits à la Teamster Union, César Chavez leur conseilla de ne pas entrer en grève. Il craignait que la TU ne se saisisse de l’occasion pour essayer d’abattre l’UFWOC. Les travailleurs de Bud Antle ne le suivirent pas dans ce raisonnement et arrêtèrent le travail.
Nous dirons ici que Chavez se fit déborder par sa gauche. La riposte de la TU fut d’organiser la vente de salades elle‑même. Au lieu de la marque originale, il y avait écrit « laitue syndicale » avec le symbole de la TU, chevaux sur fond de bannières étoilées. Grâce à la vigilance des sympathisants de l’UFWOC, le contre‑boycottage de la TU échoua, et le gouvernement, poussé par la DC acheta les laitues pour l’armée. Ce qui donna lieu à des manifestations devant les bases militaires, auxquelles beaucoup de GI’s participèrent.
C’est de cette façon, concrète, que les travailleurs saisonniers firent le joint avec la lutte contre la guerre d’Indochine. Aujourd’hui, les patrons de l’agribusiness attendent beaucoup du projet de loi déposé au Congrès par le sénateur réactionnaire Murphy, de Californie. Ce projet prévoit tout simplement que les grèves seront interdites au moment des récoltes. C’est comme si les travailleurs de chez Renault n’avaient pas le droit de faire grève quand ils travaillent. L’outrance même du projet ne lui vaut que peu de sympathie. Devant ces difficultés, les patrons essaient de faire passer des « Murphy Bill » locaux. Ils pensent que quand plusieurs États auront adopté ce genre de loi, il passera plus facilement au Congrès.
À ce point on peut se demander quelle est la position politique de l’UFWOC, républicains ou démocrates ? On peut mettre au crédit de Chavez qu’il ne choisit pas entre « la peste et le choléra ». Les candidats démocrates sont beaucoup trop liés avec les grands fermiers pour qu’ils puissent faire illusion. De toute façon, ces politiciens savent que le vrai pouvoir n’est pas détenu par les miséreux de l’UFWOC. Pour contrer l’offensive politique du patronat, l’UFWOC se donnera‑t‑elle un outil politique ? Certains l’espèrent. Un parti politique issu de la classe ouvrière en lutte changerait d’après eux la situation politique américaine. Il semble que ce ne soit qu’un vœu pieux. Qui vivra verra…
Cet article est tiré de deux journaux américains : celui des wobblies, Industrials Worker, organe anarchosyndicaliste, et Worker’s Power, socialiste international, tendance trotskyste. Ces deux journaux ont fait le tour de force de parler de ce conflit sans mentionner une seule fois la non‑violence de Chavez.
P. Sommermeyer