La Presse Anarchiste

L’anarchisme comme morale

Il y a ceux qui découvrent l’anarchisme, et c’est parce qu’ils en ont marre, qu’ils sont en révolte pro­fonde, ins­tinc­tive, dou­lou­reuse contre la vie qu’on leur fait mener, l’obéissance qu’on leur impose, la haine, l’agressivité et la com­pé­ti­tion qui règnent entre les gens. Se révol­ter, d’accord, mais ça ne suf­fit pas : alors on fait la théo­rie de sa pra­tique, on passe de l’individu au col­lec­tif, on devient révo­lu­tion­naire. Si l’on admet ce che­mi­ne­ment, c’est tout l’anarchisme qui repose sur des « pos­tu­lats indi­vi­dua­listes », pour reprendre les termes du bel article de René Furth (ANV 25).

Cela dit, tout le monde ne choi­sit pas le même camp. Le choix que pro­posent les groupes anar­chistes est‑il accep­table ? Au vrai, ceux‑ci devraient refu­ser le « sui­visme », l’aveuglement, le choix irrai­son­né ; ne devraient‑ils pas recher­cher alors l’autonomie, le juge­ment, la cri­tique per­ma­nente ? Mais ils veulent prendre leur place par­mi les grou­pus­cules, et jouer le même jeu : pour ça il faut être beau­coup, crier fort, mili­ter en per­ma­nence, faire le coup de feu (ou le dire), agi­ter des éten­dards. Déjà les cama­rades de feu Noir et Rouge ont dénon­cé une forme de mili­tan­tisme pro­fes­sion­nel. Nous pen­sons que l’anarchisme c’est d’abord un mode de vie, un modèle glo­bal, une morale — n’ayons pas peur du mot —, et que la force du mou­ve­ment vient de la force des indi­vi­dus qui le com­posent, et pas de sa masse (même s’il y a une dif­fé­rence de qua­li­té entre le mou­ve­ment et les indi­vi­dus ; on en par­le­ra plus loin). Si on se borne à entraî­ner des gars dans des manifs ou de l’agitation, on court le risque que le but soit voi­lé par les moyens : la vio­lence, les pavés, le sabo­tage, c’est plus drôle que la construc­tion d’une nou­velle socié­té. Les groupes auto­ri­taires épurent leurs rangs de ceux qui, pour ser­vir la Cause, vont trop loin dans l’esbroufe ou le règle­ment de comptes ; nous pré­fé­rons évi­ter cette tâche désa­gréable et nous défi­nir clai­re­ment à l’avance, pour savoir sur qui comp­ter et ne pas don­ner prise à la pro­vo­ca­tion et à la délation.

La non‑violence est‑elle une idéologie ?

Lorsque nous cri­ti­quons une cer­taine idéo­lo­gie de la vio­lence, ce n’est pas pour la rem­pla­cer par celle de la non‑violence. Sur­tout, nous ne vou­drions pas être pris pour des non‑violents exclu­sifs ! À ceux de l’Arche, de la Récon­ci­lia­tion, aux paci­fistes inté­graux, qui veulent nous récu­pé­rer, nous pré­pa­rons une réponse… Aujourd’hui, essayons de par­ler aux anar­chistes. Ceux‑ci nous tiennent par­fois pour des contre‑révolutionnaires, au mieux pour des huma­nistes ou des individualistes.

Si notre « groupe » en tant que tel ne se rat­tache à aucune ten­dance de l’anarchisme — pas plus à Bon­temps qu’à Leval, pas plus à Joyeux qu’à Cohn‑Bendit —, il ne se referme pas non plus sur lui‑même, et la plu­part d’entre nous sont actifs dans leur région, sur leur lieu de tra­vail, anars avec les anars. La non‑violence, c’est plu­tôt une atti­tude, un des moyens qui nous semblent impor­tants pour atteindre ce but qu’est une socié­té d’anarchie. À ce titre‑là, il n’y a pas de socio­lo­gie ou d’histoire non vio­lente, comme le relève Furth : c’est l’anarchisme qui peut ser­vir à ana­ly­ser, à com­prendre et à trans­for­mer la socié­té dans laquelle nous sommes, ses valeurs et ses conflits [[Jusqu’ici, il faut recon­naître qu’il n’est pas allé beau­coup plus loin qu’au temps de grand‑père Bakou­nine, et que l’on est bien content de se ser­vir d’études mar­xistes ou autres, des concepts d’aliénation, d’exploitation, de lutte de classes…]]. Et c’est parce que nous sommes anar­chistes que nous consi­dé­rons la vio­lence comme une alliée du pou­voir et de la répres­sion. Nous l’avons dit dès le début : nous sommes non vio­lents parce qu’anarchistes.

Et si ça ne saute pas aux yeux, c’est bien parce que nous sommes en pleine recherche, et que nous ne croyons pas pou­voir appor­ter la véri­té sur un petit plateau.

Il s’agit de pré­ci­ser de quelle vio­lence nous par­lons : de celle qui régit les rap­ports sociaux, et les embrume, et qui fait mal ? Là, nous nous trou­vons d’accord avec bien des gens, d’un large éven­tail poli­tique. Ou de l’accoucheuse de l’histoire ? C’est ici qu’on risque la confu­sion : à par­ler de vio­lence et de non‑violence plu­tôt que de révo­lu­tion, on en vient à leur don­ner trop d’importance. La vio­lence, demande Furth, est‑elle un moyen effi­cace, sus­cep­tible d’instaurer des rela­tions libres entre les hommes ? Bien sûr que non ! La vio­lence n’a qu’elle‑même pour but, et ce sont ses uti­li­sa­teurs qui la font ces­ser ou l’orientent vers des fins pré­cises. Ceux qui en font une idéo­lo­gie, pour qui la révo­lu­tion est au bout du pre­mier fusil venu, ils res­semblent à ces enfants qui croient que le nouveau‑né sort du cabas de la sage‑femme. Dans toute révo­lu­tion il y a de la vio­lence, mais elle n’est peut‑être pas tel­le­ment néces­saire (voir à ce sujet l’opinion d’Isaac Deut­scher, ANV 23), et il vaut peut-être mieux la limi­ter qu’en rajou­ter. Parce qu’on n’en sort plus.

D’ailleurs, ce ne sont jamais les révo­lu­tion­naires qui déclenchent la révo­lu­tion, n’est‑ce pas, cama­rades ? [Quand elle éclate, c’est qu’il y a un déca­lage fla­grant entre la conscience des masses et l’incapacité du pou­voir à les gou­ver­ner. C’est que l’État est tel­le­ment malade qu’il n’y a qu’à dévis­ser quelques bou­lons pour qu’il se fra­casse. Vio­lence ? La ques­tion est bien plu­tôt de savoir s’il faut prendre le pou­voir, occu­per la place vacante, ou si on est assez fort pour s’en pas­ser.]] Il fau­drait seule­ment se lever plus sou­vent de bon matin, pour la voir venir, faire plus sou­vent silence, pour l’entendre mur­mu­rer, et tâcher de trou­ver la bonne réponse, le bon che­min. Les avant‑gardes, les mino­ri­tés agis­santes, les milieux libres, les ter­ri­toires libé­rés, ils ne devraient ser­vir qu’à ça. Pré­tendre que « seul un affron­te­ment violent peut déclen­cher un pro­ces­sus » révo­lu­tion­naire, c’est abu­ser du lan­gage, c’est par­ti­ci­per du mythe de la vio­lence ; pris dans cet engre­nage, Sartre va jusqu’à décla­rer que « la grève de la faim est une démarche vio­lente et révo­lu­tion­naire », pour jus­ti­fier cet emprunt aux non‑violents ; or, si la grève de la faim exerce aucune vio­lence, ce n’est jamais que contre les grévistes.

L’action directe

Alors, qu’est‑ce qu’on fait ?

L’important, c’est de ne jamais se satis­faire de ce qu’on a réa­li­sé. Une usine occu­pée, un sta­tut des objec­teurs, une com­mu­nau­té qui marche, une grève de la faim, un article dans une revue, trente mille per­sonnes au Mur des Fédé­rés, c’est bien si ça per­met d’aller plus loin, si ça élar­git les consciences, si ça ne se borne pas à « réveiller les colères pas­sées », mais que ça en fait du bon bois, de bonnes briques. On peut tra­vailler tout seul, dans sa mai­son, dans son usine, dis­cu­ter avec les gens, par­ler aux enfants, avoir un pro­cès et y dire ce qu’on pense. On peut aus­si être beau­coup, faire des grèves, des manifs, des mee­tings. On peut être moins nom­breux, ouvrir une école, ani­mer un quar­tier, vivre en com­mu­nau­té, faire du théâtre, col­ler des affiches. Pour­quoi plu­tôt telle action que telle autre ? L’important, c’est que nous crois­sions et mul­ti­plions, comme disait le fabu­liste. Que les types d’action naissent de la néces­si­té des situa­tions. Les non‑violents aiment bien le dia­logue. Soit. Mais quand ils s’asseyent par terre, quand ils se pré­sentent col­lec­ti­ve­ment et silen­cieu­se­ment aux pro­cès par soli­da­ri­té avec l’accusé, quand ils s’enchaînent devant une pri­son, c’est dif­fi­cile de par­ler avec eux. Une grève de la faim, ça res­semble plus à une pres­sion qu’à un dia­logue. Dans le pre­mier numé­ro d’ANV, quelqu’un écri­vait : « La non-vio­lence n’est pas un refus de la vio­lence, mais une autre forme plus éla­bo­rée de rap­port de forces. » Au début, nous ne savions pas très bien com­ment ça se ferait, nous disions comme le relève Furth qu’il fal­lait subli­mer les colères pas­sées et en faire des actions créa­trices. Main­te­nant nous en sommes moins sûrs : nous ne sommes plus des oppo­sants de prin­cipe au bris de vitres ni des incon­di­tion­nels des com­munes auto­gé­rées (cf. notre cri­tique à « Pour une stra­té­gie de la révo­lu­tion non vio­lente », d’Ebert, ANV 22).

Le groupe, l’histoire

Furth nous classe par­mi les indi­vi­dua­listes anar­chistes. Il est vrai que nous avons tous été influen­cés par E. Armand ; que nous pri­vi­lé­gions volon­tiers les actions indi­vi­duelles ou de petits groupes, de type com­mu­nau­taire. Mais nous ne le sen­tons pas comme un manque, comme une igno­rance des idées col­lec­ti­vistes et com­mu­nistes liber­taires. C’est plu­tôt les com­mu­nistes qui risquent de man­quer l’homme au pro­fit du groupe, d’oublier, dans la socié­té auto­gé­rée, l’autogestion de la vie quotidienne.

« Ce n’est qu’avec beau­coup de pré­ven­tion que l’on admet les mots de liber­té, véri­té, huma­ni­té, et encore, pas au titre d’entités abs­traites, mais limi­tés déter­mi­nés par des objec­tifs comme “pro­lé­ta­rien, socia­liste, point de vue de classe”. La fran­chise, la tolé­rance, l’objectivité conti­nuent à sen­tir le révi­sion­nisme, et passent le plus sou­vent pour de la contre­bande de l’ennemi de classe. » Cette re­marque d’Ernst Fischer [[Ernst Fischer, « À la recherche de la réa­li­té », trad. franç., Paris, Denoël, 1970.]], mar­xiste cri­ti­quant les pays sovié­tiques, ce serait moche de devoir l’appliquer aux anars. On salue la nais­sance d’un socia­lisme humain dans les pays de l’Est, mais on ricane quand ce sont des socia­listes occi­den­taux qui parlent de l’homme. Furth ne tombe certes pas sous le coup de cette cri­tique, mais il nous enferme dans un rôle spé­ci­fique, pou­vant contri­buer sur le plan indi­vi­duel à la for­ma­tion de bons révo­lu­tion­naires, mais dis­tinct de celui des bar­ri­ca­diers mêmes.

Pas d’accord. Pas d’accord non plus sur notre manque de pers­pec­tive his­to­rique. Ou alors, met­tons tous les anars dans le même bain : on s’acharne à répé­ter que Bakou­nine déjà avait pré­vu le bureau­cra­tisme d’État sovié­tique, on confond mar­xisme et par­tis com­mu­nistes, on met tous les impé­ria­listes dans le même paquet, on n’est pas fichus de pro­duire un tra­vail utile et nou­veau sur l’économie de l’Europe occi­den­tale ou de son petit pays à soi, sur les syn­di­cats, sur l’école. On a depuis un siècle des for­mules magiques, incantatoires.

Les États, depuis Bis­marck et Thiers, ils ont acquis des pro­prié­tés dif­fé­rentes. Les écoles, depuis Sébas­tien Faure et Fer­rer, elles ont évo­lué ou empi­ré. Les syn­di­cats, depuis la charte d’Amiens, ils ont un autre rôle et d’autres struc­tures. Sur le rôle de la vio­lence dans l’histoire, on ne peut plus s’en tenir à Engels ou à Sorel. Sur le rôle de l’autorité dans l’histoire, tout reste à dire. Par­fois des cama­rades s’attellent au tra­vail et ana­lysent un aspect de la réa­li­té sociale. Il ne faut pas négli­ger l’importance de ce qui a été entre­pris. Mais le mor­ceau est gros, il n’y a pas que cela à faire.

Les inachèvements de l’anarchisme non violent

L’anarchisme non violent, ça n’existe pas, ça exis­te­ra peut‑être un jour. Nous pen­sons avoir avan­cé un peu dans la recherche : à lire la cri­tique fra­ter­nelle de Furth, nous avons été sur­pris d’y trou­ver une image désuète de notre groupe, image de quand nous nous sen­tions faibles, trop peu nom­breux, en ter­rain maré­ca­geux. Nous avons pris de l’assurance, nous nous sommes sali les mains.

Les groupes anars les plus ouverts, les non‑violents les plus gau­chistes, les com­mu­nau­tés, tous sont en période expé­ri­men­tale, aucun n’a la clef de l’analyse la plus exacte, de la stra­té­gie la meilleure. Le che­min qui nous reste à faire, nous ne voyons pas grand monde nous y précéder.

Et puis, c’est par­fois volon­tiers que nous res­tons sur notre ter­rain, pour ne pas faire du syn­cré­tisme : quand nous emprun­tons des idées, des articles, des expé­riences, nous tâchons de les réin­ven­ter, de les voir d’un œil neuf, de les cri­ti­quer en abso­lue liber­té. Nous sommes encore sur la défen­sive, cet article en est un exemple : que l’on parle des anar­chistes non vio­lents ou des non‑violents, nous avons envie de répondre, sans tou­jours oser explo­rer de nou­veaux champs ou prendre des ini­tia­tives. À savoir si l’anarchisme doit deve­nir un outil d’analyse et de pré­vi­sion uti­li­sable en toutes occa­sions, ou si c’est une per­pé­tuelle invention.

Marie Mar­tin

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