Je suis triste d’entendre vos accusations faites à la presse affirmant que notre syndicat et notre boycottage ont réussi parce que nous avons utilisé des techniques de violence et de terreur. Si ce que vous dites est vrai, j’aurais échoué et je devrais me retirer de la lutte ; mais il vous reste la terrible responsabilité morale, devant Dieu et devant les hommes, de dire ouvertement sur quelles informations vous fondez vos accusations pour que nous puissions immédiatement commencer à réparer nos erreurs. Si jamais, pour une raison quelconque, vous êtes incapable de préciser vos accusations, vous devenez alors responsable d’avoir commis un acte de violence contre nous. Je suis convaincu que comme être humain, vous ne vouliez pas dire ce que vous avez dit, mais que vous avez agi à la hâte, sous la pression de ceux qui ont été chargés d’essayer de contrebalancer l’immense force morale de notre mouvement. Combien de fois, nous‑mêmes, nous ne pouvions à peine retenir notre colère et notre amertume !
Aujourd’hui, Vendredi Saint 1969, nous nous souvenons de la vie et des sacrifices de M.L. King qui se consacrait entièrement à la lutte non violente pour la paix et la justice. Dans sa « lettre de la prison de Birmingham », le docteur King décrit, mieux que je ne pourrais le faire, nos espoirs pour la grève et le boycottage : « L’injustice doit être exposée, malgré toutes les tensions qui en résultent, à la lumière de la conscience humaine et devant l’opinion nationale, avant qu’elle puisse être vaincue. » Pour notre part, nous avons choisi chaque technique et chaque stratégie compatible avec la moralité de notre cause pour dénoncer cette injustice et augmenter la sensibilité de la conscience américaine, afin que les ouvriers agricoles obtiennent sans effusion de sang la reconnaissance de leur propre syndicat et puissent être consultés par leurs employeurs pour tous les problèmes concernant l’agriculture d’affaires. En mentant au sujet de la nature de notre mouvement, M. Barr, vous travaillez contre un changement social non violent. Sans le savoir, peut‑être, vous déchaînez cette autre force que notre syndicat, par la discipline et par l’éducation, s’efforçait d’éviter, cet acte de folie, cette violence insensée qui ne respecte aucune couleur ni aucune classe.
Vous devez comprendre — je dois vous faire comprendre — que les membres de notre mouvement et les centaines de milliers de pauvres et de dépossédés qui ont retrouvé l’espérance par nous sont, avant tout, des êtres humains, ni pires ni meilleurs que ceux de n’importe quelle couche de la société humaine. Nous ne sommes pas des saints parce que nous sommes pauvres, mais nous ne sommes pas non plus pour cela des gens sans moralité. Nous sommes des hommes et des femmes qui avons beaucoup souffert, non seulement à cause de notre terrible pauvreté, mais parce qu’on nous forçait à rester pauvres. La couleur de notre peau, nos langues maternelles, nos origines, le manque d’éducation, l’exclusion du procédé démocratique, le nombre de nos morts dans des guerres récentes, tous ces fardeaux portés par des générations ont failli nous démoraliser et briser notre esprit. Mais Dieu sait que nous ne sommes pas des bêtes de somme, ni des esclaves : nous sommes des hommes. Et retenez bien ceci, monsieur Barr : nous sommes des hommes engagés dans un combat à mort contre l’inhumanité de l’homme envers l’homme dans le secteur de l’industrie que vous représentez. Et cette lutte donne un sens à notre vie et ennoblit notre mort.
Comme vous le savez par expérience, nos grévistes, ici à Delano, et ceux qui nous représentent dans le monde entier sont bien préparés pour ce combat : ils ont subi le feu ; ils ont été enchaînés et emprisonnés ; ils ont été ridiculisés ; ils ont été arrosés de poison insecticide. Mais ils ont appris à ne pas se rendre, à ne pas accepter passivement ni l’injustice ni la mort, à ne pas s’enfuir dans le déshonneur ; mais, au contraire à résister avec une persévérance inépuisable ; à résister non par la loi du talion, mais par celle de l’amour et de la compassion, avec ingénuité et esprit créateur, avec un travail dur pendant de longues heures, avec opiniâtreté, ténacité et patience, avec la prière et le jeûne. Ils n’ont pas été entraînés en un seul mois, ni en une seule année ; au contraire, cette nouvelle saison de vendanges marquera notre quatrième année de grève et nous continuons de faire des projets et de nous préparer pour les années à venir. Le temps accomplit pour les pauvres ce que l’argent fait pour les riches.
Cela ne veut pas dire que nous prétendons avoir réussi partout ou n’avoir commis aucune erreur. Et bien que nous ne sous‑estimions pas nos adversaires, car ce sont eux les riches et les puissants, eux qui possèdent la terre par la violence des structures, nous n’avons pas peur et nous n’évitons pas la confrontation. Nous la souhaitons. Nous la recherchons. Nous savons que notre cause est juste, que l’histoire est l’histoire de la révolution sociale et que les pauvres posséderont la terre.
Une fois de plus, je m’adresse à vous comme représentant de votre industrie et comme homme. Je vous demande de reconnaître notre syndicat et de négocier avec lui avant que la pression économique du boycottage et de la grève ne soit devenue décisive ; mais si vous n’acceptez pas cette proposition, je vous demande de venir au moins discuter avec nous des précautions à prendre pour que notre lutte historique demeure non violente. Je fais cet appel, car, comme un des leaders de notre mouvement non violent, je connais et accepte ma responsabilité d’empêcher, si possible, la destruction de la vie humaine et de la propriété. Pour cette raison, et parce que je connais l’exhortation de Gandhi : « Le jeûne est le dernier recours avant l’épée », en un temps très critique pour notre mouvement, en février 1968, j’ai jeûné pendant vingt‑cinq jours. Je vous répète les principes qui ont été annoncés aux membres du mouvement au commencement de ce jeûne : si la construction de notre syndicat exige la destruction consciente de la vie d’un propriétaire ou de son enfant, d’un ouvrier ou de son enfant, alors je choisis de ne pas voir la naissance de mon syndicat.
Monsieur Barr, permettez‑moi d’être honnête avec vous. Vous devez comprendre ces choses. Nous proposons la non‑violence militante comme moyen de réaliser la révolution sociale et de créer la justice pour notre peuple, mais nous ne sommes pas aveugles et sourds devant les courants désespérés créés par la frustration de l’homme, devant l’impatience et la rage qui se manifestent parmi nous. Gandhi lui‑même avouait que si le choix n’était qu’entre la lâcheté et la violence, il choisirait la violence. Les hommes ne sont pas des anges. Précisément, à cause de ces puissantes émotions humaines, nous nous sommes efforcés de faire participer le peuple à sa propre lutte. La participation et l’autodétermination restent la meilleure expérience de la liberté ; et les hommes libres préfèrent instinctivement le changement démocratique et protègent même les droits qui permettent de le rechercher. Seulement, ceux qui vivent dans un esclavage sans espoir ont besoin d’un changement violent, radical.
Cette lettre n’exprime pas tout ce qui est dans mon cœur, monsieur Barr. Mais si elle ne vous dit rien d’autre, elle vous dit que nous ne vous haïssons pas et que nous ne nous réjouissons pas de voir votre industrie ruinée ; nous haïssons le système de l’agriculture d’affaires, qui veut nous maintenir dans l’esclavage, et nous allons le vaincre, non par la loi du talion ou l’effusion de sang, mais par une lutte non violente déterminée, portée par les masses d’ouvriers agricoles qui aspirent à une vie libre et humaine.
Sincèrement vôtre.
César E. Chavez
United Farm Workers Organising Committee, AFL‑CIO.