La Presse Anarchiste

Lettre de Chavez à E.L. Barr, Jr., président de la California Grape and Tree Fruit League.

[(La com­mu­nauté de recherche et d’action non vio­lente d’Orléans a pub­lié un dossier sur l’action de Chavez. Écrire à Jean‑Marie Muller, 5, avenue de la République, 45­ Pithiviers. La let­tre suiv­ante en est un extrait.)]

Je suis triste d’entendre vos accu­sa­tions faites à la presse affir­mant que notre syn­di­cat et notre boy­cottage ont réus­si parce que nous avons util­isé des tech­niques de vio­lence et de ter­reur. Si ce que vous dites est vrai, j’aurais échoué et je devrais me retir­er de la lutte ; mais il vous reste la ter­ri­ble respon­s­abil­ité morale, devant Dieu et devant les hommes, de dire ouverte­ment sur quelles infor­ma­tions vous fondez vos accu­sa­tions pour que nous puis­sions immé­di­ate­ment com­mencer à répar­er nos erreurs. Si jamais, pour une rai­son quel­conque, vous êtes inca­pable de pré­cis­er vos accu­sa­tions, vous devenez alors respon­s­able d’avoir com­mis un acte de vio­lence con­tre nous. Je suis con­va­in­cu que comme être humain, vous ne vouliez pas dire ce que vous avez dit, mais que vous avez agi à la hâte, sous la pres­sion de ceux qui ont été chargés d’essayer de con­tre­bal­ancer l’immense force morale de notre mou­ve­ment. Com­bi­en de fois, nous‑mêmes, nous ne pou­vions à peine retenir notre colère et notre amertume !

Aujourd’hui, Ven­dre­di Saint 1969, nous nous sou­venons de la vie et des sac­ri­fices de M.L. King qui se con­sacrait entière­ment à la lutte non vio­lente pour la paix et la jus­tice. Dans sa « let­tre de la prison de Birm­ing­ham », le doc­teur King décrit, mieux que je ne pour­rais le faire, nos espoirs pour la grève et le boy­cottage : « L’injustice doit être exposée, mal­gré toutes les ten­sions qui en résul­tent, à la lumière de la con­science humaine et devant l’opinion nationale, avant qu’elle puisse être vain­cue. » Pour notre part, nous avons choisi chaque tech­nique et chaque stratégie com­pat­i­ble avec la moral­ité de notre cause pour dénon­cer cette injus­tice et aug­menter la sen­si­bil­ité de la con­science améri­caine, afin que les ouvri­ers agri­coles obti­en­nent sans effu­sion de sang la recon­nais­sance de leur pro­pre syn­di­cat et puis­sent être con­sultés par leurs employeurs pour tous les prob­lèmes con­cer­nant l’agriculture d’affaires. En men­tant au sujet de la nature de notre mou­ve­ment, M. Barr, vous tra­vaillez con­tre un change­ment social non vio­lent. Sans le savoir, peut‑être, vous déchaînez cette autre force que notre syn­di­cat, par la dis­ci­pline et par l’éducation, s’efforçait d’éviter, cet acte de folie, cette vio­lence insen­sée qui ne respecte aucune couleur ni aucune classe.

Vous devez com­pren­dre — je dois vous faire com­pren­dre — que les mem­bres de notre mou­ve­ment et les cen­taines de mil­liers de pau­vres et de dépos­sédés qui ont retrou­vé l’espérance par nous sont, avant tout, des êtres humains, ni pires ni meilleurs que ceux de n’importe quelle couche de la société humaine. Nous ne sommes pas des saints parce que nous sommes pau­vres, mais nous ne sommes pas non plus pour cela des gens sans moral­ité. Nous sommes des hommes et des femmes qui avons beau­coup souf­fert, non seule­ment à cause de notre ter­ri­ble pau­vreté, mais parce qu’on nous forçait à rester pau­vres. La couleur de notre peau, nos langues mater­nelles, nos orig­ines, le manque d’éducation, l’exclusion du procédé démoc­ra­tique, le nom­bre de nos morts dans des guer­res récentes, tous ces fardeaux portés par des généra­tions ont fail­li nous démoralis­er et bris­er notre esprit. Mais Dieu sait que nous ne sommes pas des bêtes de somme, ni des esclaves : nous sommes des hommes. Et retenez bien ceci, mon­sieur Barr : nous sommes des hommes engagés dans un com­bat à mort con­tre l’inhumanité de l’homme envers l’homme dans le secteur de l’industrie que vous représen­tez. Et cette lutte donne un sens à notre vie et ennoblit notre mort.

Comme vous le savez par expéri­ence, nos grévistes, ici à Delano, et ceux qui nous représen­tent dans le monde entier sont bien pré­parés pour ce com­bat : ils ont subi le feu ; ils ont été enchaînés et empris­on­nés ; ils ont été ridi­culisés ; ils ont été arrosés de poi­son insec­ti­cide. Mais ils ont appris à ne pas se ren­dre, à ne pas accepter pas­sive­ment ni l’injustice ni la mort, à ne pas s’enfuir dans le déshon­neur ; mais, au con­traire à résis­ter avec une per­sévérance inépuis­able ; à résis­ter non par la loi du tal­ion, mais par celle de l’amour et de la com­pas­sion, avec ingé­nu­ité et esprit créa­teur, avec un tra­vail dur pen­dant de longues heures, avec opiniâtreté, ténac­ité et patience, avec la prière et le jeûne. Ils n’ont pas été entraînés en un seul mois, ni en une seule année ; au con­traire, cette nou­velle sai­son de ven­dan­ges mar­quera notre qua­trième année de grève et nous con­tin­uons de faire des pro­jets et de nous pré­par­er pour les années à venir. Le temps accom­plit pour les pau­vres ce que l’argent fait pour les riches.

Cela ne veut pas dire que nous pré­ten­dons avoir réus­si partout ou n’avoir com­mis aucune erreur. Et bien que nous ne sous‑estimions pas nos adver­saires, car ce sont eux les rich­es et les puis­sants, eux qui pos­sè­dent la terre par la vio­lence des struc­tures, nous n’avons pas peur et nous n’évitons pas la con­fronta­tion. Nous la souhaitons. Nous la recher­chons. Nous savons que notre cause est juste, que l’histoire est l’histoire de la révo­lu­tion sociale et que les pau­vres pos­séderont la terre.

Une fois de plus, je m’adresse à vous comme représen­tant de votre indus­trie et comme homme. Je vous demande de recon­naître notre syn­di­cat et de négoci­er avec lui avant que la pres­sion économique du boy­cottage et de la grève ne soit dev­enue déci­sive ; mais si vous n’acceptez pas cette propo­si­tion, je vous demande de venir au moins dis­cuter avec nous des pré­cau­tions à pren­dre pour que notre lutte his­torique demeure non vio­lente. Je fais cet appel, car, comme un des lead­ers de notre mou­ve­ment non vio­lent, je con­nais et accepte ma respon­s­abil­ité d’empêcher, si pos­si­ble, la destruc­tion de la vie humaine et de la pro­priété. Pour cette rai­son, et parce que je con­nais l’exhortation de Gand­hi : « Le jeûne est le dernier recours avant l’épée », en un temps très cri­tique pour notre mou­ve­ment, en févri­er 1968, j’ai jeûné pen­dant vingt‑cinq jours. Je vous répète les principes qui ont été annon­cés aux mem­bres du mou­ve­ment au com­mence­ment de ce jeûne : si la con­struc­tion de notre syn­di­cat exige la destruc­tion con­sciente de la vie d’un pro­prié­taire ou de son enfant, d’un ouvri­er ou de son enfant, alors je choi­sis de ne pas voir la nais­sance de mon syndicat.

Mon­sieur Barr, permettez‑moi d’être hon­nête avec vous. Vous devez com­pren­dre ces choses. Nous pro­posons la non‑violence mil­i­tante comme moyen de réalis­er la révo­lu­tion sociale et de créer la jus­tice pour notre peu­ple, mais nous ne sommes pas aveu­gles et sourds devant les courants dés­espérés créés par la frus­tra­tion de l’homme, devant l’impatience et la rage qui se man­i­fes­tent par­mi nous. Gand­hi lui‑même avouait que si le choix n’était qu’entre la lâcheté et la vio­lence, il choisir­ait la vio­lence. Les hommes ne sont pas des anges. Pré­cisé­ment, à cause de ces puis­santes émo­tions humaines, nous nous sommes effor­cés de faire par­ticiper le peu­ple à sa pro­pre lutte. La par­tic­i­pa­tion et l’autodétermination restent la meilleure expéri­ence de la lib­erté ; et les hommes libres préfèrent instinc­tive­ment le change­ment démoc­ra­tique et pro­tè­gent même les droits qui per­me­t­tent de le rechercher. Seule­ment, ceux qui vivent dans un esclavage sans espoir ont besoin d’un change­ment vio­lent, radical.

Cette let­tre n’exprime pas tout ce qui est dans mon cœur, mon­sieur Barr. Mais si elle ne vous dit rien d’autre, elle vous dit que nous ne vous haïs­sons pas et que nous ne nous réjouis­sons pas de voir votre indus­trie ruinée ; nous haïs­sons le sys­tème de l’agriculture d’affaires, qui veut nous main­tenir dans l’esclavage, et nous allons le vain­cre, non par la loi du tal­ion ou l’effusion de sang, mais par une lutte non vio­lente déter­minée, portée par les mass­es d’ouvriers agri­coles qui aspirent à une vie libre et humaine.

Sincère­ment vôtre.

César E. Chavez

Unit­ed Farm Work­ers Organ­is­ing Com­mit­tee, AFL‑CIO.


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