— Robert est un jeune électricien originaire de Plédran (Côtes‑du-Nord). Il se présente lui‑même en ces termes : « Je m’intéresse depuis très longtemps au sens propre de la vie. Je suis convaincu que la paix et un monde meilleur ne viendront pas avec les armes. Hélas ! ne connaissant pas de moyen pour ne pas faire de service militaire (afin de rester moi‑même), j’ai été incorporé le 5 août 1970 à Montluçon, où j’ai fait quatre mois. À Mulhouse, je resterai un mois, et c’est le départ le 7 janvier 1971.
« Si je n’avais pas quitté l’armée, toute ma vie je me serais considéré comme un lâche qui a reculé devant la tâche que la vie lui a confiée. Je n’aurais plus été moi‑même et ma vie n’aurait plus eu de sens ; ainsi j’ai écouté la voix de ma vie et ma raison d’être. Le malheur est que je n’ai pas connu le statut plus tôt, tout ça à cause de l’article 11 (relatif à l’information sur le statut)…»
— Après sa désertion de Mulhouse, Robert rencontre tout à fait par hasard un objecteur qui lui indique l’adresse du Comité rennais de soutien aux objecteurs de conscience. Nous avons envisagé diverses possibilités pour donner à ce cas le maximum de publicité, sans pour autant aggraver les conséquences juridiques envisageables (peine d’emprisonnement). Robert a aussitôt adressé à la commission juridictionnelle une demande d’octroi du statut d’objecteur. Compte tenu des conditions légales actuelles, celle‑ci n’a évidemment pratiquement aucune chance d’aboutir.
Après les vacances de Pâques, qui retardaient notre action, nous avons retenu le principe d’une grève de la faim de plusieurs jours avec occupation d’une église située dans un quartier neuf de la ville (église Saint‑Luc, à Villejean).
— Il est évident que le choix de l’église reposait essentiellement sur des raisons de sécurité. Nous espérions que le clergé local ne nous mettrait pas à la porte et que la police hésiterait quelque peu avant de venir cueillir un déserteur dans une église. Nos pronostics devaient se vérifier en grande partie.
— Le samedi 24 avril, à 14 h 30, nous nous installons donc dans le fond de l’église Saint‑Luc avec couvertures, sacs de couchage, affiches et tracts. L’un d’entre nous s’occupe de prévenir un des curés, qui s’abstient de toute réaction hostile et s’empresse de réunir ses collègues de la paroisse pour rédiger un communiqué en termes très diplomatiques. L’Évêché, prévenu plus tard, sans publier aucun communiqué, fait savoir qu’il ne fera pas appel à la police.
Nous recevons bien vite une visite « discrète » des Renseignements généraux. Il apparaît dès lors que nous serons tranquilles de ce côté au moins pour le week‑end. Nous avons prévenu la presse dès les premiers moments, et notre travail d’information commence par une distribution de tracts dans le quartier.
— En accord avec Robert Carlo, nous avons décidé de donner deux aspects à notre information :
– Le cas particulier de Robert.
– Les « imperfections » du statut (limitation du délai de quinze jours et prise en considération des seuls motifs religieux et philosophiques) qui réduisent en fait considérablement sa portée.
— Nous recevons d’assez nombreuses visites. Certains (catholiques intégristes notamment) sont résolument hostiles et ne craignent pas de l’exprimer, nous traitant de fainéants et s’indignant que « leur » église soit devenue un hôtel où se vautrent des individus plutôt louches. D’autres sont seulement curieux. D’autres, enfin, sont intéressés et s’informent sur l’objection de conscience, sur les modalités d’octroi du statut, sur le travail effectué en service civil, etc. Parmi ces derniers, beaucoup de jeunes, mais également un groupe de chrétiens de la paroisse plus ou moins étroitement liés au PSU. Ces réactions diverses se poursuivront au cours de la semaine malgré une indéniable raréfaction des visites, le record ayant été atteint dès le dimanche.
— En accord avec le curé, nous avons décidé de quitter l’église pendant les offices et la nuit. Nous nous retirons alors dans une salle de catéchisme communiquant avec l’église. Huit personnes, dont deux ouvriers et deux filles, participent en permanence à la grève de la faim. Outre ces permanents, plusieurs viennent occasionnellement pour un ou plusieurs jours.
L’effort d’information se développe à travers la ville par voie d’affiches et par bombage à la peinture sur les murs (ce procédé suscitant certaines controverses au sein du groupe); les milieux universitaires sont touchés par l’affichage dans les restaurants et les facs.
— Le groupe ne trouve pas pour autant sa cohérence. Un certain clivage persiste en fait entre ceux qui s’attachent au principe de la non‑violence et ceux qui agissent sans se préoccuper de savoir si leur action est violente ou non (par abus de simplification, ces derniers furent souvent qualifiés de « violents »). En toute hypothèse, ces deux groupes réussiront néanmoins pendant plusieurs jours à donner à l’action un minimum d’unité. Il avait d’ailleurs été admis à l’origine que cette semaine resterait non violente, ayant pour base la situation particulière d’un non‑violent.
— Pour relancer un peu l’information, nous organisons le mardi, à 17 h 30, au centre de la ville, un enchaînement symbolique. Cinq personnes y participent et restent ainsi enchaînées environ une heure. La police intervient, les soumet à un contrôle d’identité et les relâche une heure plus tard.
— Le mercredi 28 avril, à 6 heures, des coups répétés sont frappés à la porte de notre local. Mal réveillé, l’un d’entre nous a le mauvais réflexe d’ouvrir et quinze flics en civil font aussitôt irruption dans notre dortoir de fortune. Après lecture du mandat d’amener, ils procèdent à l’arrestation de Robert Carlo, qui n’oppose aucune résistance et sera aussitôt transféré à la maison d’arrêt de Metz (la désertion ayant eu lieu à Mulhouse). Nous avions pensé pouvoir exploiter une quelconque violation de domicile opérée par la police. Comme nous avons ouvert de notre plein gré, cet argument n’est plus exploitable. Néanmoins, l’avis du curé n’a pas été sollicité en l’espèce et l’Archevêché n’a pas donné son accord (voir les coupures de presse).
— Après cet incident, seuls les « non‑violents » continuent leur grève de la faim, les autres estimant qu’ils ont mieux à faire à l’extérieur de l’église. Il reste désormais quatre personnes qui poursuivent la grève de la faim depuis le début et trois ou quatre, qui viennent à tour de rôle les rejoindre.
— Jeudi 29 avril. Dans notre projet initial, l’action devait se terminer ce jour. Dans l’après‑midi, quatre objecteurs se rendaient à la Foire‑Exposition, profitant du fait qu’un général quelconque inaugurait la journée de l’armée. Après avoir distribué des tracts sur le service civil, deux d’entre eux se postaient avec des panneaux à l’entrée du pavillon de l’armée. Ils étaient appréhendés au bout d’un quart d’heure, soumis à un contrôle d’identité, puis relâchés. Un meeting était prévu pour le soir ; il devait être suivi d’une sortie des grévistes de la faim au cours de laquelle Robert Carlo se serait fait arrêter. Le tout éventuellement assaisonné d’un enchaînement. Compte tenu de la publicité faite pour le meeting, qui est maintenu, nous pensons avoir un public assez nombreux. En fonction de l’ambiance du moment, nous déciderons d’une manifestation s’il apparaît que celle‑ci peut être silencieuse et non violente. Sans approuver nécessairement cette modalité d’action, la tendance dite « politique » du comité de soutien ne cherche pas à entraver la manifestation, qui est finalement décidée. Le meeting a été l’occasion de résumer les événements, de présenter la diversité de l’objection de conscience et de fournir quelques indications pratiques pour l’obtention des renseignements complémentaires. Les 400 participants se forment alors en un cortège silencieux précédé de pancartes explicatives. L’ensemble est arrêté un kilomètre plus loin, les CRS barrant toutes les voies d’accès au centre de la ville. Une partie des manifestants s’assoient alors sur la chaussée « en attendant que cela se passe ». Après un entretien avec le chef de la Sûreté, il apparaît que les flics s’opposeront par tout moyen à ce que nous atteignions la caserne Mac‑Mahon, but de notre marche. Ne pouvant pas compter sur suffisamment de personnes décidées à demeurer indéfiniment assises sur la chaussée, nous décidons la dispersion trois quarts d’heure plus tard.
Le soir nous exposons l’objection de conscience au cours d’une veillée organisée dans l’église par certains chrétiens de la paroisse. Au dehors, le curé tente d’apaiser quelques dizaines d’intégristes qui voudraient bien « nettoyer » leur église.
Les grévistes de la faim décidèrent de poursuivre leur mouvement jusqu’au samedi matin.
— Le bilan de cette semaine n’est pas immédiatement « palpable ». Nous pensons que cette action permettra, au moins, au tribunal de prendre Robert Carlo un peu plus au sérieux. Sur le plan local, nous pensons que le fait d’avoir dramatisé la situation a permis une plus large information sur l’objection de conscience. Nous demeurons toutefois conscients du fait que les intellectuels sont pratiquement les seuls à être au courant de l’existence d’un service civil.
Nous entendons poursuivre notre effort d’information pour toucher d’autres catégories.
P. B.
Comité rennais de soutien aux objecteurs de conscience.