Quant à nous, ici, et pour cette fois, nous nous limiterons aux « collectivisations » et « syndicalisations » espagnoles de 36‑39 : elles ont démontré, malgré les imperfections et les difficultés, la possibilité de réalisations libertaires et l’efficacité d’une gestion par les travailleurs.
L’interpénétration des expériences nous conduit à un nouveau seuil, à une nouvelle vision du monde qu’un terme à la mode résume, réduit à un schéma : l’autogestion.
L’autogestion se veut réponse à la concentration économique sinon au centralisme politique.
Il est admis maintenant que la concentration économique aboutit à des déséquilibres dangereux pour la survie des nations ; en revanche, dans des unités de gestion plus petites, à la mesure de l’homme, l’ouvrier a la possibilité de prendre en charge la production ; son intérêt psychologique est un facteur de rentabilité. Dans les pays développés, le centralisme politique se révèle stratégiquement fragile : le point central de décision plus facilement destructible laisserait sans réaction la périphérie qui a perdu l’habitude des initiatives ; actuellement, la tendance correctrice, réformatrice à ce handicap se formule dans la « participation» ; la « régionalisation », etc.
Dans les pays en voie de développement, le pouvoir de l’État n’a pas encore absorbé et détruit les traditions et coutumes d’autonomie des villages ; provisoirement, il en tient compte. L’Espagne de 1936 était un pays en voie de développement déjà fortement industrialisé dans certaines régions.
Ce que nous voulons essayer, ici, dans le cadre pourtant étroit de notre publication, c’est de donner une vue élargie du processus révolutionnaire espagnol qui ne serait pas réduit à la période de la guerre, puis insister sur les réalisations constructives de la révolution. Si la partie précédant la révolution occupe beaucoup de place c’est pour bien montrer que l’Espagne ne s’est pas réveillée brusquement anarchiste un beau jour de 1936, mais qu’il y avait un certain nombre d’antécédents traditionnels favorisant les idées que l’on a coutume d’associer au « communisme libertaire ». Il ne nous est pas possible de dire si cette influence est toujours directe ou si c’est seulement une relation intellectuelle de cause à effet, mais nous en tenons compte.
Si les collectivités ont surgi, elles ne sont pas un fait inopiné suscité par des groupuscules, mais le fruit de la convergence d’un long processus historique, d’un militantisme de longue haleine dans les organisations de masse des travailleurs et de certaines pratiques traditionnelles, à un moment précis où le pouvoir n’existait plus que de nom, la rébellion des militaires l’ayant réduit à rien. Nous n’acceptons pas que cette période soit réduite à un simple affrontement entre fascistes et républicains et non plus à une révolution faite par les anarchistes seuls.
Nous voudrions contribuer à détruire le mythe d’une révolution libertaire pure et inattaquable sans pour autant en prendre le contre-pied. La façon d’interpréter la révolution espagnole conditionne les rapports entre anarchistes et les rapports des anarchistes avec l’extérieur ; pourtant nous n’avons pas abordé, sinon cité, un certain nombre de « problèmes classiques » : la participation des anarchistes au pouvoir, la militarisation des milices, les implications de la politique internationale, les différents problèmes de politique intérieure, etc.
Plus importante et plus intéressante nous paraît l’entrée des idées de la Ire Internationale dans l’histoire du mouvement ouvrier espagnol. C’est comme le commencement du temps révolutionnaire qui va se poursuivre pendant trois générations d’hommes, de militantisme patient, de propagande inlassable, d’échecs répétés, de sacrifices, pour déboucher, pour se concentrer dans un laps de temps très court, deux ou trois ans de « communisme libertaire ».
Faire une révolution libertaire, même avec une préparation maximale des militants, même avec le concours des organisations de masse, est une chose. La réalité espagnole de ce temps en est une autre. Il a fallu compter avec :
— Les différentes tendances libertaires ;
— Tous les autres secteurs révolutionnaires ;
— La bourgeoisie au pouvoir ;
— Les communistes hostiles ;
— Les fascistes, l’armée, etc.,
donc avec la violence, avec la guerre, phénomènes qui coexistent avec la création et l’existence d’une nouvelle société. Les « non-violents », actuellement, n’ont ni suffisamment d’imagination ni suffisamment de force pour contrebalancer la violence révolutionnaire. Les collectivités espagnoles n’auraient pas vu le jour sans la résistance armée des anarchistes. Et l’on peut affirmer qu’il y a eu une radicalisation des luttes inhérente à la violence. La stratégie non violente procède‑t‑elle de façon totalement différente ? N’y a‑t il pas une possibilité de radicalisation propre aux luttes sans violence et que la violence serait incapable d’atteindre ? Les effets de la violence organisée peuvent avoir des conséquences désastreuses pour la qualité de la révolution. Par ailleurs, une révolution n’est jamais ni complète ni terminée. Il subsiste des zones, des régions, des nations qui ne vivent pas en régime autogéré et avec lesquelles pourtant des échanges sont nécessaires, d’où compromis.
On ne s’improvise pas spécialiste de l’organisation ni de la gestion économique, fût‑on dûment élu par une assemblée de travailleurs, d’où difficulté de se passer d’un certain nombre de techniciens, de spécialistes, d’où nécessité de la formation technique des militants.
Cette révolution a eu ses difficultés propres, ses bavures qu’il conviendrait de mettre au jour ; nous pouvons citer :
— Le néo‑capitalisme ouvrier : concurrence entre les entreprises autogérées ;
— Les différences de salaires et la diminution excessive et trop rapide des horaires de travail pendant la révolution et la guerre ;
— La planification a péché par manque de fédérations d’industrie et à cause de la politique divergente des anarchistes et des communistes (voir à ce propos la question des oranges et du riz).
D’autres points pourront ressortir qu’il conviendrait peut‑être de traiter séparément et de façon plus approfondie ; en attendant, nous ne saurions trop conseiller à nos lecteurs plus exigeants, la lecture des livres que nous avons délibérément pillés, du moins pour certains :
— « Les Anarchistes espagnols et le Pouvoir, 1868‑1969 », de César M. Lorenzo, éd. du Seuil, 430 p., 28 F.
— « L’Autogestion dans l’Espagne révolutionnaire », de Frank Mintz, édit. Bélibaste, 188 p., 24 F.
— « Espagne libertaire, 36‑39 », de Gaston Levai, éd. du Cercle et éd. de la Tête de Feuilles, 400 p., 35 F.
— « Le Labyrinthe espagnol, origines sociales et politiques de la guerre civile », de Gerald Brenan, éd. Ruedo ibérico, 280 p., 21 F.
— « La Révolution et la Guerre d’Espagne », de Broué et Témine, éd. de Minuit, 466 p., 30 F.
Certains de ces livres fournissent d’abondantes bibliographies qui permettront au lecteur de se faire une idée personnelle sinon objective.
Et il ne leur est pas interdit de venir travailler avec nous ou plus simplement de nous faire part de leurs critiques, car nous sommes conscients de la perfectibilité de notre travail.
Le plan suivi n’est sans doute pas le reflet exact de la réalité, mais une vision schématique et partielle qui mériterait corrections et nuances. Nous l’adoptons en attendant mieux
- La doctrine sociale de l’Eglise aux XVIe et XVIIe siècles, la pratique communaliste, l’idée communautaire et la solidarité paysanne ; les idées fédéralistes et cantonalistes, ainsi que le coopérativisme et le syndicalisme plus récents ;
- Le mouvement ouvrier organisé avec l’influence décisive de la Ire Internationale ;
- La révolution, la guerre et la défaite.