La Presse Anarchiste

L’Espagne révolutionnaire

La sup­pres­sion de l’État et la révo­lu­tion qui s’opère quand les tra­vailleurs assument les tâches habi­tuel­le­ment concé­dées aux patrons, aux fonc­tion­naires, aux bureau­crates par la restruc­tu­ra­tion de tous les orga­nismes essen­tiels à la vie, selon un mode de fonc­tion­ne­ment fédé­ra­tif, ne sont pas un mythe ni une uto­pie. C’est parce que des hommes ont déjà ten­té, avec un cer­tain suc­cès, de don­ner des solu­tions aux ques­tions sociales aux­quelles nous sommes confron­tés et dans un sens qui nous convient que nous reve­nons en arrière dans le temps, et non par goût pour les archives : un ensei­gne­ment doit se déga­ger, une théo­ri­sa­tion s’élaborer des mul­tiples expé­riences ; que ce soient des conseils alle­mands, hon­grois et autres, des com­munes chi­noises, des kib­bout­zim israé­liens, de l’autogestion you­go­slave et algé­rienne, de la Com­mune de Paris…

Quant à nous, ici, et pour cette fois, nous nous limi­te­rons aux « col­lec­ti­vi­sa­tions » et « syn­di­ca­li­sa­tions » espa­gnoles de 36‑39 : elles ont démon­tré, mal­gré les imper­fec­tions et les dif­fi­cul­tés, la pos­si­bi­li­té de réa­li­sa­tions liber­taires et l’efficacité d’une ges­tion par les travailleurs.

L’interpénétration des expé­riences nous conduit à un nou­veau seuil, à une nou­velle vision du monde qu’un terme à la mode résume, réduit à un sché­ma : l’autogestion.

L’autogestion se veut réponse à la concen­tra­tion éco­no­mique sinon au cen­tra­lisme politique.

Il est admis main­te­nant que la concen­tra­tion éco­no­mique abou­tit à des dés­équi­libres dan­ge­reux pour la sur­vie des nations ; en revanche, dans des uni­tés de ges­tion plus petites, à la mesure de l’homme, l’ouvrier a la pos­si­bi­li­té de prendre en charge la pro­duc­tion ; son inté­rêt psy­cho­lo­gique est un fac­teur de ren­ta­bi­li­té. Dans les pays déve­lop­pés, le cen­tra­lisme poli­tique se révèle stra­té­gi­que­ment fra­gile : le point cen­tral de déci­sion plus faci­le­ment des­truc­tible lais­se­rait sans réac­tion la péri­phé­rie qui a per­du l’habitude des ini­tia­tives ; actuel­le­ment, la ten­dance cor­rec­trice, réfor­ma­trice à ce han­di­cap se for­mule dans la « par­ti­ci­pa­tion» ; la « régio­na­li­sa­tion », etc.

Dans les pays en voie de déve­lop­pe­ment, le pou­voir de l’État n’a pas encore absor­bé et détruit les tra­di­tions et cou­tumes d’autonomie des vil­lages ; pro­vi­soi­re­ment, il en tient compte. L’Espagne de 1936 était un pays en voie de déve­lop­pe­ment déjà for­te­ment indus­tria­li­sé dans cer­taines régions.

Ce que nous vou­lons essayer, ici, dans le cadre pour­tant étroit de notre publi­ca­tion, c’est de don­ner une vue élar­gie du pro­ces­sus révo­lu­tion­naire espa­gnol qui ne serait pas réduit à la période de la guerre, puis insis­ter sur les réa­li­sa­tions construc­tives de la révo­lu­tion. Si la par­tie pré­cé­dant la révo­lu­tion occupe beau­coup de place c’est pour bien mon­trer que l’Espagne ne s’est pas réveillée brus­que­ment anar­chiste un beau jour de 1936, mais qu’il y avait un cer­tain nombre d’antécédents tra­di­tion­nels favo­ri­sant les idées que l’on a cou­tume d’associer au « com­mu­nisme liber­taire ». Il ne nous est pas pos­sible de dire si cette influence est tou­jours directe ou si c’est seule­ment une rela­tion intel­lec­tuelle de cause à effet, mais nous en tenons compte.

Si les col­lec­ti­vi­tés ont sur­gi, elles ne sont pas un fait inopi­né sus­ci­té par des grou­pus­cules, mais le fruit de la conver­gence d’un long pro­ces­sus his­to­rique, d’un mili­tan­tisme de longue haleine dans les orga­ni­sa­tions de masse des tra­vailleurs et de cer­taines pra­tiques tra­di­tion­nelles, à un moment pré­cis où le pou­voir n’existait plus que de nom, la rébel­lion des mili­taires l’ayant réduit à rien. Nous n’acceptons pas que cette période soit réduite à un simple affron­te­ment entre fas­cistes et répu­bli­cains et non plus à une révo­lu­tion faite par les anar­chistes seuls.

Nous vou­drions contri­buer à détruire le mythe d’une révo­lu­tion liber­taire pure et inat­ta­quable sans pour autant en prendre le contre-pied. La façon d’interpréter la révo­lu­tion espa­gnole condi­tionne les rap­ports entre anar­chistes et les rap­ports des anar­chistes avec l’extérieur ; pour­tant nous n’avons pas abor­dé, sinon cité, un cer­tain nombre de « pro­blèmes clas­siques » : la par­ti­ci­pa­tion des anar­chistes au pou­voir, la mili­ta­ri­sa­tion des milices, les impli­ca­tions de la poli­tique inter­na­tio­nale, les dif­fé­rents pro­blèmes de poli­tique inté­rieure, etc.

Plus impor­tante et plus inté­res­sante nous paraît l’entrée des idées de la Ire Inter­na­tio­nale dans l’histoire du mou­ve­ment ouvrier espa­gnol. C’est comme le com­men­ce­ment du temps révo­lu­tion­naire qui va se pour­suivre pen­dant trois géné­ra­tions d’hommes, de mili­tan­tisme patient, de pro­pa­gande inlas­sable, d’échecs répé­tés, de sacri­fices, pour débou­cher, pour se concen­trer dans un laps de temps très court, deux ou trois ans de « com­mu­nisme libertaire ».

Faire une révo­lu­tion liber­taire, même avec une pré­pa­ra­tion maxi­male des mili­tants, même avec le concours des orga­ni­sa­tions de masse, est une chose. La réa­li­té espa­gnole de ce temps en est une autre. Il a fal­lu comp­ter avec :

— Les dif­fé­rentes ten­dances libertaires ;

— Tous les autres sec­teurs révolutionnaires ;

— La bour­geoi­sie au pouvoir ;

— Les com­mu­nistes hostiles ;

— Les fas­cistes, l’armée, etc.,

donc avec la vio­lence, avec la guerre, phé­no­mènes qui coexistent avec la créa­tion et l’existence d’une nou­velle socié­té. Les « non-vio­lents », actuel­le­ment, n’ont ni suf­fi­sam­ment d’imagination ni suf­fi­sam­ment de force pour contre­ba­lan­cer la vio­lence révo­lu­tion­naire. Les col­lec­ti­vi­tés espa­gnoles n’auraient pas vu le jour sans la résis­tance armée des anar­chistes. Et l’on peut affir­mer qu’il y a eu une radi­ca­li­sa­tion des luttes inhé­rente à la vio­lence. La stra­té­gie non vio­lente procède‑t‑elle de façon tota­le­ment dif­fé­rente ? N’y a‑t il pas une pos­si­bi­li­té de radi­ca­li­sa­tion propre aux luttes sans vio­lence et que la vio­lence serait inca­pable d’atteindre ? Les effets de la vio­lence orga­ni­sée peuvent avoir des consé­quences désas­treuses pour la qua­li­té de la révo­lu­tion. Par ailleurs, une révo­lu­tion n’est jamais ni com­plète ni ter­mi­née. Il sub­siste des zones, des régions, des nations qui ne vivent pas en régime auto­gé­ré et avec les­quelles pour­tant des échanges sont néces­saires, d’où compromis.

On ne s’improvise pas spé­cia­liste de l’organisation ni de la ges­tion éco­no­mique, fût‑on dûment élu par une assem­blée de tra­vailleurs, d’où dif­fi­cul­té de se pas­ser d’un cer­tain nombre de tech­ni­ciens, de spé­cia­listes, d’où néces­si­té de la for­ma­tion tech­nique des militants.

Cette révo­lu­tion a eu ses dif­fi­cul­tés propres, ses bavures qu’il convien­drait de mettre au jour ; nous pou­vons citer :

— Le néo‑capitalisme ouvrier : concur­rence entre les entre­prises autogérées ;

— Les dif­fé­rences de salaires et la dimi­nu­tion exces­sive et trop rapide des horaires de tra­vail pen­dant la révo­lu­tion et la guerre ;

— La pla­ni­fi­ca­tion a péché par manque de fédé­ra­tions d’industrie et à cause de la poli­tique diver­gente des anar­chistes et des com­mu­nistes (voir à ce pro­pos la ques­tion des oranges et du riz).

D’autres points pour­ront res­sor­tir qu’il convien­drait peut‑être de trai­ter sépa­ré­ment et de façon plus appro­fon­die ; en atten­dant, nous ne sau­rions trop conseiller à nos lec­teurs plus exi­geants, la lec­ture des livres que nous avons déli­bé­ré­ment pillés, du moins pour certains :

« Les Anar­chistes espa­gnols et le Pou­voir, 1868‑1969 », de César M. Loren­zo, éd. du Seuil, 430 p., 28 F.

« L’Autogestion dans l’Espagne révo­lu­tion­naire », de Frank Mintz, édit. Béli­baste, 188 p., 24 F.

« Espagne liber­taire, 36‑39 », de Gas­ton Levai, éd. du Cercle et éd. de la Tête de Feuilles, 400 p., 35 F.

« Le Laby­rinthe espa­gnol, ori­gines sociales et poli­tiques de la guerre civile », de Gerald Bre­nan, éd. Rue­do ibé­ri­co, 280 p., 21 F.
 — « La Révo­lu­tion et la Guerre d’Espagne », de Broué et Témine, éd. de Minuit, 466 p., 30 F.

Cer­tains de ces livres four­nissent d’abondantes biblio­gra­phies qui per­met­tront au lec­teur de se faire une idée per­son­nelle sinon objective.
Et il ne leur est pas inter­dit de venir tra­vailler avec nous ou plus sim­ple­ment de nous faire part de leurs cri­tiques, car nous sommes conscients de la per­fec­ti­bi­li­té de notre travail.

Le plan sui­vi n’est sans doute pas le reflet exact de la réa­li­té, mais une vision sché­ma­tique et par­tielle qui méri­te­rait cor­rec­tions et nuances. Nous l’adoptons en atten­dant mieux

  1. La doc­trine sociale de l’Eglise aux XVIe et XVIIe siècles, la pra­tique com­mu­na­liste, l’idée com­mu­nau­taire et la soli­da­ri­té pay­sanne ; les idées fédé­ra­listes et can­to­na­listes, ain­si que le coopé­ra­ti­visme et le syn­di­ca­lisme plus récents ;
  2. Le mou­ve­ment ouvrier orga­ni­sé avec l’influence déci­sive de la Ire Internationale ;
  3. La révo­lu­tion, la guerre et la défaite. 
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