La Presse Anarchiste

L’Espagne révolutionnaire

Il serait fâcheux qu’on voie dans ce qui suit un essai de réha­bi­li­ta­tion de cette ins­ti­tu­tion. Pour­tant, il nous faut recon­naître que le chris­tia­nisme a eu un impact social impor­tant. En fait, à par­tir du IIIe siècle, les reven­di­ca­tions sociales seront ani­mées par des hommes ayant subi l’influence de l’Église romaine. Elé­ments mar­gi­naux sans doute…

Il semble qu’une large par­tie de l’Église espa­gnole des XVIe et XVIIe siècles ait été por­teuse d’un cer­tain nombre d’idées collecti­vistes, idées propres à la tra­di­tion catho­lique espa­gnole, d’après les­quelles on doit don­ner à cha­cun selon ses besoins et non selon ses mérites : prin­cipe émi­nem­ment socia­liste. Avec sans doute beau­coup de bien­veillance, sinon d’aveuglement, G. Bre­nan, dans « le Laby­rinthe espa­gnol », décrit l’Église de ce temps comme une ins­ti­tu­tion éga­li­taire où sont libre­ment dis­cu­tées des théo­ries sociales de type com­mu­niste. Le col­lec­ti­visme des Incas sus­ci­ta beau­coup d’admiration chez les mis­sion­naires, et le père Acos­ta, en 1590, recom­man­dait l’application du socia­lisme d’État inca en Espagne (mis en pra­tique par les jésuites au Para­guay). « Le plus grand des his­to­riens espa­gnols », le père Maria­na, pro­cla­mait l’illé­galité de la pro­prié­té pri­vée bien qu’il pré­co­nise l’intervention de l’État pour répar­tir les richesses natu­relles. « C’est pour nous un devoir d’humanité de mettre à la dis­po­si­tion de tous les hommes les richesses que Dieu leur a don­nées. À tous il a don­né la terre en patri­moine, afin qu’ils vivent de ses fruits. Seule une cupi­di­té effré­née peut pous­ser cer­tains à reven­di­quer ce don du ciel et à s’approprier la nour­ri­ture et les richesses des­ti­nées à tout le genre humain. Ces biens com­muns que les hommes, dans leur cor­rup­tion, se sont par­ta­gés, Dieu ne vou­lait pas qu’ils fussent le mono­pole d’une mino­ri­té, mais qu’une par­tie en fut réser­vée pour sou­la­ger les souf­frances du peuple… Dans une Répu­blique où cer­tains sont gavés de richesse et où d’autres manquent du plus strict néces­saire, ni la paix ni le bon­heur ne sont pos­sibles. » (« De rege et regis ins­ti­tu­tione » du père Maria­na, 1599.)

De la même façon, l’enseignement social de l’Église, tout par­ti­cu­liè­re­ment des Evan­giles, a lais­sé un impact émo­tion­nel très fort sur les pay­sans anda­lous : on prête à la Vierge Marie, patronne de l’Andalousie, des paroles où elle exprime sa joie de voir les puis­sants détrô­nés, les pauvres exal­tés, ceux qui ont faim abon­dam­ment pour­vus, etc. De même, les Ara­go­nais chantent : « La Vierge du Pilar dit qu’elle ne veut pas de la cou­ronne ; qu’on la donne plu­tôt aux pauvres qui vont deman­dant l’aumône. » À noter l’influence des mis­sion­naires pro­tes­tants implan­tés auprès des riches familles anda­louses qui fai­saient le com­merce du vin avec l’Angleterre.

Après la confis­ca­tion des biens du cler­gé et des moines (1835), l’Église allait accen­tuer son mou­ve­ment vers la bour­geoi­sie et la réac­tion. La doc­trine sociale de l’Église n’est reprise vrai­ment par les masses que lors des révoltes pay­sannes de type millénariste.

La pratique communaliste

Quand, en 1936, dans les régions sous influence anar­chiste, cer­tains petits vil­lages se débar­ras­sèrent « spon­ta­né­ment » de leur conseil muni­ci­pal, qui ne les repré­sen­tait pas, pour le rem­pla­cer par le « syn­di­cat », c’est‑à‑dire le ras­sem­ble­ment des hommes et femmes valides et au tra­vail, pouvait‑on vrai­ment par­ler de spon­ta­néi­té ? (Ajou­tons que sou­vent les déten­teurs du pou­voir s’étaient enfuis, effrayés.) Il n’y avait là aucune créa­tion de l’anarchisme, mais un retour à des cou­tumes anciennes, médié­vales, lorsque le vil­lage était gou­ver­né par l’assemblée de tous les adultes qui éli­sait le « conseil ouvert » : le pou­voir com­mu­nal. Par la suite, l’institution se déna­tu­ra par l’introduction d’abus de toutes sortes, sauf pour­tant dans les plus petits vil­lages où cet usage est signa­lé encore au XVIIIe siècle, et plus tard encore dans la Cas­tille, le Leon et en d’autres endroits. Une loi fut même éla­bo­rée pour leur accor­der un sta­tut légal.

L’idée communautaire et la solidarité paysanne

Dans son livre, « le Col­lec­ti­visme agraire en Espagne », Joa­quin Cos­ta a sans doute décrit avec trop de bien­veillance les habi­tudes de soli­da­ri­té des pay­sans espa­gnols, mais il semble que ces pra­tiques furent ori­gi­nales à l’Espagne. Bre­nan, quant à lui, cite : le « sys­tème com­mu­nau­taire fami­lial », post‑tribal, qui a contri­bué au déve­lop­pe­ment de l’esprit d’entraide chez les pay­sans de la région pyré­néenne, les tra­di­tions trans­mises par les Vac­céens, tri­bu ibère qui chaque année redis­tri­buait les terres. Cas éga­le­ment de vil­lages au nord du Gua­dar­ra­ma pos­sé­dant et culti­vant encore leurs terres en commun.

Autre ori­gine des com­mu­nau­tés rurales : Bre­nan les fait remon­ter au Moyen Âge quand « les rois et les nobles, dési­reux de repeu­pler les immenses landes désertes qui sépa­raient les monts Can­ta­briques des ter­ri­toires occu­pés par les Maures, firent alors des condi­tions avan­ta­geuses à des com­mu­nau­tés de serfs affran­chis (ou fami­lias de cria­cion). Ils octroyèrent deux sortes de chartes : la pre­mière, la “car­ta pue­bla” ou “car­ta de pobla­ción”, était un simple contrat conclu entre le sei­gneur et la com­mu­nau­té, la seconde, “fue­ro” muni­ci­pal, accor­dait au vil­lage des pri­vi­lèges juri­dic­tion­nels et une cer­taine auto­no­mie ; elle devait être approu­vée par le roi. Dans les deux cas, chaque famille rece­vait un solar (une ferme avec son jar­din, sa grange et son aire) et les terres allaient à la com­mu­nau­té char­gée de les dis­tri­buer périodiquement. »

Déjà en 1812, la consti­tu­tion de Cadiz de style très libé­ral repre­nait, pour en faire des lois, cer­tains antiques « fue­ros », droits col­lec­tifs pro­vin­ciaux ou communaux.

Quand, en 1836, le dépu­té libé­ral Flo­rez Estra­da pro­po­sa la natio­na­li­sa­tion des grands domaines et biens com­mu­naux, il voyait là « une solu­tion de col­lec­ti­visme agraire conforme à la tra­di­tion espagnole ».

Una­mu­no, influen­cé par Tol­stoï et Marx, a recher­ché le carac­tère socia­liste tra­di­tion­nel dans le mou­ve­ment car­liste popu­laire. En octobre 1895, voi­ci ce qu’il écri­vait à J. Costa :

« Il est un évé­ne­ment peu étu­dié, me semble‑t‑il, dans notre his­toire contem­po­raine : c’est la der­nière guerre civile car­liste. J’en ai été témoin et en grande par­tie vic­time dans mon enfance. Par la suite, je me suis employé à l’étudier, et voi­ci près de huit ans que je fais des recherches sur ses causes et ses raisons.

« On y découvre, entre autres choses, un grand fond de socia­lisme rural. J’ai recueilli d’anciennes pro­cla­ma­tions, des jour­naux car­listes, etc.; de tout cela, je pour­rais com­po­ser une étude sur les élé­ments de socia­lisme dans la der­nière guerre civile. Mais ce qu’il y a de vrai­ment curieux, c’est un plan de gou­ver­ne­ment pré­sen­té à don Car­los, en 1874, par José Inda­le­cio de Caso, don Julio Nom­be­la (qui habite encore notre ville) et le cha­noine Vincent Man­te­ro­la. Ce plan contient par exemple ce qui suit :
« 1. — Il y aura des cer­ti­fi­cats de pro­fes­sion au lieu de cer­ti­fi­cats d’identité ; celui qui ne jus­ti­fie pas d’une pro­fes­sion ne pour­ra même pas ester en justice ;
« 2. — On impo­se­ra à l’aristocratie l’obligation de fon­der et de diri­ger des colo­nies agricoles ;
« 3. — Les gens aisés seront for­cés de prendre en tutelle des orphe­lins pauvres (le plan dit : « ordon­ner ce qu’ordonne la charité »);
« 4. — Consi­dé­rant qu’«on gou­verne pour les riches aux dépens des pauvres et que ce devrait être le contraire… la petite pro­prié­té sera dis­pen­sée de tout tri­but, de tous frais d’inscription et autres dépens, moyen­nant une sur­taxe pro­gres­sive sur la grande propriété» ;
« 5. — « Le tra­vail sera repré­sen­té par le travail. »

« Enfin, il y aurait de quoi reco­pier en entier cette très curieuse uto­pie sociale, selon un plan et un sché­ma symé­trique. Si cela vous inté­resse, vous pou­vez trou­ver l’ensemble, avec men­tion du sort qui lui a été réser­vé, au cha­pitre I, livre V, de Julio Nom­be­la, « Der­rière les tran­chées, der­nières pages de la guerre et de la paix de 1868 à 1876 » (Madrid, 1876, 2e édition).

« Quant à moi, je pour­rais ajou­ter à ce pro­jet bon nombre de pro­cla­ma­tions et de mani­festes et des extraits de bro­chures car­listes, anté­rieurs à la guerre, qui montrent que les idées réso­lu­ment favo­rables à la décen­tra­li­sa­tion (guerre à la ville) et socia­listes conte­nues dans ce pro­jet expri­maient le sen­ti­ment des masses car­listes. Lorsque Dora­do a tra­duit « le Socia­lisme catho­lique » de Nit­ti, je lui ai par­lé de ce plan remar­quable et aujourd’hui presque igno­ré, qui me paraît un bon pré­cé­dent doc­tri­nal. Et je n’ai pas aban­don­né le pro­jet d’écrire quelque chose sur ce qu’on peut appe­ler le socia­lisme car­liste, en uti­li­sant les maté­riaux que j’ai réunis pour un autre ouvrage en pré­pa­ra­tion. Je me borne, pour l’instant, à atti­rer votre atten­tion sur ce document. 

« J’espère aller pour ces fêtes dans un vil­lage en pleine cam­pagne où j’ai enten­du par­ler il y a un an de cou­tumes éco­no­miques telles que celle de léguer la terre prise à ferme (ou : les terres vierges défri­chées) au fils cadet ou, s’il y a quelque enfant infirme ou han­di­ca­pé, à celui‑là de pré­fé­rence. Je vous enver­rai aus­si­tôt les don­nées que je pour­rai recueillir. »

L’idée fédéraliste

Bien que les idées de Prou­dhon aient été vrai­sem­bla­ble­ment répan­dues avant, Pi y Mar­gall tra­dui­sit, en 1868, « Du prin­cipe fédé­ra­tif ». C’était une base théo­rique pour l’opposition espa­gnole qui lut­tait contre la poli­tique cen­tra­li­sa­trice cas­tillane, et une contri­bu­tion au déve­lop­pe­ment du puis­sant mou­ve­ment fédé­ra­liste ; fédé­ra­lisme poli­tique qui n’atteignait pour­tant que la petite bour­geoi­sie. Cepen­dant, le fédé­ra­lisme prou­dho­nien en Espagne et notam­ment celui de Pi y Mar­gall sont loin de n’avoir qu’un aspect poli­tique : socié­tés de résis­tance, de secours mutuel et coopé­ra­tives en font par­tie, s’y rat­tachent, en portent l’influence. À noter en paral­lèle que le mou­ve­ment car­liste se carac­té­ri­sait entre autres par une recherche d’autonomie régionale.

Le fédé­ra­lisme s’annonçait comme un sys­tème pro­té­geant les liber­tés muni­ci­pales. « Le fédé­ra­lisme est un sys­tème dans lequel divers groupes humains, sans perdre leur auto­no­mie propre, sont asso­ciés et subor­don­nés à d’autres groupes sem­blables dans le but de réa­li­ser des objec­tifs com­muns. C’est, de plus, le type d’organisation qui convient le mieux à notre pays dont les pro­vinces, autre­fois royaumes indé­pen­dants, sont main­te­nant encore pro­fon­dé­ment divi­sées par leurs lois et leurs cou­tumes par­ti­cu­lières. Ain­si, dans toutes les grandes crises que notre pays a tra­ver­sées depuis le début du siècle, les pro­vinces ont com­men­cé par recher­cher en elles‑mêmes leur sécu­ri­té et leur force, sans perdre de vue l’unité essen­tielle du pays tout entier. » (« Las nacio­na­li­dades » de Pi y Margall.)

Le coopérativisme

En 1840, la pre­mière coopé­ra­tive de consom­ma­tion était fon­dée à Bar­ce­lone ; c’est le fou­rié­riste Gar­ri­do qui intro­duit l’usage des coopé­ra­tives en Espagne. En 1845, à Madrid, il lan­çait le pre­mier jour­nal d’inspiration socia­liste, « la Atrac­ción ». Les coopé­ra­tives allaient se déve­lop­per sur­tout en Cata­logne et dans la région de Séville.

En 1913, on comp­tait 51 462 membres dans les coopératives.

En 1932, la Fédé­ra­tion natio­nale des coopé­ra­tives se donne 64 000 membres pour 366 socié­tés coopératives.

En 1935 : 120 000 membres, 465 socié­tés (un an après en Cata­logne seule­ment, 88 233 membres pour 205 coopératives).

Le syndicalisme

Depuis 1835, et sans doute avant, il exis­tait de nom­breuses socié­tés ouvrières de résis­tance ; cepen­dant c’est en 1854 que naît en Cata­logne la pre­mière asso­cia­tion impor­tante de type syn­di­cal : « l’Union des classes ». 

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