Le coup d’État militaire de juillet 36 va révéler l’incapacité du gouvernement républicain qui voulait maintenir l’illusion, démocratique. Pannekoek, théoricien du communisme de conseils, écrira à propos de la révolution de 36 : « En temps de crise sociale ou de révolution politique, quand le gouvernement s’effondre, le pouvoir tombe entre les mains des masses ouvrières et, pour la classe possédante, pour le capitalisme, un problème se pose : comment faire pour le leur arracher ? La démocratie est le moyen, l’instrument approprié à cette fin. »
Mais, face à la force militaire de droite, c’est le vide étatique : Il y eut des hésitations, des complicités ; le rapport réel des forces et des opinions était masqué par le système électoral antidémocratique. À noter le déclin du mouvement libéral, le vieillissement des partis de gauche, les jeunes allant plus à droite dans les mouvements nouveaux et actifs (CEDA, Phalange), la compétence politico-gouvernementale des hommes au pouvoir est donc faible ; en revanche, les forces populaires en armes vont faire échec aux fascistes. C’est surtout l’action des anarchistes qui sera efficace. Cependant, l’Espagne est divisée en deux : les forces fascistes se maintiennent dans les régions céréalières et riches aussi en huile d’olive ; les forces « républicaines » manquent d’aliments pour nourrir le grand nombre de réfugiés, bien qu’elles possèdent en suffisance fruits et légumes.
C’est la guerre civile, c’est aussi la révolution sociale. Sans nier d’importance de la guerre, c’est surtout les réalisations révolutionnaires qui nous intéressent.
Jusqu’à maintenant, cette période a souvent été schématisée ainsi par les historiens : ou bien il faut sacrifier la révolution sociale à une lutte politico-militaire ou que la première doit se faire à la faveur de la seconde, et à la fois, et ils donnent dans l’action révolutionnaire la priorité au militaire. Le militaire devient moyen, levier et en fait organisateur de cette action. Si nous avons écarté ici au maximum tout le phénomène guerre ce n’est pas par une sorte de pudeur pacifiste, mais parce que c’est la question la plus traitée des historiens.
Une connaissance objective de cette période, surtout quant à l’aspect constructif, semble encore impossible à l’heure actuelle à cause des informations trop fragmentaires, des témoignages partiels et subjectifs. Une vue d’ensemble se dégage pourtant, bien que les chiffres donnés soient sujets à caution :
Il y eut entre 1200 et 1800 collectivités regroupant entre 600.000 et 800.000 travailleurs.
Dans l’agriculture, toute la famille faisait partie de la collectivité et cela se traduisait souvent par le salaire familial. La communauté de vie (famille) entre dans la communauté de travail, en fait partie. Non dans l’industrie. La différence est non seulement dans la forme de salaire, qui est collective, mais dans la cohésion, la cohérence, le degré et la qualité des rapports collectifs. Outre la dimension, plus à l’échelle humaine, des communes agricoles et donc des collectivités qui les constituent ou les composent, ces rapports permettent une ébauche plus complète, plus poussée de micro-société.
Dans l’industrie, seul le producteur était compris, on employait plutôt le terme de « syndicalisation ». La « syndicalisation » se calque sur la forme de production et le compartimentage non agricole antérieurs. Elle ne touche que le secteur travail de la vie de chacun, donc ne suppose pas, sur ce point, une vie commune de la cellule familiale, une expérience partagée, ni une révision de l’organisation des rapports humains dans leur ensemble. Il n’y aura pas de collectivités urbaines, et les syndicalisations se répartiront sur toute une échelle, allant de l’autogestion d’une entreprise à la socialisation d’une branche d’industrie, selon le schéma plus ou moins horizontal ou pyramidal qui a pu s’établir, pour des raisons d’événements, des dispositions et préparation des personnes, et aussi pour des raisons technologiques. À noter que dans les campagnes les collectivités ont souvent pu démarrer sous l’impulsion du syndicat local.
Dans certains villages ou petites villes, c’est un comité local d’où les partis sont exclus qui est élu par l’assemblée des villageois : il siège et administre en public. Les libertaires participeront aussi aux municipes divisés en sections intéressant les différents aspects de la vie sociale y compris la production. Ainsi, Granollers (18.000 habitants) avait en marge de son « conseil municipal » un conseil d’économie, constitué d’un délégué par syndicat, qui était coordonné avec la municipalité.
Avant d’aller plus loin, disons que les banques, sous contrôle UGT, ne furent pas collectivisées (de nombreux capitaux filèrent à l’étranger), que les entreprises étrangères furent respectées et que très rapidement manquèrent les matières premières.
La Catalogne
Le 20 juillet, le comité régional de la CNT a pratiquement le pouvoir en main ; la question de l’instauration du communisme libertaire est donc envisagée puis repoussée à plus tard ; des milices sont organisées pour libérer Saragosse. Le Comité des milices CNT-UGT) est le pouvoir effectif en Catalogne ; le gouvernement de la Généralité est le pouvoir virtuel. Cependant que les syndicats s’emparent des secteurs essentiels : métallurgie, communications, commerce, ravitaillement, énergie (l’eau, le gaz et l’électricité furent distribués malgré la fuite des cadres et employés étrangers ; la CNT y avait dans les 7000 adhérents et l’UGT la moitié), transports (6500 employés, sur 7000, des tramways de Barcelone étaient à la CNT aussi ils circulèrent quasiment au complet cinq jours après l’arrêt des combats). Dès le 21 juillet, le premier train sous contrôle révolutionnaire partait pour le front chargé de combattants ; les administrateurs et techniciens étrangers pour la plupart ayant évacué la place, le réseau ferroviaire est officiellement pris en charge par la CNT et l’UGT réunies. Très rapidement, les militants CNT envisagent la réorganisation de l’ensemble des chemins de fer tant sur le plan technique que financier. Leur but était de coordonner tous les moyens de transport.
En dépit des difficultés de toutes sortes, entre autres le manque de matières premières, on peut noter des progrès très nets dans les entreprises collectivisées. C’est encore plus évident pour celles qui sont liées à l’industrie de guerre : 38 % se perfectionnèrent. Les options ne sont modifiées que dans le sens d’un effort accru sur la production militaire et dans le sens d’une concentration.
Avant la fin août, suite aux décrets de la Généralité, les coopératives seront saisies, une fédération des coopératives sera créée ; les fermes seront saisies et les paysans forcés à la syndicalisation. L’argument essentiel sera le ravitaillement des villes et du front ; c’est déjà une lutte pour le contrôle des campagnes par la Généralité pour contrebalancer la prépondérance de la CNT sur l’industrie.
Le 5 septembre, au congrès régional des paysans de la CNT de Catalogne (400 délégués représentant 200 syndicats), une motion donnera carte blanche aux syndicats locaux pour exercer leur contrôle sur toute la production tout en respectant les petits propriétaires récalcitrants ; la collectivisation, lorsque c’est possible, devant s’effectuer totalement et immédiatement. Seront collectivisés les grandes propriétés et les biens des factieux ou vacants. L’aide entre collectivités, bien que partielle, témoigne aussi des relations nouvelles qui virent alors le jour.
La fédération nationale des Services sanitaires de la CNT comptait 40 000 adhérents ; aussi, très rapidement, va s’instaurer la médecine sociale avec une répartition rationnelle des médecins, l’ouverture de cliniques, d’hôpitaux, etc.; l’avortement est autorisé. Pour la Catalogne, médecins, infirmiers, dentistes, sages-femmes, spécialistes, etc. étaient organisés dans un même syndicat qui regroupait 7000 personnes en 1937. L’œuvre accomplie paraît avoir été exemplaire.
Des écoles, des bibliothèques furent créées, poursuivant ainsi la tradition des écoles rationalistes non gouvernementales.
Le gouvernement central, quand il le peut, sabote délibérément ces initiatives pour prouver l’échec et imposer son contrôle ; les communistes, bien que minoritaires, sont influents par la possibilité qu’ils ont de dispenser l’aide russe, monnaie d’échange pour leurs exigences. Ils appuieront les petits propriétaires contre les collectivités. En janvier 37, au deuxième congrès paysan, l’opposition des petits propriétaires (UGT-PC) est déjà plus forte ; par ailleurs, en février, est dénoncée l’insuffisance ou le manque de crédits aux collectivités. D’autres fois, les produits livrés par les collectivités ne sont pas payés d’où difficultés. En mai, on comptait 400 collectivités et 900 syndicats. L’argent fut supprimé en de nombreux endroits, remplacé par un carnet où étaient notés les biens consommés. Ailleurs, surtout dans les collectivités agricoles, était créé le salaire familial.
Rubi (d’après Leval)
« Cette petite ville catalane comptait, en juillet 1936, 10 000 habitants. 50 % des travailleurs étaient employés dans les activités diverses, dont la plus importante était l’industrie textile. Seule organisation syndicale y ayant pris pied : la CNT dont les syndicats comptaient, en temps normal, de 1500 à 2000 adhérents. Mais aux activités de lutte de classes et d’action directe propres à cette organisation de combat — que complétait une force libertaire organisée dans la FAI — s’ajoutait un esprit réalisateur et une œuvre un peu trop ignorée, comme il est arrivé presque toujours. Depuis 1893, on trouvait à Rubi organisée par nos camarades, une coopérative comptant en moyenne quatre cents adhérents, dont le nombre doubla pendant la révolution. D’autre part, les membres de la CNT avaient, depuis 1920, acheté un terrain afin d’y construire une école rationaliste, qui devait continuer l’œuvre de Francisco Ferrer. Dans ce but, chaque adhérent payait au minimum dix centimes par mois, et au moment où éclata la guerre civile, deux écoles, et non une, étaient ouvertes et fonctionnaient […].
« Ajoutons, pour que l’on saisisse plus complètement l’esprit pondéré de nos camarades, que depuis la fin du siècle dernier, une partie d’entre eux adhéraient dans un but prosélytiste au Centre républicain, ce qui indiquait un esprit de tolérance dont on ne pouvait qu’augurer des résultats positifs.
« Autour de Rubi, l’agriculture était assez importante. La grande propriété, moins développée en ses proportions que dans d’autres régions d’Espagne, y dominait, exploitée généralement par les possédants qui, en outre, affermaient une partie de leur terre au quart, au tiers et à la moitié des récoltes. Cette âpreté trouvait sa confirmation dans un trait qui rappelait, mais aggravé, ce que nous avons rapporté dans notre chapitre sur Graus, en Aragon : l’eau potable que l’on consommait à Rubi surgissait dans les terres d’un des propriétaires, qui la faisait payer […].
« Afin d’assurer la nourriture, on s’occupa d’abord de l’aliment de base. Il y avait à Rubi, de dix à douze boulangeries dont dépendait la fourniture du pain. La CNT décida de s’en charger, et concentra la production tout entière dans ses locaux où la majorité des patrons et tous les ouvriers acceptèrent de travailler avec une conscience professionnelle qui ne connut pas de failles.
« Puis vint le tour des moyens de transport. Sur l’initiative du syndicat fut constituée une collectivité professionnelle correspondante. Comme pour la boulangerie, les petits patrons y adhérèrent, apportant une vingtaine de camions, des autobus dont nous ignorons le nombre, et une quinzaine de voitures automobiles. L’administration de cette collectivité fut établie au siège du syndicat [[Observons que dans ce cas la collectivité professionnelle n’était pas indépendante du syndicat. Elle en était même une émanation.]].
« À son tour, ou presque simultanément, le bâtiment s’intégra à la transformation sociale en cours. Rubi comptait une centaine de maçons, et environ 150 manœuvres. Comme à Granollers, comme à Alicante, ces petits entrepreneurs adhérèrent en apportant leurs outils. On établit la liste exacte de ces apports. L’adhérent dont la formation professionnelle était la plus poussée fut nommé conseiller technique, chargé de surveiller et de guider l’ensemble des travaux sur les divers chantiers. Et la comptabilité fut confiée au spécialiste jugé le plus capable.
« À Barcelone, l’industrie du bâtiment était paralysée par le départ des propriétaires, nullement enclins à faire construire des immeubles, ou à réparer ceux en location, le tout devant leur être enlevé si la Révolution triomphait. Mais à Rubi on travaillait beaucoup, car ce qu’on faisait était immédiatement nécessaire à l’ensemble de la population, et la municipalité avait les moyens d’en assurer le paiement. Par exemple, on construisit deux ponts pour enjamber un large ravin, ce qui était, jusqu’alors, resté à l’état de rêve inaccessible, malgré le besoin qu’on en avait. On construisit aussi, toujours sous l’égide de la municipalité, un groupe scolaire assez vaste pour recevoir des centaines d’enfants, et dont, du reste, le gouvernement catalan — mais n’oublions pas que l’instruction publique était aux mains des libertaires — de la Généralité paya une partie des frais [[Nous devons reconnaître, honnêtement, que le gouvernement de la Généralité aida parfois, par l’apport de moyens financiers à des entreprises utiles » tout en regrettant que trop souvent il ait distribué de l’argent sans discernement, rendant souvent possible, comme on le verra plus loin, une stagnation qui fut hautement préjudiciable.]]. On élargit sur une certaine longueur la route qui traversait la localité pour rendre plus aisé le passage des autobus, on répara de très nombreuses maisons, on construisit un canal de 1500 mètres pour amener l’eau aux terres que travaillaient les camarades de l’agriculture et, toujours pour aider les paysans, on remit à neuf des puits depuis longtemps abandonnés et comblés d’où l’on se mit à extraire de l’eau qu’on employa pour l’irrigation des cultures grâce à des moteurs électriques spécialement installés.
« Tout ce travail était dirigé par une commission technique de cinq ou six membres nommés par l’assemblée de la collectivité. De ce personnel, seuls étaient payés, en tant que professionnels, le directeur et les deux secrétaires.
« Afin d’être aidée dans ces tâches multiples, la collectivité du bâtiment demanda, et obtint, que les camarades des fabriques prissent part à tous ces travaux deux heures tous les dimanches.
« Comme en tant d’autres endroits, les ébénistes et menuisiers constituèrent aussi leur collectivité qui s’installa dans un vaste atelier disposant d’un outillage moderne et offrant des conditions d’hygiène jusqu’alors généralement inconnues. Jamais, me dit en riant, heureux, au souvenir de cette activité féconde celui qui en fut le principal animateur, on ne fabriqua tant de meubles à Rubi.
« La collectivité agraire fut constituée avec les fermes expropriées des grands propriétaires. Cela représentait les trois quarts de la terre. Deux cent cinquante travailleurs de l’agriculture s’incorporèrent à cette vaste étendue de production. Les zones organisées furent au nombre de six : chacune répondant à une spécialité : culture maraîchère, sylviculture, vignobles, parc agricole, céréales, arbres fruitiers. La commission directive était nommée par l’assemblée générale, et à son tour elle nommait le délégué de chaque section.
« Comme nous l’avons vu, et comme nous le voyons généralement quand il s’agit de collectivités, l’esprit corporatif avait disparu. Tous les travailleurs étaient solidaires. Ils passaient d’une section à l’autre quand il en était besoin. Et ils admettaient des mesures qui allaient à l’encontre de leur spécialité de production. Parmi les initiatives qui furent prises, sous la pression des nécessités immédiates, figura l’arrachage de vignes pour semer du blé. Et bien que le terrain ne fût pas des plus appropriés, Rubi serait presque parvenu à récolter assez de froment pour ses habitants si les difficultés économiques qui s’étendaient dans toute la région ne s’étaient répercutées sur la petite ville.
« Il était bien resté des “individualistes” en dehors de ces transformations révolutionnaires : mais la majorité de la population marchait avec l’ordre nouveau […].
« La coopérative ne se cantonna pas dans ses seules premières activités. Nous avons dit que le nombre de ses adhérents doubla » la part prise à la distribution des marchandises s’étendit en conséquence, et neuf nouveaux dépôts ou points de vente furent créés » ce qui n’empêcha pas le petit commerce de continuer, sous un certain contrôle, comme on s’en doute. Les détaillants étaient soutenus par la section de ravitaillement du gouvernement catalan. » […]
L’Aragon
Dès le début, des fascistes s’emparèrent d’une bonne partie de l’Aragon et c’est en présence des milices anarchistes que s’organisèrent les collectivités soit volontairement soit sous la contrainte : l’économie de guerre primait tout.
À Bujaraloz, proclamation de Durruti : « À partir de la parution du présent avis, la propriété privée est abolie sur les terres des grands propriétaires », et quant aux milices « les citoyens de Bujaraloz leur donneront un appui enthousiaste et inconditionnel sur le plan matériel comme sur le plan moral ». (« Solidarité ouvrière » , 14 — 8 — 36)
À Fraga : « Par eux (les paysans), j’appris les détails de ce qui était arrivé. Ce ne furent pas ceux du village qui procédèrent personnellement aux exécutions, mais la colonne Durruti à son arrivée ici. Ils arrêtèrent tous les suspects d’activités réactionnaires, les emmenèrent en camions et les fusillèrent. […] Que fit-on des biens de ces exécutés ? Les maisons, bien sûr, ont été réquisitionnées par le comité, les boutiques de comestibles et de vin servaient pour ravitailler les milices. […] Évidemment, dans ce village, la révolution agraire n’avait pas été le résultat d’une lutte acharnée des paysans eux-mêmes, mais bien plutôt la conséquence automatique des exécutions qui n’étaient qu’un incident de la guerre civile. » (« The Spanish cockpit » de Franz Borkenau)
Cependant, les anarchistes aragonais, avec le libre accord de la majorité des paysans, mirent aussi leurs idées en pratique. L’UGT de son côté réalisa certaines expériences continuant celles mises en route dès 1934. Au congrès des collectivités de février 37, on note : 500 délégations représentant entre 80 000 et 100 000 collectivistes et 275 collectivités (villages) groupées en 25 fédérations cantonales. L’expansion est très rapide et par la suite le chiffre global de 450 collectivités pour 300 000 collectivistes est mentionné. Il y eut des collectivités socialistes, d’autres libertaires, d’autres mixtes. L’absence de monnaie, le salaire familial sont généralisés.
La plupart des collectivités furent détruites par la 11e division communiste de Lister, la 27e division (Karl Marx) et la 30e.
José Silva décrit ainsi l’enthousiasme paysan : « C’est en Aragon que se firent les plus différents et les plus curieux essais de collectivisation et de socialisation, où certainement s’exercèrent le plus de violences pour obliger les paysans à entrer dans les collectivités et où une politique de toute évidence erronée ouvrit de sérieuses brèches dans l’économie rurale. Quand le Gouvernement de la République eut dissous le Conseil d’Aragon, le Gouverneur général voulut, en dissolvant les collectivités, donner satisfaction au profond malaise ressenti par les masses paysannes. Une telle mesure fut une très grave erreur qui produisit une terrible désorganisation dans les campagnes. Les mécontents des collectivités, qui avaient des raisons de l’être si on tient compte des méthodes employées pour les constituer, encouragés par l’attitude du gouvernement, les prirent d’assaut, emportant et se partageant tous les fruits et les outils qu’elles possédaient sans respecter les collectivités qui, comme celle de Candasmo, avaient été constituées sans violence ni coercitions, avaient une existence prospère et étaient un modèle d’organisation. Il est certain que le Gouverneur entendait réparer les injustices qui avaient été commises et mettre au cœur des travailleurs des campagnes la conviction que la République les protégeait. Mais le résultat fut complètement opposé. La mesure prise accentua encore plus la confusion, et les violences s’exercèrent de l’autre côté. La conséquence fut que tous les travaux des champs furent paralysés et, au moment des semences, le quart de la terre à semer n’était pas préparé. » (« La Revolución popular en el campo » de Bolloten)
Esplus (d’après Leval)
« Pour ses 1100 habitants, Esplus disposait de 11 000 hectares de terre, dont 9000 irrigués. Mais le duc de Luna en accaparait 5500 et la propriété du monarchiste Alvarado, ancien ministre des Finances, qui prenait certainement mieux soin de ses intérêts que de ceux de la nation, s’étendait sur 1100 hectares. Un autre propriétaire en possédait autant, quelques-uns moins. On en trouvait d’autres, moins riches mais très à leur aise, qui disposaient de 70 à 100 hectares chacun.
« Il ne restait pas grand-chose pour les gens du peuple dont la moitié étaient exploités par les riches et les très riches en travaillant leurs terres selon un système dénommé « a terraja », qui consiste à défricher le sol non cultivé, le préparer, le niveler, et le faire produire tout en donnant au propriétaire le quart de ce que l’on obtenait. Il fallait aussi payer un fermage de six pesetas par hectare et par an, et employer obligatoirement une paire de mulets achetés par l’usager pour mettre au point chaque hectare emblavé. Les champs ainsi préparés étaient, par la suite, offerts à des “medieros” qui donnaient, pour payer le fermage, 50 % de la récolte.
« L’histoire de notre mouvement a été, ici, aussi accidentée qu’à Belver de Cinca et en tant d’autres localités. Un syndicat de la CNT constitué en 1920 fut fermé quatre ans plus tard par la dictature du général Primo de Rivera. Il resurgit en 1931, après la proclamation de la IIe République, et comptait 170 adhérents quand, en 1932, le gouvernement de gauche de Manuel Azana, où Largo Caballero était ministre du travail et profitait de son ministère pour combattre la CNT au profit de l’UGT dont il était le personnage le plus éminent, ferma le syndicat local qui fut reconstitué quand les républicains de droite triomphèrent aux élections » mais la République d’Alexandre Leroux fit à son tour comme celle qui l’avait précédée. Si bien qu’après le triomphe du « Frente popular », en avril 1936, nos camarades se remirent à construire leur syndicat pour la quatrième fois, mais ils étaient en tout dix-sept au moment de l’attaque fasciste. Tant de persécutions avaient découragé les travailleurs et les paysans pauvres.
« Toutefois, il s’était produit, discrètement, ce que nous avons déjà vu dans d’autres endroits. Nos camarades avaient adhéré à la section locale de la gauche républicaine, afin de se préserver contre de nouvelles mesures réactionnaires, et de ne pas être, une fois de plus, arrachés de leurs foyers et envoyés sur les routes, en déportation. C’est pourquoi, en juillet 1936, le conseil municipal d’Esplus se composait de six libertaires camouflés en républicains de gauche, et de trois républicains de droite, monarchistes cinq ans auparavant, et qui, au fond, l’étaient restés.
« La grève générale déclenchée contre le coup d’État franquiste dura quinze jours. Un comité révolutionnaire fut nommé, composé d’une majorité républicaine qui de droite était passée à gauche, et d’une minorité de nos camarades. Mais les deux tendances ne pouvaient s’entendre. Les nouveaux républicains de gauche continuaient de manœuvrer, et très habilement fondaient un syndicat ouvrier réformiste, adhérent à l’UGT afin de s’en servir pour freiner la révolution.
« Ils parvenaient à gagner du temps en faisant se prolonger les débats et les discussions au sein du comité révolutionnaire » alors, comprenant qu’on ne parviendrait jamais à un accord, nos camarades constituèrent un comité local qui confisqua les grandes propriétés et les prit en charge : c’était la seule façon d’empêcher le partage des terres que réclamaient les politiciens-caméléons et certains paysans ambitieux.
« Toutefois, les conservateurs monarcho-républicains devenus ugétistes ne lâchaient pas prise, et un jour, poussant à l’action quelques malheureux travailleurs, ils attaquèrent le comité local, ouvrant le feu, et se protégeant avec des femmes et des enfants qu’ils poussaient devant eux. Nos camarades répondirent en s’attaquant aux hommes » les conservateurs furent vaincus, et l’on organisa la collectivité.
« Huit mois plus tard, il ne restait que deux familles d’individualistes dont les droits étaient respectés, suivant la règle générale.
« Le nouveau mode d’organisation avait déjà été nettement imaginé par nos camarades quand ils propageaient clandestinement leurs idées sous la République, et préparaient l’organisation d’une communauté agraire, achetant d’avance des outils, des machines et des semences.
« Maintenant, l’ensemble du travail agraire est assumé par dix équipes d’agriculteurs. Principaux auxiliaires : dix paires de mulet par équipe. Quatre équipes supplémentaires s’occupent des travaux les moins rudes (désherbage, tri des semences, etc.). Les jeunes filles aident, quand cela est nécessaire. Les femmes mariées, surtout celles ayant des enfants, n’y sont pas tenues. Mais dans les cas exceptionnellement urgents, on fait, par le truchement du crieur public, appel aux volontaires, et tout le monde accourt. Seules les femmes les plus âgées restent chez elles, pour garder les enfants. Quant aux vieillards, pas un ne manque. Ils ne conçoivent pas la vie sans travail.
« Il y a 110 hommes au front. L’augmentation des surfaces cultivées est donc minime : on a plutôt diversifié les cultures » et l’on s’est surtout occupé d’intensifier l’élevage.
[…]
« Soins médicaux, produits pharmaceutiques, logement, éclairage, salon de coiffure sont assurés gratuitement. Comme presque partout, chaque famille dispose d’un lopin de terre où elle cultive des légumes, ou des fleurs, élève quelques lapins ou quelques poules, selon ses préférences. Les légumes frais sont aussi fournis sans qu’il soit nécessaire de rien débourser » mais il faut acheter le pain, la viande, le sucre, le savon. Un homme seul touche 25 pesetas par semaine, un ménage 35, à quoi l’on ajoute 4 pesetas par enfant au-dessous de 14 ans, et 13 à partir de cet âge.
« Le prix des marchandises, actuellement si instable en Espagne républicaine, à cause des événements qui bouleversent tout, n’a pas plus augmenté ici que dans la plupart des villages qui impriment une monnaie locale. Les bons monétaires sont garantis par la production. Le mécanisme de leur circulation est très simple : distribués le samedi après-midi, ils sont, pendant la semaine, échangés contre des produits au magasin communal de distribution appelé coopérative qui, le samedi, les remet au comité local, lequel leur imprime à nouveau le même mouvement circulaire.
« Les personnes inaptes au travail sont payées comme les autres. C’est le cas d’un malade chronique ayant quatre enfants en bas âge, d’un infirme et de sa fille, etc.
« Un hôtel est ouvert pour les célibataires, un autre pour les réfugiés, assez nombreux, du territoire aragonais occupé par les forces de Franco. Tous ceux qui sont ainsi soutenus jouissent des mêmes ressources que les membres actifs de la collectivité.
« Les ouvriers du bâtiment travaillent avec acharnement. Ils avaient commencé par appliquer la journée de huit heures, mais les paysans firent remarquer qu’ils en travaillaient douze. Ils s’inclinèrent donc, et ont fait toutes les réparations qui apparurent nécessaires dans les maisons d’Esplus. Un vaste atelier de menuiserie est en construction. On y installera des machines qui permettront de faire des meubles en série pour tous les habitants de la localité et même, pense-t-on, pour ceux des villages des alentours.
« Esplus pratique l’échange de produits par l’intermédiaire de Binéfar, chef-lieu de canton. Comme c’est un village naturellement riche, il a livré pour 200 000 pesetas de marchandises que le comité cantonal distribue soit pour participer au ravitaillement des troupes du front, soit pour aider les villages les plus pauvres. » […]
Le Levant
L’assaut des casernes est donné après décision de la CNT. À la mi-septembre, à Alcoy, 45 000 habitants dont 20 000 salariés dans l’industrie (17 000 CNT, 3000 UGT), les usines sont saisies » 126 entreprises occupant 7000 travailleurs seront syndicalisées dans l’industrie textile. Dans sa description, Leval met l’accent sur l’influence des syndicats d’industrie depuis 1919.
Avec l’aide de l’UGT, la CNT s’empare de l’industrie de la pêche à Alicante. À Valence sont collectivisés l’Union navale du Levant, les eaux, gaz et électricité, les hôtelleries, cafés, etc., les transports, des usines métallurgiques : 15 collectivités industrielles seront légalisées. 70 % de l’industrie sont syndicalisés. On comptait 340 collectivités agraires au congrès de la Fédération des paysans du Levant en novembre 37 » cinq mois plus tard 500, et 900 à la fin de l’année 38, pour 290 000 foyers et 40 % de la population. À l’origine de chaque collectivité, il y a le syndicat local (la CNT du Levant comptait 300 000 adhérents).
Les 900 collectivités sont organisées en 54 fédérations cantonales et 5 fédérations provinciales, « chapeautées » par le comité régional de la Fédération du Levant élu directement par les délégués paysans lors des congrès.
Leval indique aussi que la Fédération levantine a été divisée également en 26 sections générales selon les spécialisations de travail et d’activités qu’il regroupe sous cinq dénominations : agriculture, industries alimentaires, industries non agricoles, section commerciale, santé publique et enseignement.
Comme partout, ou presque, en Espagne, les petits propriétaires terriens s’opposaient à la collectivisation. Des petites villes sont mentionnées comme vivant en communisme libertaire.
La CNT et l’UGT réunies vont faire une tentative pour planifier l’exportation des oranges, et des fruits en général, en créant des organismes se proposant la suppression des intermédiaires, l’amélioration de la situation des producteurs et la mise au point des expéditions, entre autres l’ouverture de nouveaux marchés. Ce sera l’occasion d’une bataille économique contre le gouvernement central et le ministre (communiste) de l’Agriculture qui va favoriser un autre organisme réunissant les ex-syndicats agricoles catholiques et adversaires du premier. Il en fut de même pour le riz.
Jerica (d’après Leval)
« Là encore, et bien que nullement réactionnaire, la population n’acceptait pas facilement la collectivisation des terres, même de celles expropriées aux riches fascistes, parce que l’esprit collectiviste demeurait étranger à de nombreux habitants. Et de nouveau il faudrait savoir dans quelle mesure la crainte du triomphe du franquisme ou d’un retour en arrière de la République après la victoire pesait sur l’attitude de ceux qui, même dans certains villages aragonais, refusaient de se rallier aux solutions nouvelles.
« Huit mois après le 19 juillet, la CNT ne comptait que 200 adhérents, autant du reste que l’Union générale des travailleurs. Avec cette différence maintes fois constatée : l’adhésion à l’UGT était très souvent dictée aux petits propriétaires conservateurs, aux petits commerçants et autres éléments nouvellement syndiqués par le désir de contrecarrer les entreprises révolutionnaires de la CNT, de maintenir l’existence d’une société de classes dont chacun espérait tirer profit aux dépens des autres.
« Toutefois, on commença par socialiser l’industrie. Puis notre syndicat s’empara de cinq grandes propriétés qui s’étendaient respectivement sur 70, 80 et trois fois 30 hectares. 70 familles de la CNT et 10 de l’UGT s’installèrent dans la première. Partant de là, le nombre des collectivistes allait s’élever très rapidement. »
Soneja
« Le mouvement libertaire y était très ancien — sans doute remontait-il à l’époque de la Première Internationale. En 1921, plusieurs de nos camarades organisèrent une coopérative plâtrière afin de se libérer du patronat et de réaliser une œuvre constructive. Dix ans plus tard, presque tout le plâtre utilisé dans le village et les environs sortait de leur entreprise qui, en 1936, disposait d’un capital liquide de 300 000 pesetas. Un salaire journalier de 7 pesetas pour un homme de métier étant, dans ces villages, considéré excellent, il s’agissait là, d’une petite fortune.
« Les ressources dont ils purent disposer permirent à nos camarades de construire une petite école dont ils firent présent au syndicat local et qu’ils maintenaient de leur deniers. Puis ils fondèrent une société culturelle et une bibliothèque publique. Grâce à eux, Soneja n’avait pas d’enfants illettrés. Aussi les considérait-on comme les plus idéalistes de la région, et leur élévation morale, qui en faisait souvent les arbitres dans certains litiges, était proverbiale.
« Après le 19 juillet, un nouveau conseil municipal fut élu, où ils constituèrent la majorité. Comme à Segorbe, l’industrie fut socialisée la première. Ce n’est qu’en mars suivant que le syndicat général local entreprit de socialiser ce qu’il pouvait dans l’agriculture, toujours dans les propriétés abandonnées par les fascistes, dans les terrains délaissés par manque d’initiative privée ou dans les cas d’incapacité physique.
« On ne parvenait pas à la plénitude d’autres localités. On fit tout de même du bon travail, qui s’améliora par la suite. »
L’Estrémadure, les Asturies
Plus qu’ailleurs manquent les chiffres pour ces deux régions.
L’Andalousie
La partie la plus influencée par la propagande anarchiste était sous contrôle fasciste » 120 collectivités regroupant 130 000 travailleurs sont données sur l’autre partie pour le début de 1938 et 300 collectivités pour la fin de l’année.
Le Pays basque
C’est le gouvernement local qui contrôle l’économie et les banques.
La Castille
La Castille était sous l’influence socialiste et gouvernementale » les idées libertaires n’y avaient que très peu pénétré par rapport à d’autres régions. L’insurrection franquiste modifia la situation : après la fuite des grands propriétaires terriens, des administrateurs du Front populaire sont nommés qui sont socialistes républicain et communistes, mais cette gestion par le haut va se révéler inefficace. Avec l’avancée des troupes franquistes et le départ du gouvernement pour Valence, l’initiative populaire va se réveiller et l’influence libertaire s’accentuer avec l’intervention des libertaires madrilènes qui vont préconiser le système collectiviste à l’exemple de l’Aragon et du Levant.
Gaston Leval estime à quelque 300 le nombre des collectivités qui existaient en mars 38 dans les deux Castilles (UGT et CNT souvent réunies). À noter la fusion des paysans CNT (100 000) et des travailleurs de la distribution CNT (13 000) dans un seul organisme pour assurer une meilleure coordination de fonction complémentaire. Les collectivisations industrielles de mars 37 furent plutôt contrôlées par le pouvoir.
Le 20 mai 1939 aura lieu le défilé de la victoire franquiste à Madrid.