La gauche découvre un nouveau gadget, l’extrême gauche (du PCF à la Ligue communiste en passant par Lutte ouvrière) réaffirme son opposition à cette tentation petite-bourgeoise, l’ultra-gauche pleure la fin de son monopole et cherche comment le recouvrer plus pur et plus dur que jamais.
Il faut essayer de comprendre le soudain engouement pour ce mot que ressassaient dans leur coin ceux qui se souvenaient des grands ancêtres.
Si la notion d’autogestion est reprise par des « organisations de masse » — nous verrons plus loin comment — ce n’est pas qu’elles aient changé, ni sur le fond ni sur la forme. Ce qui a changé, c’est le mouvement ouvrier [[Mouvement ouvrier. — J’appelle ainsi les ouvriers lorsqu’ils s’opposent à l’exploitation, ce faisant, ils forment une classe. « Les individus ne forment une classe que dans la mesure où ils ont à mener une lutte commune contre une autre classe ; par ailleurs, ils s’affrontent eux-mêmes en ennemis dans la concurrence. » (Karl Marx)]]. Nous ne voulons pourtant pas faire chorus avec ceux qui découvrent enfin un mouvement combatif, car ce qui a changé, ce ne sont pas les méthodes elles-mêmes, mais le moment où elles sont employées ; c’est aujourd’hui par rapport à hier. Ce qui est nouveau, c’est tout à la fois la généralisation de ces méthodes de lutte et l’écho qu’elles rencontrent, c’est enfin la perte de leur originalité, elles entrent dans la normalité.
C’est ce changement et lui seul qui amène les organisations « semi-bureaucratiques » [[Organisation semi-bureaucratique. — Organisation construite sur un mode pyramidal, mais ayant un faible nombre de permanents par rapport au nombre de membres, et sans idéologie ouvertement autoritaire (CFDT, PSU par rapport à Lutte ouvrière, la Ligue communiste, le PCF, la CGT.]] à modifier leur idéologie. De même que le capitalisme est obligé de s’adapter, de se transformer, le syndicalisme semi-bureaucratique se doit, pour ne pas perdre son influence, de suivre le changement du mouvement ouvrier.
En résumé on peut dire que les idéologues sont sans cesse obligés de chercher de nouvelles recettes pour coller à un moment du mouvement ouvrier. Incapables de comprendre ce qui est en marche, en mouvement, ils en sont réduits à prendre de vieux slogans, de vieilles idées créées par le mouvement à ses origines, et de les actualiser en les tronquant. Ce qui est les dénaturer deux fois :
— En reprenant une idée émise par le mouvement ouvrier à un moment donné de son développement, ils (les idéologues) la font réapparaître alors que le mouvement a évolué donc s’est transformé. C’est donc une idée plaquée sur une réalité autre, donc une idée fausse ;
— En donnant à cette idée un contenu « inférieur » à celui qu’elle avait lors de sa naissance, ils (les idéologues) la réduisent à un miroir aux alouettes.
La concrétisation de cette thèse est bien la manipulation, dont l’autogestion est l’objet en ce moment. Avant de pouvoir aborder ce point particulier il faut rapidement essayer de rappeler ce qu’était l’autogestion réclamée originellement.
Créé par le développement du capitalisme, le prolétariat ne peut en dépasser le niveau de développement. Je m’explique. Si les idéologues et les révolutionnaires peuvent par leur intellect imaginer une société future et le chemin y menant, le prolétariat ne peut pas, de fait, dépasser les problèmes auxquels il est obligé de s’affronter concrètement.
Le prolétariat, lui-même en développement, devait s’affronter à l’accumulation du capital sous sa forme concrète : les usines. Issu de l’artisanat et de la paysannerie, le prolétaire naissant devait assimiler, comprendre son nouveau milieu. Toute revendication ne pouvait être que quantitative et son expression révolutionnaire limitée à ce nouveau cadre, l’usine. De même, alors, le capital ne s’intéresse qu’à la mise en valeur de la production. Du simple fait de cette convergence, toute lutte ne peut tourner qu’autour du problème de l’outil et de sa propriété.
Ce n’est que lorsque le capital aura achevé la mise en place des lieux de production que deux problèmes se poseront avec acuité : l’existence d’une force de travail non employée et l’existence d’un secteur non exploité.
Force de travail non employée
Le secteur agricole s’est vidé petit à petit (2 000 000 de paysans, de 1964 à 1968) de sa population productrice au profit du secteur industriel naissant. Ce nouveau secteur s’est révélé en fait très rapidement incapable d’assimiler ce nouvel exode, la production ne pouvant augmenter sans limite, le temps de travail ne pouvant diminuer sans contrôle. On assiste donc à la limitation légale du temps de travail et à la création de postes de travail non productifs. Ceci aura donc pour le capital deux conséquences favorables : la création de nouveaux consommateurs et la création d’un secteur exploitable à rentabilité rapide, les loisirs (Trigano), et une conséquence défavorable : la création d’emplois non directement productifs de capital. Cette contradiction met en danger le mode de production lui-même. C’est ce que nous verrons plus loin.
Secteur non exploité
Pendant la première période du capital le salaire est destiné à entretenir la force de travail qui est vendue jour après jour. À la même période, le mode de vie à la ville n’a que peu changé par rapport à la période préindustrielle. Progressivement, le rôle du salaire va changer, les organisations ouvrières prenant elles-mêmes en charge l’entretien de la force de travail (comités d’entreprise, sécurité sociale, mutuelles, caisses de retraites, etc.). Le salaire sera alors consacré à l’acquisition de biens de consommation, le travailleur consommera le soir ce qu’il produira dans la journée.
On assiste donc à la mise en condition de la totalité de la vie sociale, ceux qui tentent d’y échapper font figure d’inadaptés sociaux. C’est le règne du capital unitaire. C’est dans ce contexte que l’idée d’autogestion resurgit avec une vigueur accrue. Il est donc nécessaire de s’arrêter à l’autogestion pour les masses, celle made in CFDT. La propagande de ce syndicat peut nous apparaître à nous, anars, comme sympathique, car elle paraît être issue directement du syndicalisme révolutionnaire, Edmond Maire dixit. Arbitrairement, on peut diviser l’autogestion en deux domaines : dans l’usine et en dehors.
Voici les positions cédétistes à ce propos :
a) dans l’usine :
— Ce sont les travailleurs qui éliront les responsables de l’entreprise aux différents niveaux (de l’atelier à l’ensemble de l’entreprise);
— Ce sont les travailleurs qui décideront collectivement de l’organisation du travail et des conditions de travail ;
— Ce sont les travailleurs qui détermineront, dans le cadre du plan démocratique, la politique de l’entreprise en matière de fabrication, de répartition des investissements, des rémunérations.
b) en dehors :
Il ne suffit pas de changer de gouvernement ; il faut changer aussi la façon dont il fonctionne, la façon dont fonctionne le pouvoir central, ses rapports avec les autres échelons. La perspective de l’autogestion transforme radicalement la question du pouvoir d’État, Malgré le fait qu’on héritera d’un appareil d’État centralisé, il est possible et nécessaire d’entamer, dès la prise du pouvoir, une remise en cause progressive de cette centralisation.
c) rôle du syndicat :
« Quel que soit le degré de démocratisation atteint dans l’entreprise comme dans l’économie, le syndicalisme garde son autonomie dans sa fonction de contestation, de force d’impulsion, de contrôle contre l’arbitraire, de protection des travailleurs. Le syndicat continue à être une école de formation de militants ouvriers, un lieu de l’élaboration de la critique sociale, un moteur des transformations à opérer ou à parfaire. C’est dire que l’autonomie du syndicat et la reconnaissance de ses moyens d’action, y compris la grève, constituent une nécessité et une garantie fondamentale de l’autogestion. » (Syndicalisme, n° 1415, spécial autogestion.)
En vrac, un certain nombre de remarques s’imposent. Dans l’usine le problème des rémunérations arrive en dernier, celui de la hiérarchie n’étant pas abordé, pas plus d’ailleurs que celui de la distribution de la production. Hors de l’usine l’organisation étatique n’est pas remise en question, mais sera aménagée, et enfin cette autogestion sera tellement bien qu’il faudra toujours un syndicat pour défendre les ouvriers. En fait, on se trouve devant un plan intelligent, moderne, contenant des données contestatrices, mais qui ne vise en fin de compte que l’organisation du travail. Ce courant du mouvement ouvrier n’est pas du tout utopique, ce n’est pas un projet de longue haleine, mais à court terme. Pourquoi ? Tout simplement parce que, de l’autre côté de la barrière, chez les patrons gérants du capital, le même courant est à l’œuvre à partir, non de données humanistes (l’ouvrier est aliéné, il faut le libérer), mais de faits précis en rapport avec la production (abrutissement + fatigue = tant de journées de travail perdues + tant de travail mal fait = tant de manque à gagner = tant de manque à réinvestir). À partir de ces données, le patronat éclairé se repose le problème du mode de production à la base. Non seulement il se le repose, mais il fait des expériences qui se révèlent concluantes. Les premières ont eu lieu aux USA, puis en Suède SAAB et Volvo). Voici ce que cela donne : travail intelligent (non parcellisé) = moins de fatigue, moins d’abrutissement = plus d’intérêt au travail = retour à une espèce d’artisanat industriel = disparition de l’absentéisme = moins de contraintes nécessaires = travail de meilleure qualité = disparition des secteurs non productifs (petit chef et vérificateur) = plus gros profit = meilleure production de capital.
Cette évolution a déjà lieu chez nous sous la forme de l’introduction de l’horaire à la carte (six heures de présence obligatoire, le reste étant fait avant ou après) selon l’envie du moment !
En fait cela revient à faire travailler les gens quand ils sont le plus en forme, donc le plus rentable, et rendre inutile la pointeuse, chacun créant sa propre discipline. Cette évolution peut être le fait du patron, ou bien être accordée sous la pression d’un mouvement de grève. C’est le cas en Italie, dans plusieurs grosses usines de la région de Milan. Les petits chefs ont sauté, les délégués participent aux décisions et tout le monde travaille tellement mieux ! Que faut-il en penser, est-ce un mal ou un bien ? Il est clair en fait que ce n’est ni l’un ni l’autre. C’est l’évolution même du mode de production qui amène à ça. Cette opinion peut paraître très mécaniste, pourtant je ne peux considérer ces choses comme une victoire de la classe ouvrière. Certes, tant mieux si le travail devient moins abrutissant, tant mieux si les ouvriers peuvent vivre un peu mieux en travaillant. Retour partiel vers une vie unitaire, si on veut, mais il y a un revers à la médaille : la mise en condition idéo-psychologique. L’ouvrier et l’homme en général est de plus en plus agressé dans sa personnalité profonde, les découvertes de la psychanalyse étant utilisées directement dans la distribution de la production (cf. la publicité pour les lames à raser). L’individualité étant niée, les activités hors production deviennent de plus en plus « de masse ». Pour s’en convaincre il suffit de regarder autour de soi. La télévision c’est un luxe intellectuel de ne pas l’avoir, la voiture, même si ce n’est pas un dérivé sexuel, est un instrument de massification (cf. les embouteillages). De plus en plus quiconque sort du rang dérange son voisin. Il serait intéressant de faire un sondage avec les questions suivantes : Pensez-vous que tous les jeunes doivent faire du sport ? Pensez-vous que tous les jeunes doivent travailler ? et ainsi de suite à propos des habits, du respect des vieux, de l’amour, etc. Les réponses seraient sans aucun doute massivement affirmatives. Un régime apportant tout cela ne pourrait être que totalitaire. Parallèlement à ceci il n’est pas sans intérêt de mentionner l’enquête faite parmi les lecteurs du « Monde » à propos de la cybernétique. 80 % des réponses (3500) venaient de cadres, de dirigeants et futurs dirigeants d’entreprises. Ils étaient tous en faveur de la généralisation de l’électronique comme solution de tous les maux. Parmi toutes les questions, trois étaient directement politiques :
Pensez-vous que l’introduction de la cybernétique centralise ou pas les structures de décision ?
Réponse, en grosse majorité : elle centralise.
Pensez-vous que la cybernétique crée un danger pour les libertés individuelles ?
Réponse, même pourcentage : elle représente un danger.
Pensez-vous que la cybernétique crée une société plus ou moins humaine ?
Réponse, même pourcentage : moins humaine.
À première réflexion on peut dire qu’il y a contradiction ; eh bien non, et c’est là le drame. Tout ce beau monde est prêt à se sacrifier pour la production, sans évidemment lâcher les commandes.
Parallèlement à la démocratisation (?) de l’usine, nous assistons à une totalitarisation de la société. Cela concorde d’ailleurs avec le développement actuel, ou plutôt le non-développement du capital. Pour s’en convaincre, il suffit de se rappeler les déclarations fracassantes de Mansholt et le rapport du MIT. Les haut-parleurs du capital avancé venaient de tirer la sonnette d’alarme ; la production augmente sans trouver de débouchés, les matières premières s’épuisent, la pollution devient dangereuse. En clair cela signifie seulement que le coût de production du capital devient de plus en plus cher donc de moins en moins rentable. Toutes ces savantes personnes sont d’accord pour affirmer que rien ne va plus, qu’il faut tout arrêter et repartir à zéro.
Dans ce sens la réaction de Marchais (PCF) était tout à fait justifiée. Ce sont les ouvriers qui, une fois de plus, paieront les pots cassés. Peut-il en être d’ailleurs autrement dans les structures actuelles. Car pour qu’un changement économique d’une telle ampleur ait lieu, il faut qu’il soit accompagné d’un changement politique radical. Cela doit se faire sans troubles sur les lieux de production. À la totalitarisation de la vie doit correspondre une totalitarisation du politique. Qui d’autre que Marchais est capable de remplir un tel contrat ? Seule, la CGT est capable de faire marcher les usines et aussi de les faire ralentir, en expliquant partout que c’est une victoire des travailleurs. Dans cette situation, la CFDT, avec son programme gestionnaire, ne pourra que suivre.
Il peut sembler que l’autogestion a été laissée de côté, pourtant, il n’en est rien. Le problème qui se pose est de plus en plus celui le l’appropriation collective de la société. Socialisme ou barbarie, l’alternative reste, hélas ! toujours valable ! Face à cela, on ne peut que prendre et reprendre le vieux slogan éculé : Tout le pouvoir aux conseils ouvriers.
Pierre Sommermeyer