La Presse Anarchiste

La question anarchiste

Ce que beau­coup d’entre nous oublient — ou veu­lent ignor­er — c’est qu’une cul­ture com­mune est un puis­sant fac­teur d’unité. À la rigueur, on recon­naît cette force de cohé­sion quand il s’agit de dénon­cer la cul­ture dom­i­nante : n’a‑t-elle pas pour fonc­tion de soud­er dans une même soumis­sion, dans un « idéal » com­mun, la diver­sité des indi­vidus et des class­es sociales ? Mais le fait est qu’elle ne s’installe qu’en écras­ant, en dis­lo­quant des cul­tures par­ti­c­ulières. L’histoire de la coloni­sa­tion et de son impéri­al­isme cul­turel four­nit une infinité d’exemples. Et l’on décou­vre enfin en France qu’il existe aus­si une « coloni­sa­tion intérieure », que l’État cen­tral­isa­teur s’est édi­fié sur la ruine des cul­tures régionales, sur l’écrasement des différences.

L’idéologie bour­geoise n’étend son emprise qu’à con­di­tion de con­damn­er à l’asphyxie les idées, les œuvres et les modes de vie qui s’opposent à ses principes et à ses règles. Les élé­ments déviants qui sont assez vivaces pour résis­ter se trou­vent peu à peu assim­ilés et faussés. Dénon­cer ce proces­sus est bien insuff­isant. La véri­ta­ble riposte con­siste à ranimer, à ren­forcer au con­traire les formes de cul­ture ain­si élim­inées ou neutralisées.

On pour­rait répon­dre aus­si que seul le boule­verse­ment total du sys­tème cap­i­tal­iste per­me­t­tra le déploiement d’une cul­ture dif­férente. D’accord… si on n’oublie pas qu’aucune révo­lu­tion n’est pos­si­ble en dehors de cer­taines « con­di­tions sub­jec­tives » (prise de con­science, con­nais­sance des fins et des moyens, « capac­ité » au sens proud­honien) qui sont juste­ment des fac­teurs culturels.

L’état contre la culture

L’affirmation du rôle libéra­teur de la cul­ture est restée longtemps une con­stante du mou­ve­ment ouvri­er. Le syn­di­cal­isme révo­lu­tion­naire, tout par­ti­c­ulière­ment, s’est attaché à met­tre en pra­tique cette con­vic­tion. Il ne se pro­po­sait pas seule­ment de don­ner aux mil­i­tants la for­ma­tion (poli­tique, économique, tech­nique) néces­saire pour men­er des luttes effi­caces et par­ticiper, après la révo­lu­tion, à la ges­tion col­lec­tive de la société nou­velle, mais encore de dévelop­per une « morale des pro­duc­teurs ». L’idée même d’une cul­ture pro­lé­tari­enne devait faire quelque temps son chemin : que la classe ouvrière se forge ses pro­pres formes d’expression et oppose aux pro­duc­tions artis­tiques de la bour­geoisie des œuvres con­sacrées à la vie, aux prob­lèmes et aux valeurs du prolétariat.

La con­cep­tion lib­er­taire de la cul­ture se rat­tachait étroite­ment à sa cri­tique de l’État. On la trou­ve exposée sous tous ses aspects dans l’ouvrage de Rock­er (encore inédit en France) sur « Nation­al­isme et Cul­ture » : la cul­ture et le pou­voir d’État sont deux réal­ités fon­cière­ment antin­o­miques ; le ren­force­ment du pou­voir appelle inéluctable­ment une régres­sion de l’activité cul­turelle, puisque celle-ci exige une pleine lib­erté d’expression, le respect de la diver­sité. Le stim­u­lant de la spon­tanéité col­lec­tive est indis­pens­able à l’éclosion d’œuvres con­formes aux besoins et aux aspi­ra­tions du plus grand nom­bre. L’intervention directe de l’État, au con­traire, paral­yse la créa­tiv­ité par ses exclu­sives et ses con­signes, ou alors elle ne sou­tient que la pro­duc­tion qui répond aux goûts et aux intérêts d’une minorité privilégiée.

Nous sommes loin, aujourd’hui, de con­cep­tions aus­si pos­i­tives de la cul­ture. Le mot à lui seul est désor­mais investi d’une charge néga­tive faisant automa­tique­ment office de répul­sion. Mais si nous avons toutes les raisons de nous défi­er d’un opti­misme de la cul­ture, nous devons aus­si réa­gir rapi­de­ment con­tre les automa­tismes qui rem­pla­cent la réflex­ion par le réflexe con­di­tion­né (il y a un con­di­tion­nement gauchiste…). Les mots fétich­es, à charge pos­i­tive ou néga­tive, sont aus­si per­ni­cieux que les slo­gans. Ils court-cir­cuitent la dis­cus­sion, ils nient les prob­lèmes au lieu de les abor­der de face.

Il faut déjà éviter au départ une déf­i­ni­tion trop restric­tive de la cul­ture. Pour m’en tenir à un sens très général et courant, je dirai qu’elle con­siste dans l’ensemble des représen­ta­tions, des sym­bol­es, des œuvres qui expri­ment les valeurs morales, intel­lectuelles et esthé­tiques ori­en­tant dans une col­lec­tiv­ité les rap­ports des hommes avec le monde et les rap­ports des hommes entre eux. La cul­ture cod­i­fie et trans­met les croy­ances de la col­lec­tiv­ité, sa con­cep­tion du monde, son sen­ti­ment de la vie. Elle s’inscrit dans les com­porte­ments, au mieux dans un style de vie.

Définie ain­si, la cul­ture ne peut pas échap­per à la cri­tique de l’idéologie telle que l’a dévelop­pée, en par­ti­c­uli­er, le marx­isme. Toute cul­ture en effet est déter­minée non seule­ment par l’état des tech­niques et des con­nais­sances en un temps don­né, mais par l’ensemble des con­di­tions de vie (forces et rap­ports de pro­duc­tion, divi­sions sociales et poli­tiques, sys­tèmes de dom­i­na­tion, etc.). Elle mobilis­era donc en pre­mier lieu les con­cep­tions des class­es qui pos­sè­dent et con­trô­lent les moyens d’expression et de dif­fu­sion. Elle célèbr­era les valeurs invo­quées pour jus­ti­fi­er et préserv­er la hiérar­chie établie.

Vers la culture unidimensionnelle

Une pre­mière restric­tion s’impose. Aucune cul­ture ne peut être con­sid­érée comme le sim­ple « reflet » de l’infrastructure économique et sociale. Elle se développe dans une sphère d’activité qui a sa logique pro­pre — sou­vent tenace — et elle con­tient trop d’éléments emprun­tés à des formes d’existence antérieures, élé­ments qui restent étroite­ment imbriqués dans les représen­ta­tions plus récentes. Il suf­fit d’ailleurs de voir avec quelle lenteur les réper­cus­sions des nou­velles con­di­tions sci­en­tifiques et tech­niques sont assim­ilées par la men­tal­ité collective.

De plus, les grandes œuvres cul­turelles ne con­stituent pas un sim­ple démar­quage de la réal­ité don­née, ou une inter­pré­ta­tion totale­ment struc­turée par l’idéologie dom­i­nante. L’œuvre d’art est une ten­ta­tive de réin­ter­pré­ta­tion, sou­vent cri­tique. Loin de se lim­iter à une jus­ti­fi­ca­tion des formes d’existence qu’impose la société con­tem­po­raine, elle dénonce en général la souf­france causée par ces formes d’existence : la soli­tude, l’échec, la nos­tal­gie d’une vie où les valeurs proclamées seraient effec­tive­ment réal­isées. Même « l’exigence de bon­heur prend des accents dan­gereux dans un sys­tème qui apporte à la majorité la détresse, la pri­va­tion et la peine » (Mar­cuse).

La cul­ture est ain­si tra­vail­lée par deux ten­dances opposées. L’une vise à jus­ti­fi­er l’ordre exis­tant, à mod­el­er la vie col­lec­tive selon ses normes, à dif­fuser des croy­ances, des mythes, une image de la vie qui intè­grent l’individu au tout et qui assurent la survie du sys­tème. L’autre, au con­traire, incite à la cri­tique de ce qui est au nom de ce qui pour­rait être : au nom des valeurs non réal­isées, des désirs réprimés, de l’accomplissement refusé et des pos­si­bil­ités nou­velles ouvertes par l’évolution des con­nais­sances et des moyens d’action.

C’est cette con­tra­dic­tion qu’est en train d’éliminer ce qu’on a appelé la « cul­ture de masse » et qui est, selon le terme de Mar­cuse, une cul­ture uni­di­men­sion­nelle. Les pro­duits qu’elle lance sur le marché, en les des­ti­nant à la grosse con­som­ma­tion (films, émis­sions de télévi­sion, dis­ques, romans « pop­u­laires », illus­trés) sup­pri­ment la con­tra­dic­tion et son fer­ment cri­tique. L’exigence de bon­heur se réduit à la volon­té de bien-être, l’accomplissement s’appelle stand­ing. Plus ques­tion d’aspirer à l’impossible : le bon­heur est à portée d’économies ou de traites.

Le rôle de la cul­ture uni­di­men­sion­nelle, c’est de faire appa­raître comme naturelle la réal­ité don­née, de la mon­tr­er sus­cep­ti­ble de pro­grès à l’infini. Et si le tra­vail reste pour la plu­part le temps de la con­trainte et de l’ennui, la marge des loisirs s’offre de com­penser cette peine et cette usure : la paix chez soi, la route des vacances et les machines à rêver assis. À la pas­siv­ité imposée par les con­di­tions de tra­vail vient s’ajouter la fas­ci­na­tion du flot d’images qui trans­forme l’actualité mon­di­ale en feuil­leton. Et cha­cun, selon ses moyens, cherche à don­ner en spec­ta­cle à cha­cun la réus­site de son existence.

Quelle place reste-t-il à la « cul­ture ouvrière » dans ce mag­ma qui noie les par­tic­u­lar­ités et le sens du réel, qui voile les vrais con­flits ? L’accès matériel aux moyens cul­turels ne sig­ni­fie en rien une appro­pri­a­tion effec­tive. Les œuvres de cul­ture cri­tique ont beau être ven­dues en livres de poche, ne les lisent que ceux qui sont pré­parés à les lire. Il en va de même pour la télé, où les tar­dives émis­sions artis­tiques ou intel­lectuelles ne sont vues que par « l’élite ».

Enfin, il n’est même plus néces­saire que l’État inter­vi­enne pour canalis­er la pro­duc­tion (même s’il ne se prive pas de le faire, à l’occasion, pour élim­in­er un pro­duit trop peu con­forme). L’industrie « cul­turelle » assure d’elle-même la pro­mo­tion de marchan­dis­es distrayantes et anesthésiantes répon­dant aux besoins de l’idéologie dominante.

Les contre-courants

Ces con­stata­tions, et plus sim­ple­ment le morne acca­ble­ment de l’imagerie asep­tisée ou des rites « cul­turels », peu­vent con­duire tout naturelle­ment au rejet de tout ce qui relève de la cul­ture. Mais la stéril­i­sa­tion ne peut attein­dre le degré souhaité. Au courant homogénéisant de la « cul­ture de masse » vien­nent s’opposer des con­tre-courants, sans cesse refoulés, mais qui quelque temps au moins résis­tent au bras­sage général. À tra­vers des livres, des films (sou­vent à petit bud­get), des spec­ta­cles théâ­traux (sou­vent mar­gin­aux) à tra­vers la bande dess­inée, ils expri­ment ce que cherche à cam­ou­fler l’idéologie eupho­risante : que la vio­lence n’est pas le priv­ilège de quelques méchants, mais qu’elle est inscrite dans l’ensemble des rela­tions de dom­i­na­tion et d’exploitation ; que la vie quo­ti­di­enne, avec son épuise­ment et ses com­pen­sa­tions illu­soires, ren­force con­stam­ment l’isolement, l’agressivité et la peur de la liberté.

Ces courants négat­ifs inner­vent ce qu’on appelle main­tenant une « con­tre-cul­ture ». Celle-ci, longtemps, est restée réservée elle aus­si à une minorité. Elle devient un phénomène col­lec­tif et prend une ori­en­ta­tion plus rad­i­cale : refus glob­al de la pro­duc­tion cul­turelle (sauf le disque…), engoue­ment pour l’information brute, préférence sys­té­ma­tique don­née à la parole sur l’écrit (sauf quand il prend la tour­nure même de la « parole brute »).

Con­tre le fétichisme du pro­duit, con­tre la pas­siv­ité du con­som­ma­teur, la con­tre-cul­ture affirme le jeu, l’improvisation, la fête. Con­tre l’isolement, elle appelle la ren­con­tre au gré des hasards et des péré­gri­na­tions, la vie com­mu­nau­taire. Con­tre « l’ordre moral » (tra­vail, famille, patrie), elle prône l’errance, la lib­erté sex­uelle, le cos­mopolitisme spon­tané, le respect de la vie et de la nature, la non-vio­lence. On pour­rait con­tin­uer, mais il ne s’agit pas d’un inven­taire. Ce que je voudrais faire appa­raître, c’est que la con­tre-cul­ture agit comme une cul­ture. En reje­tant les valeurs de la cul­ture dom­i­nante, elle affirme ses valeurs pro­pres, qui ne sont pas seule­ment proclamées, mais incar­nées dans l’amorce d’un genre de vie.

La force de la con­tre-cul­ture, c’est qu’elle émane d’une sen­si­bil­ité col­lec­tive et se réalise en com­porte­ments. C’est là le signe d’une cul­ture vivante. Sa faib­lesse, par con­tre, réside dans la rareté des œuvres, dans l’absence d’une pen­sée cohérente indis­pens­able pour dépass­er le bal­bu­tiement et les vagues con­sid­éra­tions human­i­taires. Elle devient ain­si facile­ment la proie de mys­tiques con­fus­es. L’écologie elle-même se fait mys­tique, avec tout un vague à l’âme de retour à la terre tou­jours remis et de tours du monde jamais entrepris.

On retrou­ve la dis­per­sion, le flou, l’incapacité de l’expression qui paral­y­sent aus­si le mou­ve­ment anar­chiste. Point de ren­con­tre sup­plé­men­taire entre l’anarchisme et la con­tre-cul­ture… Il reste à crain­dre que leurs faib­less­es s’ajoutent plus aisé­ment que leurs vir­tu­al­ités créatrices. 


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