Cela dit, le programme proposé est entaché d’une faiblesse première : il est le fait d’un seul individu. La chose est fréquente en milieu anarchiste, mais ce n’est pas une raison pour s’en accommoder. De mon point de vue comme de celui d’ANV, ces notes sont donc destinées d’abord à la discussion sur les raisons d’être et les modalités d’une activité culturelle. À partir de là, nous verrons si un « programme commun » est possible, non pas sous la forme d’un manifeste en x points, mais comme coordination d’actions déjà engagées ou au moins projetées.
Pour éviter que ce débat (l’attente du débat est une autre preuve d’optimisme) ne démarre sur des malentendus, je voudrais relativiser certaines de mes prises de position. Les tendances négatives et dissolvantes de l’anarchie l’emportent par la force des choses sur ses tendances positives et créatrices. Pour faire jouer vraiment la dialectique entre les unes et les autres, il me paraît nécessaire de renforcer les secondes, et j’ai orienté mon propos en ce sens. Cela ne signifie pas que je veuille éliminer le négatif.
La recherche de l’unité. — Je ne crois pas qu’une relecture de l’anarchisme (comme mouvement social, comme tradition intellectuelle) puisse déboucher sur une théorie unique. Un « système » anarchiste n’est pas pensable, mais nous pouvons envisager au moins une systématisation, toujours ouverte aux remises en question et aux apports nouveaux. Ce serait déjà un grand pas de fait si nous trouvions face à face — avec ce que cela comporte de contradictions et d’interférences — des théories structurées et bien informées.
Une pensée centrée sur l’idée de liberté (« c’est le vide du moyeu qui fait tourner la roue » disait Lao-Tseu) est inévitablement conduite à la pluralité, parce qu’elle ne peut appuyer son orthodoxie sur aucune instance autoritaire, même « scientifique », qui distinguerait entre la droite ligne et les hérésies. Mais on pourra interroger chaque théorie sur sa cohérence et sur la valeur de son information.
Théorisation et culture. — Nous avons un tel retard à rattraper que la mise en forme d’une ou de plusieurs théories sera nécessairement un projet à longue échéance. C’est la théorisation qui est pour tout de suite. Elle a pour condition une activité intellectuelle multiple qui elle-même doit pouvoir s’inscrire dans une vie culturelle diversifiée. J’ai surtout évoqué ici les « fondateurs », mais la vie culturelle implique la circulation de textes bien plus variés : œuvres relevant du témoignage ou de la rage, de l’imagination ou du pamphlet. Dejacque, Darien, Cœurderoy ont leur mot à dire. Les biographies, mémoires, livres de souvenirs gardent les traces de la « tradition vécue ». La multiplicité même de petites publications éphémères n’est pas une cause de faiblesse et de déperdition s’il existe par ailleurs un courant de décantation et d’unification qui peut servir de relais et de stimulant.
Enfin, il a été beaucoup question, dans ces notes, de travail, d’effort, d’élaboration, etc. C’est vrai qu’il y a beaucoup à faire, mais nous le ferons d’autant mieux que nous n’oublierons pas le plaisir des rencontres et des découvertes, le goût de l’exploration et de l’expérience, la curiosité et la disponibilité. Une vie culturelle est pour beaucoup faite de ça.
Les idées « extérieures ». — La « réinvention » d’une tradition originale ne signifie en rien le retour au vase clos. Nous reconnaissons une anarchie spontanée sur le plan de l’action : indépendamment de toute étiquette anarchiste ou de toute filiation, certaines interventions dans les mouvements sociaux ou dans la vie quotidienne manifestent la logique d’un combat libertaire. Il est temps de reconnaître qu’il en va de même sur le plan de la pensée et de l’activité culturelle. Nous n’avons pas plus le monopole de l’expression libertaire que celui de l’action libertaire, même s’il nous revient de développer jusqu’au bout la logique anarchiste de certaines attitudes ou de certaines idées.
Des « fragments d’anarchie » particulièrement incandescents ont été lancés par les surréalistes, et tout récemment par les situationnistes. Après la guerre, l’existentialisme a diffusé un courant d’idées qui avait de nettes composantes libertaires. Les anarchistes ont passé à côté du surréalisme comme si de rien n’était. (Une collaboration régulière du groupe surréaliste avec l’équipe du « Libertaire » s’est engagée au début des années cinquante… mais le journal était déjà aux mains de « révisionnistes ».) L’existentialisme n’a pas été mieux compris, et même le parrainage que pouvait lui donner Stirner n’a été d’aucun poids. Les idées situationnistes ont eu un impact plus direct, comme sur l’ensemble du mouvement antiautoritaire (même si la marque reste souvent superficielle); mais en ce qui concerne les sphères officielles du « mouvement » anarchiste, elles y ont surtout déclenché une réaction panique et contribué à faire mûrir une des scissions périodiques de la FA (1967).
Je m’en tiens ici à des contre-courants nettement repérés pour aller vite. Chaque équipe, chaque individu, selon ses coordonnées propres peut être conduit à chercher ses références hors de la tradition. Aucune limite, sinon celle de la cohésion interne, ne peut être opposée à l’absorption, par une théorie anarchiste, des substances et des radiations utiles à sa croissance et à sa vitalité.
Ordre et progrès. — C’est avant tout dans le mouvement antiautoritaire des dernières années que l’anarchisme puisera dans l’immédiat ses énergies. Un tel processus d’assimilation appelle en retour des remises en cause. Mais l’anarchisme porte en lui-même l’impulsion à sa propre remise en cause. Ses tendances négatives et dissolvantes ne risquent pas de perdre leur vigueur avec une réanimation culturelle. La contestation, la volonté de rupture, la tentation du particularisme et de l’éclatement, le refus de tout donné et les élans passionnels sont indissociables de l’anarchisme. Aucune tradition, même souple et évolutive, ne peut éviter la remise en cause, en milieu anarchiste moins que partout ailleurs. Le tarissement de la vie culturelle, et non pas son exigence de mise en forme et de continuité, amène la sclérose de la tradition. L’effort de construction et d’unification ne refoule pas la négativité ; il dirige au contraire les tendances destructrices vers leur vrai but : le « vieux monde », son idéologie et ses appareils de domination.
La question anarchiste — puisqu’il faut bien en reparler pour finir — attend une réponse pratique. Prouver le mouvement en marchant. La réappropriation et l’assimilation ne prennent leur sens et leur efficacité que dans une production nouvelle : le développement d’un langage à travers des analyses précises et des expériences de communication, le prolongement, dans nos écrits, des écrits transmis ou reconnus.
Je cite là deux démarches parmi d’autres, parce qu’elles peuvent être entreprises dans l’immédiat, avec tout ce que notre situation leur imprimera de lacunaire, d’approximatif et de provisoire (comme en témoigne ce texte…). La recherche plus ou moins tâtonnante et erratique d’un nouveau genre de vie poursuit par ailleurs son cours, avec un premier effort (une partie de la presse « underground ») pour parvenir à l’expression. Cette tentative de communication, qui est elle-même à la recherche d’antécédents, devrait normalement converger avec celle qui dérive de l’écrit.
On ne peut guère en dire plus. J’ai essayé d’indiquer quelques démarches nécessaires, quelques bases de départ et quelques potentialités. Les formes concrètes de notre vie culturelle se dessineront en cours de route, chaque étape pouvant ouvrir, pour l’étape à venir, des possibilités jusque-là imprévues.