La Presse Anarchiste

On est payé le 7…

Mai 1972

L’usine

— Ta boîte, ça repré­sente com­bien de gars à peu près ?

— 1000 avec toutes les agences.

— Avec les employés du siège et tout ?

— Oui, à peu près, avec cinq agences répar­ties dans toute la France. À Saint-Denis où je tra­vaille, il y a à peu près 50 bonhommes.

— Et là, il y a plu­sieurs ateliers ?

— Oui, il y a l’atelier de câblage, de tôle­rie et un ate­lier qui vient d’être nou­vel­le­ment créé, un ate­lier de pré­fa­bri­ca­tion électrique.

C’est par­ti des pro­blèmes de la paye.

Des pro­blèmes sur la paye, il y en a tout le temps. Le mois der­nier, il y a les mon­teurs qui ont fait un débrayage parce qu’ils avaient la paye en retard. Eux, la paye, c’est le 10. La direc­tion a fait une note de ser­vice, ça a fini par être accep­té et main­te­nant c’est le 10. Nous, on arrive encore à main­te­nir le 7, his­toire de les emmer­der mais il y a aus­si des gars qui ont besoin de fric.

— Est-ce qu’il y a des acomptes ?

— Oui le 25. Avant il y avait des acomptes toutes les semaines, mais ils ont été sup­pri­més. Il y a aus­si le paie­ment par chèque, les gens ne pou­vaient pas avoir de l’argent liquide. Il fal­lait des fois qu’ils attendent une semaine pour l’avoir. Tout cela fait qu’au sujet de la paye les gars sont très mobi­li­sés. C’est un truc qui marche. Ce n’est pas que ça marche à tous les coups mais les gars en ont marre.

— Tu es dans la boîte depuis com­bien de temps ?

— Depuis novembre 67. Ça fait un bout de temps, hein ?

— À part le pro­blème de la paye, est-ce qu’il y a d’autres pro­blèmes… d’autres reven­di­ca­tions qui pro­voquent les dis­cus­sions des gars ?

— Oui, dans la socié­té il y a quelque chose qui se passe. Il y a une restruc­tu­ra­tion faite parce qu’on vient de fusion­ner. Cela se tra­duit par des licen­cie­ments, tant chez les cadres que chez les ouvriers. Il y a aus­si les bas salaires. À Saint-Denis, il y a des gars qui sont payés pra­ti­que­ment au SMIC, beau­coup de jeunes, bien sûr.

— Oui, tu nous avais dit aus­si qu’il y avait beau­coup de Noirs.

— Il y a beau­coup d’immigrés. Je n’ai pas le pour­cen­tage, mais il y en a une belle pro­por­tion. Chez les OS il y a beau­coup d’immigrés.

— À un moment aus­si tu nous avais par­lé de condi­tions de tra­vail dégueu­lasses dans la pein­ture, je crois ?

— Oui, mais là il n’y a plus de pro­blèmes. C’était un pro­blème des dégrais­sants. Main­te­nant ils ont… ils dégrais­saient avec un pro­duit toxique et vola­tile… mais je ne sais pas si ça vaut la peine de s’étendre là-des­sus maintenant ?

— C’est seule­ment pour situer un cer­tain nombre de pro­blèmes qui exis­taient avant la paye, les pro­blèmes qui amènent les gars à…

— En fait, les pro­blèmes qu’il y a eu c’était en 68, il y avait une atmo­sphère explo­sive ; la répres­sion qui s’exerce, tu vois un peu, le chef qui est tou­jours après les mecs, qui gueule et qui insulte même les gars. En 68, quand on a occu­pé c’était sur ce sujet, tu vois.

— Ah bon, vous avez déjà occu­pé en 68 ?

— Oui, on a occu­pé un mois. Ça aus­si, il faut en par­ler. Pen­dant un an, il n’y a rien eu, mais à Saint-Denis il y a des traditions…

… Enfin, je me sou­viens, long­temps après, sur un petit ate­lier, on fai­sait grève. Un petit détail… un poste de sou­dure à l’arc rota­tif ça fait tou­jours beau­coup de bruit parce qu’il y a un redres­seur de cou­rant des­sus, ça fait beau­coup de bruit, quand tu l’arrêtes ça fait un silence… je me sou­viens d’une époque où on avait fait des grèves per­lées, il y avait un môme qui arrê­tait le poste et sif­flait et tout le monde s’arrêtait spon­ta­né­ment, c’était vache­ment mar­rant ; et on allait dis­cu­ter dans un réfectoire.

— C’était après 68 ?

— Oui. C’est d’ailleurs une grève qui a foua­ré, enfin on n’a pas obte­nu grand-chose. On avait fait d’abord huit jours de grève per­lée comme ça et après on a fait une grève illi­mi­tée pen­dant une semaine et au bout de cette semaine nous avons repris le bou­lot avec pas grand-chose. Ça ne les gênait pas tel­le­ment, il n’y avait pas beau­coup de bou­lot, on aurait pu tenir un mois, ça n’aurait rien don­né du tout.

La section syndicale

— Quelle est la place des syn­di­cats là-dedans ? Le taux de syn­di­ca­li­sa­tion, par exemple.

— Il y a une époque où c’était très éle­vé, main­te­nant c’est très bas parce que je suis fai­néant et ça me fait chier de ramas­ser les coti­sa­tions. J’aurais peut-être des pro­blèmes en fin d’année, mais des syn­di­qués il n’y en a pas beaucoup.

Les pro­blèmes ne se posent pas en termes de syn­di­ca­li­sa­tion. Cela ne veut rien dire que le gars paye un timbre… si, ça veut dire déjà, pour que le mec donne du fric, ça veut dire quelque chose, mais ce n’est pas tout. Ça veut dire : « J’adhère, je verse », mais cela ne veut pas tout dire.

L’influence du PC

Sur Saint-Denis, c’est net, l’idéologie du PC, même indi­rec­te­ment, elle passe… Il y a un truc sur les gau­chistes par exemple : tu dis­cutes avec les gars comme ça. Eh bien, c’est un peu comme la savon­nette Mon­sa­von à la télé ou à la radio, c’est ren­tré dans la tête mais tu ne sais pas trop d’où ça vient, c’est net. Je vais te don­ner un exemple : on s’est réuni hier, il y a un gars qui est arri­vé vers 9 heures et on dis­cu­tait… Il disait que le mou­ve­ment qu’on avait fait était com­plè­te­ment absurde, alors que c’était un gars qui avait occu­pé avec nous, tu vois. Je lui ai deman­dé avec qui il en avait discuté.

— Avec mes beaux-parents.

— Avec tes beaux-parents ?

— Oui, mes beaux-parents sont au PC.

Bon, c’est net. Le gars n’est pas au PC. Je lui ai dit que j’étais à la CGT mais pas au parti.

— Oui, ça m’intéresse, parce que moi non plus je ne suis pas pour le parti.

Il n’empêche que dans ses pro­pos… il en a même dis­cu­té avec un délé­gué de tel endroit, tu vois.

En fait, sur Saint-Denis, il y a un poids ; le PC a un poids, c’est énorme, main­te­nant je com­mence à m’en rendre compte.

— Les gars ils lisent l’Humanité ?

— Non. Peut-être chez eux, mais… Ce qu’ils lisent c’est l’Humanité-Dimanche parce qu’on la leur apporte à domi­cile, tu com­prends ; et le mec, pour être bien vu dans la com­mune… parce qu’en fait ce n’est pas dû à la com­mune, c’est la même chose que le mec pour son his­toire de 200 F : Il n’ose pas deman­der au sous-direc­teur une pho­to­co­pie de son acte de mariage pour tou­cher 200 F (Prime ver­sée par les œuvres sociales d’un orga­nisme pari­taire du bâti­ment). Il pré­fère les perdre, les 200 F parce qu’il n’ose pas. Alors, en fait, c’est ça, on est confor­miste, on est comme tout le monde et dans la com­mune c’est bien de lire l’Humanité-Dimanche. On n’en a rien à foutre, le jour­nal on le trouve un peu con, mais quand le mec vient on le prend quand même parce que… oh ! il y a ça… et puis il y a le truc de la télé, un tas de trucs et l’Humanité-Dimanche ce n’est pas si mal que ça, etc., on n’ose pas refu­ser au mec. Cela fait qu’on lit l’Humanité-Dimanche.

On lit peut-être autre chose je ne sais pas… Si, il y a le jour­nal de la com­mune quand même…

— … qui est tenu par les communistes ?

— Oui. Cela fait qu’il y a toute une idéo­lo­gie qui passe. Tout cela repré­sente une force oppres­sive mais il y a aus­si chez cer­tains jeunes un anti­cé­gé­tisme ou un anti-PC qui est très net. Je me sou­viens au moment d’élections, alors que je ne suis pas un cégé­tiste ortho­doxe (c’est pas clair dans la tête des gars), les gars scan­daient : « La CGT ne pas­se­ra pas ! » au niveau d’un petit ate­lier ça se tra­duit par ça.

— Les gars habitent-ils à Saint-Denis ou ailleurs ?

— Il y en a qui habitent à Saint-Denis ou les muni­ci­pa­li­tés voi­sines, mais c’est pareil. C’est assez curieux, on a l’habitude de… il y a des aspects posi­tifs. Quand on a un pro­blème, on va voir le maire, alors que sur Paris tu ne vas pas voir le maire. C’est un orga­nisme neutre, tan­dis que là c’est déjà une petite ban­lieue, une petite ville, où tout le monde se connaît ou presque.

La grève

— Pour situer l’événement dans le temps. On a occu­pé dans la nuit du 4 au 5 mai (jeu­di-ven­dre­di). Ça a com­men­cé le mer­cre­di 3. Nous avons eu une réunion avec la direc­tion pen­dant laquelle nous avons appris que la date de la paye serait le 8…

Le pro­blème est le sui­vant : habi­tuel­le­ment, la paye c’est le 7. Mais il y a des his­toires, depuis une année la paye a sou­vent du retard à cause des his­toires de méca­no­gra­phie. Nous avons déjà mené une action il y a un an pour la pério­di­ci­té de la paye. À l’époque, le PDG a vou­lu… (un vieux mon­sieur qui a démis­sion­né depuis comme la boîte a fusion­né) avant de quit­ter la boîte, pour les emmer­der, comme nous on avait mani­fes­té, il était tout seul, il nous a signé un papier disant que la paye aurait lieu même avant le 7.

— Vous êtes payés au mois ?

— Mais oui, comme tout le monde actuel­le­ment. Il y a le délé­gué indé­pen­dant qui a signé un accord.

… le 3 mai, quand je suis arri­vé le matin, les gars m’ont dit que la paye aurait lieu le 8 au lieu du 7. Comme le 7 c’est un dimanche, la paye aurait dû être don­née le 5. Les gars ont gueu­lé. J’ai atten­du le sous-directeur…

— C’est au niveau de ton atelier ?

— Oui.

— Il y a com­bien de mecs ?

— 50 envi­ron. Le sous-direc­teur nous a dit : « Faites ce que vous vou­lez, il n’en est pas ques­tion… vous aurez l’argent le 8. » On a débrayé.

… Il fai­sait beau. J’ai remar­qué que c’est sou­vent quand il fait beau qu’une grève éclate. C’est mar­rant. Même des fois je ne suis pas là, je reviens et les gars sont en grève. Quand il fait beau, ça doit jouer…

Les gars m’ont dit qu’il fal­lait aller au siège social. Là on a vu le direc­teur qui fait l’agence Paris-Saint-Denis.

— Le siège, c’est aux Champs-Elysées ?

— Oui, enfin c’est dans le 8e arron­dis­se­ment, pas loin de la place des Ternes.

C’était dur quand même. On a bien mis deux heures pour se déci­der, trou­ver un nombre de voi­tures suf­fi­sant. Il y en avait qui disaient : « Bon ! Je viens mais atten­dez-moi…» On était une délé­ga­tion d’une quin­zaine de personnes.

— Tu étais le seul délégué ?

— Non, on était deux délé­gués. On a frap­pé à la porte, on a vu la secré­taire du direc­teur qui nous a dit qu’elle allait voir si M. Untel était dis­po­nible. Lui, bête­ment, au lieu de nous rece­voir, il est sor­ti de son bureau, et là les mecs l’ont entou­ré et il était obli­gé de dis­cu­ter avec nous. Il était pâle, il tremblait…

C’est très inté­res­sant, parce que les gars l’ont remar­qué. Que le direc­teur ait peur, les gars ne se rendent pas compte de leur force. C’est à ce niveau-là qu’il faut qu’on en dis­cute, c’est impor­tant, moi je le sais parce que je l’ai res­sen­ti pour moi à l’époque où j’étais à contre-cou­rant par rap­port aux gars de mon ate­lier. Je sen­tais la colère, le mécon­ten­te­ment des gars, quinze paires d’yeux qui te fusillent, même au niveau du lan­gage, ça fait une impres­sion ter­rible. Alors, je com­prends qu’un type comme un direc­teur qui repré­sente quelque chose, l’autorité par exemple, je crois qu’il sort de Poly­tech­nique, il n’a pas l’habitude d’avoir des contacts comme ça. On avait déjà fait ça. Un jour, un direc­teur nous disait : « Mais je ne com­prends pas, vous avez la paye en retard, mais si tous les mois elle est en retard, vous devriez avoir pris vos dis­po­si­tions, avoir des habi­tudes ? » Alors, j’ai été vache avec lui, tous les gars étaient en grève et je lui ai deman­dé d’expliquer ça aux gars au réfec­toire. Je l’ai ame­né. Là, les gars ne l’ont pas tou­ché mais c’était bath : « Et vous, si vous gagniez 800 F par mois…» Il était confron­té… C’est bon ! Il trem­blait avec sa main sur la poi­gnée de la porte. C’est une bonne vache­rie, ça fait du bien, ça soulage…

… alors, il nous a dit : « Demain matin je vien­drai avec le direc­teur géné­ral à 8 heures 30 et on vous don­ne­ra des acomptes équi­va­lant à la paye. »

Forts de cela, il était tard, le len­de­main nous avons repris le bou­lot. À 8 heures 30, quand ils sont arri­vés, ils nous ont pas pré­ve­nus tout de suite qu’ils étaient là ; et ils ont deman­dé comme préa­lable notre cahier de reven­di­ca­tions. Les gars avaient déci­dé de débrayer dès qu’ils arrivent : « Dès qu’ils sont là… pof ! » C’était una­nime. On n’avait pas besoin de se regar­der mutuel­le­ment. Les direc­teurs nous ont donc deman­dé notre cahier de reven­di­ca­tions, un vieux cahier sur lequel était consi­gné que le délé­gué indé­pen­dant avait accep­té que la paye soit retar­dée entre le 7 et le 10. Et ce cahier, ce serait à voir si c’est une méthode non vio­lente ou pas, a été planqué.

— Ils en ont pas un double ?

— Non, jus­te­ment. J’ai tout fait pour que ce cahier soit plan­qué, pour les emmer­der. Il m’a deman­dé le cahier. Alors, j’étais hypo­crite. Je savais ce qu’il allait me deman­der, mais il me l’a deman­dé sur un tel ton, parce qu’on a un direc­teur qui a l’habitude d’avoir affaire à la pro­vince et il n’a jamais ren­con­tré quelqu’un qui se dresse devant lui. Il a l’habitude d’écraser. C’est le mon­sieur qui n’a jamais cédé. C’est très bon, puisque le mou­ve­ment qu’il y a eu là, si le direc­teur avait pris des dis­po­si­tions, il n’aurait pas eu lieu. En fait, il a favo­ri­sé tout. Et c’est tant mieux

— Tu ne lui as pas filé le cahier ?

— C’est ça. On lui en a filé un autre. Quand il est reve­nu, il a dit que ce n’était pas celui-là, on lui en a refi­lé un autre, tou­jours pas le bon, et une fois qu’il nous a deman­dé le bon on a dit qu’on ne l’avait pas. Après, les direc­teurs ont dit qu’ils vou­laient bien dis­cu­ter avec nous. Moi, j’avais à par­ler à mes col­lègues. Je leur ai dit : « Dans cinq minutes. Vous nous avez fait attendre, nous, main­te­nant, nous vous fai­sons attendre. » Ils n’ont pas atten­du, ils sont mon­tés dans leur voi­ture et ils sont par­tis et c’est à la suite de cela qu’on a déci­dé de retour­ner au siège.

— C’est le 4 mai, alors ?

— Oui. On est retour­né au siège. Là il y avait un peu plus de monde quand même. La tem­pé­ra­ture avait un peu mon­té, mais c’est dur pour les gars de déci­der d’aller au siège social de la boîte. C’est très dur ! Tout le monde ne vou­lait pas venir, enfin on a payé deux taxis, il y en a quelques-uns qui sont res­tés… je ne sais pas ce qu’ils ont fait… on les a revus… tu comptes pas tous les gars !

— Vous étiez combien ?

— Une qua­ran­taine. Nous avons occu­pé le hall de récep­tion. La direc­tion nous a dit toute la jour­née qu’elle vou­lait bien dis­cu­ter avec nous lorsque nous aurions quit­té le hall, mais pas avant. Nous, on a dit que dans ces condi­tions on res­tait et on ne dis­cu­tait pas. C’est très bon. C’est une erreur de la direc­tion d’avoir refusé.

— Il y a com­bien d’employés au siège ?

— Je ne peux pas te dire exac­te­ment, mais à peu près 120 personnes.

— Vous êtes arri­vés le matin ?

— Oui.

— Et vous avez occu­pé toute la journée ?
 — Oui. Il y avait des gars qui étaient reve­nus. Il y avait des gars en bleus qui se sont chan­gés. Je me suis chan­gé parce que j’allais en taxi, il m’aurait peut-être pas pris en bleus. Mais c’est bon, parce que dans ce hall de récep­tion il y a des fau­teuils et un tas de trucs. Jus­te­ment, on n’est pas pas­sé par la petite porte des employés mais on est pas­sé par l’entrée prin­ci­pale où on reçoit les représentants.

On a occu­pé toute la jour­née. On a essayé de mettre l’inspecteur du tra­vail dans le coup en lui disant : « Voi­là, la direc­tion ne veut pas nous don­ner la paye. » Lui nous a dit de quit­ter le hall et puis ma foi…

Le soir, on était tou­jours là et à un moment don­né il y a des gars qui ont dit : « On rentre chez nous. » En fait, le soir, la ques­tion est lan­cée comme ça : « On occupe ? » Mais ça s’est répé­té par quelques gars, comme ça, ça mûris­sait petit à petit. Et à un moment don­né, c’est deve­nu défi­ni­tif : on occu­pait. Il y avait toute une table de mecs qui avait déci­dé d’occuper.

On va par­ler de la concierge… Au siège il y a un local du comi­té d’entreprise, c’est un petit réduit où on fait des réunions, où on classe des dos­siers, il m’arrive d’y aller dans ce local et je prends la clef et bien sou­vent j’oublie la clef dans ma poche. Alors la concierge me dit (c’est un détail mar­rant): « Vous n’oublierez pas de me rendre ma clef ? » Je lui ai dit que je n’aurais cer­tai­ne­ment pas à lui rendre la clef ce soir, parce que ce soir on reste là.

C’est mar­rant, parce que je la sen­tais der­rière la porte et puis je la voyais comme ça, la bouche ouverte, une petite bonne femme, petite boule, tu sais, âgée, elle doit avoir plus de 65 ans, comme ça, la bouche bée et qu’elle allait le dire au sous-direc­teur de Saint-Denis et quand il m’a vu pas­ser… c’est mar­rant, parce que pen­dant tout l’après-midi il se fou­tait presque de notre gueule et là il com­men­çait à avoir des pro­blèmes, il tour­nait en rond : « Alors, il paraît que vous occu­pez ce soir ? » Moi, je lui dis : « Vous savez, je ne sais pas, c’est les gars qui décident. » C’est la phrase que j’emploie tou­jours… Ça avait l’air de le per­tur­ber un peu.

— Pen­dant toute la jour­née, quels ont été les contacts avec les employés ? 40 gars dans ce hall, cela avait bien fait causer.

— Oui, on a essayé d’avoir une réunion avec les délé­gués du siège, mais à part deux ou trois qui sont des mecs sin­cères, tous les autres se sont défi­lés, je parle des délé­gués, ils avaient à faire, ils n’avaient pas le temps, etc. Pour les gars au siège il n’y avait rien d’anormal tant qu’on n’avait pas occu­pé. On était là, c’est tout !

— Les employés ne sont pas venus dis­cu­ter avec vous ?

— Non, pas spé­cia­le­ment, non, je voyais les gens que je voyais d’habitude. Si, il n’y a qu’un type qui a essayé de me faire la morale en disant qu’on allait cou­ler la boîte, c’est le res­pon­sable du ser­vice achats. Je n’ai accep­té de dis­cu­ter avec lui que lorsqu’il y avait du monde autour de moi. J’ai eu une bonne dis­cus­sion avec lui :

— Vous vou­lez cou­ler la boîte ?

— Nous, on n’en a rien à foutre, nous, ce qu’on veut c’est gagner notre croûte et avoir la paye à l’heure.

— Oui, mais alors vous allez cou­ler la boîte ?

— Et un tel qui a été mis à la porte ? Et les licen­cie­ments ? Qu’est-ce que vous en faites ? Pour la bonne marche de l’entreprise on licen­cie et cela ne vous gêne pas ?

— Quels licenciements ?

Il y a quand même eu tout un ser­vice de télé­pho­nie, 55 per­sonnes qui, petit à petit, ont été licen­ciées. Et quand tu prends quelqu’un à par­tie comme ça et que tu as les gars autour de toi, c’est positif.

— À midi, vous avez bouf­fé comment ?

— On s’est débrouillé de la manière sui­vante : comme on avait tous com­man­dé notre can­tine à Saint-Denis, c’est une can­tine exté­rieure, on a envoyé un gars la chercher.

— Qu’est-ce qui s’est pas­sé quand les mecs sont arri­vés avec la cantine ?

— Eh bien, les gars com­men­çaient à avoir faim, on leur avait dit qu’il fal­lait attendre. Je ne sais pas trop ce qui s’est pas­sé… mais j’ai enten­du… dès que la can­tine est arri­vée (il était une heure de l’après-midi, parce qu’au siège ils bouffent à une heure, et nous on a l’habitude de bouf­fer à midi ; ça fai­sait donc déjà une heure qu’ils atten­daient, ils avaient l’estomac creux)… et dès que les plats sont arri­vés ils n’ont pas atten­du, ils sont tous mon­tés là-haut. Il y a eu du cha­hut… il y a un petit esca­lier assez exi­gu… mais ils se sont débrouillés, ils sont pas­sés je ne sais pas com­ment, mais ils ont bouf­fé. Ils ont même bouf­fé les gâteaux des femmes de ser­vice. Il y avait quatre gâteaux dans une assiette parce qu’elles ne mangent pas à la can­tine, mais il doit res­ter des gâteaux comme elles font la vais­selle. On peut dire que ce n’est pas bien, on peut dire tout ce qu’on veut, mais… il y a un copain délé­gué qui m’a dit ça. Sur le coup, je me suis mar­ré, quoi ! quitte à leur payer d’autres gâteaux, mais il ne faut pas en faire une affaire. C’est nor­mal qu’il y ait des bavures dans des trucs comme ça et au départ je pense qu’il faut les accep­ter sinon on ne fait rien. Et bien sou­vent on ne fait rien. Il vaut mieux accep­ter les bavures…

Au départ, pour en reve­nir à la femme de ménage, la nuit où nous avons occu­pé, il y a eu un pied de table cas­sé, ce n’était pas grave. Alors, elle a été mettre la table bien en évi­dence et quand je suis pas­sé elle gueu­lait ; je lui ai dit que ce n’était rien. Elle a répon­du : « Oui, mais avec vous ce n’est jamais rien ! » Le len­de­main elle avait une atti­tude tout à fait contraire, elle a contri­bué à fer­mer toutes les portes.

— Le soir, com­ment avez-vous bouffé ?

— On a gri­gno­té. Il y a un copain qui est reve­nu avec… j’ai bouf­fé un œuf dur et quelques bri­coles que quelqu’un avait amenés.

Le soir, à un moment don­né, les gars sont tous par­tis en disant qu’ils reve­naient mais on s’est retrou­vé à quatre de la boîte plus un trots­kiste qui est nou­vel­le­ment élu délé­gué mais qui, du siège, était tout seul, il est res­té avec nous. Il y a aus­si un gars de la CGT, un ingé­nieur, un mec du PC, il milite sur le plan de la Fédé­ra­tion, qui était là mais qui ne devait pas rester.

— Alors, vous vous êtes retrou­vés quatre de votre atelier ?

— Oui, plus un mec. Plus le trots­kiste du siège. Voilà.

— Et les autres sont par­tis, pourquoi ?

— Ils étaient en bleus, il fal­lait qu’ils se changent, d’autres vou­laient pré­ve­nir leur femme, leurs parents, etc. Il y a eu toutes ces ques­tions-là, mais per­sonne n’a réflé­chi qu’il n’y avait que quatre mecs qui res­taient là.

— Cinq ?

— Oui, mais le gars du siège, théo­ri­que­ment, il aurait pas dû rester.

— Oui, mais il est res­té quand même ?

— Oui. La direc­tion, à un moment don­né, nous a dit : « Voi­là, pour des rai­sons de sécu­ri­té, on est obli­gé de cou­per l’électricité et vous ne pou­vez pas res­ter dans les lieux. Reve­nez dans dix minutes pour nous dire ce que vous faites. » Nous avons dis­cu­té dix minutes. Est-ce que les autres allaient reve­nir ou pas ?

— C’était quelle heure ?

— 19 heures, envi­ron, pas loin de 19 h 30 peut-être. Il n’y avait plus per­sonne dans la boîte excep­té nous, la concierge et la direc­tion. On a déci­dé de res­ter. La direc­tion a répon­du qu’elle allait prendre ses dis­po­si­tions… On aurait pu se deman­der, bon, elle va appe­ler les flics, mais non, en fait, leurs dis­po­si­tions c’était… ils ont dû pré­ve­nir cha­cun chez eux qu’ils pas­saient la nuit avec nous. Après coup, je pense que c’est cela que ça vou­lait dire. Ils ont occu­pé leur bureau. Ils se sont arran­gés pour cam­per toute la nuit avec nous.

— Ils étaient com­bien, eux ?

— Trois.
 — Vous avez donc occu­pé à huit, déjà. Eux, ils étaient dans leur bureau et vous, vous étiez tou­jours dans le hall ?

— Oui, mais enfin toute la mai­son était à nous.

— Et ils n’ont pas cou­pé l’électricité ?

— Non, c’était un pré­texte pour nous faire par­tir. Mais il faut avouer que nous avons lon­gue­ment hési­té avant… parce que cinq gars ce n’est pas beau­coup, quoi ! dans un grand machin…

— Qu’est-ce que vous avez fait à ce moment-là ?

— Il y avait des négo­cia­tions qui com­men­çaient à se faire avec la direc­tion, elle nous disait : « On accep­te­ra de dis­cu­ter quand vous aurez quit­té les lieux. » On par­lait comme s’il y avait deux cents mecs dans le hall et moi tou­jours avec ce style : « Il faut que je consulte les gars…» On par­lait comme s’il y avait des troupes derrière.

— Mais ils ne savaient pas que les autres n’étaient pas revenus ?

— Si, ils ne sont pas si bêtes, ils ont bien vu qu’on n’était que quatre, les autres ils ne savaient pas où ils étaient, mais…

— Sur les quatre, il y avait deux délé­gués, et quels étaient les deux autres ?

— Deux Arabes.

— Et le deuxième délé­gué, il n’est pas arabe, par hasard ?

— Non, il est fran­çais. C’est un mili­tant CGT sans plus, c’est un bon copain et je me rends compte, à l’avoir enten­du dis­cu­ter, que… je dis­cute beau­coup avec lui… je l’ai un peu défor­mé… il y a des idées qui sont passées.

— Vous avez com­men­cé votre nuit ?

— Oui, les autres sont reve­nus petit à petit.

— Dans la nuit ?

— Dans la soi­rée, vers 9 heures ; on les atten­dait. La concierge, là, nous était hos­tile. Dès qu’on les a vus arri­ver, je suis sor­ti sur le pas de la porte et elle disait : « Si vous sor­tez, moi, je ferme la porte. » Je suis donc res­té sur le pas de la porte. Il y a un copain qui est venu avec sa femme ; elle est ren­trée, c’était un scan­dale avec la concierge : « Je ne laisse pas entrer de per­sonne étran­gère à la société. »

— Ce sont des jeunes ?

— Oui, le gars doit avoir 20 ou 22 ans. Un par­fait délé­gué de la CGT je crois qu’il n’accepterait pas. Pour moi, bien sûr, ce sont des erreurs. C’est des erreurs de pen­ser comme le par­fait cégé­tiste. Moi, je suis pour, parce que l’action sinon… l’action doit libé­rer, en quelque sorte, et dans la lutte, y com­pris la lutte syn­di­cale, les par­ties de rigo­lade ne doivent pas être exclues et dans la lutte syn­di­cale il n’y a pas beau­coup de par­ties de rigolade.

— Il y a com­bien de mecs qui sont reve­nus en fin de compte ?

— On était une dizaine. Il faut que je vous raconte le coup du pépère parce qu’à un moment où on était à cinq, on s’est tâté. Il y avait le gars de la Fédé­ra­tion qui était, bien sûr, pas pour que l’on occupe.

— C’est qui, le gars de la Fédération ?

— Un ingé­nieur de la boîte mais qui milite à la Fédé­ra­tion, un mec du PC. Moi, j’ai dit que je n’en avais rien à foutre d’être fou­tu à la porte. Main­te­nant, je n’ai plus l’intention de quit­ter la boîte, mais ça fait long­temps que je parle de quit­ter la boîte parce que j’en ai ras le bol. Le copain qui est délé­gué, lui, il s’en fou­tait, il y avait donc le pro­blème des deux Arabes. Un jeune Arabe et le pépère. Le jeune Arabe, il s’en fout parce que le bou­lot qu’il fait n’est pas son métier, il a pris ça en atten­dant, his­toire de gagner de l’argent. Le pépère, sa limite c’était… il a deman­dé en arabe : « Si on reste, est-ce qu’on va être bat­tu ? » L’autre Arabe a tra­duit. Évi­dem­ment, je lui ai dit non, qu’il n’y avait aucun risque.

— Il s’en fout d’être fou­tu à la porte, mais il ne veut pas être battu.

— Mais oui.

— Il a quel âge ?

— Il doit avoir une soixan­taine. C’était un truc formidable.

… À Saint-Denis, j’ai beau­coup d’audience auprès des immi­grés. Le fait de m’être occu­pé de ce Malien qui allait être fou­tu à la porte… Pour lui aus­si, tu vois, c’est le gars qui ne sait pas, si je lui dit qu’il faut faire grève, il fait grève, je crois. Si à un moment il n’a plus de fric, il peut plus, là il y aura un pro­blème bien sûr, mais… Tu as des mecs qui sont déter­mi­nés, il n’y a pas de pro­blèmes. On a l’habitude de dire que c’est des his­toires « à la Zola », mais c’est pas vrai, les condi­tions de vie… parce qu’il ne faut pas oublier cette fameuse his­toire : un jour de l’An on a trou­vé des Noirs morts asphyxiés dans un foyer, tu t’en sou­viens de cela ?

— Oui, oui.

— C’était à Saint-Denis. Ça n’est pas des mecs qui tra­vaillent dans ma boîte mais ça pour­rait l’être. Dans ma boîte, il y a des mecs qui vivent dans ces condi­tions-là. Donc, en effet, ces his­toires « à la Zola»… il y a des mecs qui vivent dans des condi­tions incroyables à mon avis, ce qui fait que ces mecs-là n’ont rien à perdre. Ils sont vache­ment dis­po­nibles. Pas tou­jours, mais une fois qu’ils sont en colère je pense qu’ils sont dis­po­nibles. Il n’y a pas de pro­blèmes. Leurs condi­tions, ils les acceptent, ils trouvent cela nor­mal, ce qu’ils ont connu avant c’était peut-être encore pire, donc… enfin, tu vois les Noirs dans quelles condi­tions ils vivent et toi, ça te démonte, mais ils sont tou­jours contents, tou­jours en train de rigo­ler, enfin presque. Tu te dis… merde !

— Pour en reve­nir à ton pépère, alors il a accepté ?

— Oui, il a accep­té. Je lui ai dit qu’on serait peut-être mis à la porte mais je ne pense pas qu’on soit battu.

— En fin de compte, sur les 50 de ton ate­lier, il n’y en a que cinq ou six qui sont reve­nus le soir ?

— À peu près, oui. L’occupation la nuit ça a consis­té à dor­mir plus ou moins, à dis­cu­ter, à rédi­ger un tract pen­dant que c’était calme parce qu’on pen­sait que le len­de­main il devait y avoir une agi­ta­tion. On savait qu’il allait se pas­ser quelque chose le lendemain.

— Com­ment avez-vous fait pour rédi­ger un tract à dix ?

— Je l’ai rédi­gé tout seul. C’était un tract très ano­din. À un moment don­né, je suis allé dans le local du comi­té et puis il y a quelques jeunes qui m’ont rejoint et nous avons plus ou moins dis­cu­té tout en rédi­geant et c’est un des petits jeunes qui l’a ter­mi­né parce que je n’en pou­vais plus, j’étais com­plè­te­ment vidé.

— Vous l’avez tiré à la ronéo ou comment ?

— Non, on s’est ser­vi de l’appareil syn­di­cal. Le len­de­main matin, quelqu’un a été le por­ter à l’union locale du 17e et l’a fait tirer.

— Il n’y a pas eu d’opposition ?

— Non, c’est un tract anodin .

… Quand tu as des oppo­si­tions à l’intérieur du syn­di­cat, quand ils ne veulent pas faire un truc, on ne dit pas qu’on ne veut pas te le faire, on te dit : « Tu sais, la dac­ty­lo elle n’a pas le temps de le taper ton truc, reviens dans quinze jours », et puis, à ce moment-là : « Zut, je ne sais pas où elle l’a mis. Ah, mais ça alors, tu n’en as pas un autre exem­plaire ? » Tu penses, si le gars n’avait pas gar­dé un double, il est mar­ron. Là, nous avions pris nos dispositions.

On a été le por­ter le matin à 8 heures et dans l’après-midi nous l’avons eu en 300 exemplaires.

— Pour­quoi 300 ?

— On aurait pu en avoir plus si on avait voulu.

— Mais vous avez aus­si la liber­té de le faire vous-mêmes, si vous pou­vez ? Chez vous, il y en a qui savent taper ?

— Oui, on com­mence. Ce qu’on fait aus­si quand on a un truc qu’on veut qu’il passe, on le tape nous-mêmes sur sten­cil, alors ils sont obli­gés de le pas­ser tel quel. On nous a déjà fait le coup de nous dire que « c’est dégueu­lasse, on va te le refaire ».

Le matin, on a infor­mé les employés qu’on avait occu­pé pen­dant la nuit. Ils ne le savaient pas quand ils sont ren­trés. Pour cer­tains, on deve­nait des pes­ti­fé­rés. C’est mar­rant la réac­tion des gens, des employés. Il y avait aus­si des mon­teurs ren­con­trés dans le cou­loir, tu étais gêné dans ton fau­teuil. Parce que cela devient anor­mal pour eux et ça crée un malaise, ça se com­prend. Toi, tu es dans une posi­tion, ils n’ont pas du tout l’intention de défendre ta posi­tion sachant pas trop non plus pour­quoi, etc. Il y a un chauf­feur qui nous a dit : « Vous êtes bien des cons ». Il trou­vait anor­mal qu’on occupe le hall de récep­tion. Il a gueu­lé assez violemment.

Tou­jours pas de pos­si­bi­li­té de dis­cus­sion avec la direction.

— Ils ont dor­mi là, les mecs de la direction ?

— Ils se sont relayés, mais par moment ils étaient trois, il y en a qui sont par­tis dans la matinée.

— Ils ont pré­vu leur maté­riel pour une occupation ?

— Ils ont dû sor­tir des… je me deman­dais ce qu’ils fou­taient… je crois qu’ils sont res­tés dans leur fau­teuil. Il y a un gars qui est venu nous voir parce qu’on fai­sait un peu de bruit, il y avait un jeune qui s’amusait sur une machine à écrire. Il nous a dit qu’il avait un coup de barre.

— Le directeur ?

— Oui.

— Qu’est-ce que vous avez répondu ?

— Je lui ai dit quelques petits mots et je lui ai deman­dé ce qu’il fou­tait dans son bureau. Je lui ai deman­dé s’il ne fai­sait pas de tract, lui aussi.

— Tu crois que la direc­tion est res­tée là pour que vous n’alliez pas dans les bureaux… cher­cher des dossiers ?

— Non, ce n’est pas ça. Je pense que si nous étions res­tés seuls dans la boîte… je ne sais pas si dans leur esprit c’est aus­si clair… je ne sais pas, mais il y a une his­toire d’autorité. S’ils ne sont plus là, l’usine est à nous ou le siège nous appartient !

— Leur res­pon­sa­bi­li­té est enga­gée, en tant que cadres. Et s’ils foutent le camp sachant qu’il y a des gens sur place, ils sont obli­gés d’avertir la police.

— Ils n’ont rien fait ?

— Non. Je crois que c’est cela. Ils n’ont pas vou­lu aver­tir… Moi, j’avais télé­pho­né à un copain en disant : « Je t’appelle toutes les heures. Si dans le quart d’heure qui suit, tu n’as pas de coup de fil, c’est qu’on est embar­qués. Alors, tu viens faire un tour à la boîte et si tu vois des gars qui cherchent tu leur expliques. »

Mais il n’y a rien eu. Ils n’ont cer­tai­ne­ment pas vou­lu que cela se sache. C’est pour­tant facile de faire virer cinq mecs. Moi, je n’y croyais pas. Moi je vou­lais gagner du temps, je ne savais pas ce qui allait se pas­ser. Cette his­toire d’autorité, de remise en cause de l’autorité… c’est ter­rible la pres­sion, le pou­voir qu’a un patron sur l’ouvrier. Et l’ouvrier ne met pra­ti­que­ment jamais en cause cette auto­ri­té de droit, il n’y a pas de pro­blèmes. Je com­mence seule­ment à le réa­li­ser. Quand on a essayé de faire une entrée en force dans son bureau, on frappe à la porte…

… c’était dans la mati­née… parce qu’après toute une jour­née, plus une nuit d’occupation, plus une mati­née sans avoir de dis­cus­sion avec la direc­tion (elle refuse tou­jours) il y avait des gars qui com­men­çaient à trou­ver que c’était long, ils com­men­çaient à en avoir marre, ils com­men­çaient à s’agiter. Alors, on a trou­vé… c’est mar­rant… le trots­kiste, c’est un mec gon­flé parce qu’il a occu­pé la nuit avec nous, lui, il est payé au début du mois mais nous que le 7, lui, il n’avait aucune rai­son d’être en grève, il a occu­pé la nuit avec nous, par soli­da­ri­té et le len­de­main matin il est retour­né tra­vailler. C’est mar­rant. Il occupe, c’est quand même une action et le len­de­main il retourne à son bou­lot. C’est assez bizarre. Il est venu nous voir dans la mati­née. En fait, nous ne savions pas trop s’il était en grève ou pas…

… les délé­gués se sont mis devant, on a frap­pé, on est entré et puis on a dit aux mecs : « Vous pous­sez, tout le monde rentre. » On était sur le point de s’asseoir et ça ne pous­sait pas derrière.

— Vous étiez com­bien à ce moment-là ?

— Une cinquantaine.

— Les autres étaient reve­nus dans la matinée ?

— Il y avait pra­ti­que­ment tout l’atelier. Et il y avait les gars des chan­tiers. Il y en a 400 sur la région pari­sienne, mais ils sont tel­le­ment dis­per­sés qu’on n’arrive pas à les joindre.

— Com­ment ont-ils été prévenus ?

— Par télé­phone et on a envoyé quatre gars faire un tour des chan­tiers. On a réus­si à rame­ner du monde mais c’était un tra­vail énorme pour un piètre résul­tat. Quand on est entré les gars n’ont pas pous­sé der­rière, ils ne se sont pas bous­cu­lés pour entrer, tout le monde est res­té der­rière… nous, on était un peu para­ly­sés. C’est le fait d’un truc para­chu­té, c’était l’idée du copain trots­kiste, j’étais un peu para­ly­sé au niveau de prendre cette ini­tia­tive, je ne voyais pas com­ment y venir. Il avait dit plu­sieurs fois qu’il fal­lait qu’on fasse ça, comme s’il avait un plan ; en fait, il n’avait pas de plan du tout…

— Vous étiez les deux délé­gués dans le bureau. On vous a dit de sor­tir et vous êtes sortis ?

— Oui, on a obéi. On a obéi à l’autorité.

— C’était quelle heure ?

— C’était dans la mati­née. Ça com­men­çait à deve­nir bor­dé­lique. Je com­men­çais à m’énerver. J’ai pous­sé des gueu­lantes. J’ai eu peur que les gars se mettent en colère, qu’ils fassent n’importe quoi. Puis, j’ai été faire un petit tour dehors. À ce moment-là, j’ai vu la direc­tion s’en aller et je me suis deman­dé ce qu’on allait faire pour l’empêcher de par­tir. J’ai vu, à ce moment-là, un gars qui avait très peur, qui était très pâle. J’ai dit à un moment don­né : « La direc­tion fout le camp, elle va se bar­rer, il faut l’empêcher de partir. »

On était éner­vé, on atten­dait. Il y avait des gars des chan­tiers qui venaient et qui par­taient. Vers midi, on a fait une réunion. Pour la bouffe, on n’avait rien pré­vu. Ça mer­dait lit­té­ra­le­ment. Je com­men­çais à trou­ver anor­mal que les délé­gués de la boîte ne par­ti­cipent pas d’une manière indi­recte, ne nous donnent pas un coup de main, comme pour faire tirer ce tract, on l’avait fait dans la nuit ce tract, mais il fal­lait envoyer quelqu’un le por­ter… Quand tu as des délé­gués qui n’ont rien à foutre sinon qu’à faire leur bou­lot… ils pour­raient indi­rec­te­ment… même s’ils ne veulent pas se mouiller… ils pour­raient don­ner un coup de main. À ce moment-là, il n’y avait pas l’aide que l’on pou­vait attendre.

Les femmes de ser­vice, elles, ont été vache­ment chouettes. Elles se sont arran­gées pour qu’il y ait du rab à la can­tine, elles se sont dépê­chées à faire la vais­selle. Elles ont cal­cu­lé les parts. Il y avait du rab de 100 per­sonnes pour faire à peu près un repas nor­mal pour 40.

— Il y avait des parts de viande ?

— Non. Mais il res­tait assez de légumes. Mais je pense qu’il y a dû avoir au siège, je le sau­rai peut-être plus tard, des mecs qui se sont pri­vés de bouf­fer pour que nous puis­sions bouffer.

Il y a aus­si une col­lecte qui a été faite avant qu’on boucle tout le monde dehors, je ne sais pas ce que ça aurait don­né si la col­lecte avait eu lieu après.

Dans la boîte, voi­là ce qui s’est pas­sé : on nous a dit qu’il y avait des gens qui avaient envie de se mettre en grève, mais ils n’osent pas. Il y a les des­si­na­teurs qui vou­draient bien mais ils n’osent pas. On a dis­cu­té avec eux. On a par­lé d’un peu de tout. Il y a des gars qui disaient que sur les chan­tiers ils avaient eu une aug­men­ta­tion assez impor­tante après ce mou­ve­ment de grève…

— Suite à ce mouvement-là ?

— Oui, et cela concer­nait 400 bon­hommes. Avec notre mou­ve­ment, nous n’avons rien obte­nu pour nous, mais pour les autres. Il y a des gars qui ont dit qu’ils avaient déjà pré­vu de don­ner, etc. Peut-être, mais pas cette somme-là, je ne pense pas. Y a des gars. qui ont com­men­cé à gueu­ler : « Oui, mais si on fait grève pour les autres, ce n’est pas la peine ! » Alors, il y a eu une dis­cus­sion là-des­sus en disant que de toute façon, quand on fait grève on y laisse des plumes, et, d’autre part, c’est tou­jours une demi-vic­toire du fait qu’à un moment don­né il fau­dra tra­vailler et avoir les chefs sur le dos et les accep­ter parce qu’en fait… pour le moment on est libre mais… À mon avis, il fau­dra qu’on reprenne le bou­lot, même si on a 150 balles de ral­longe, eh bien, c’est pas gagné pour autant.

À ce moment-là, un des­si­na­teur a dit qu’à 13 heures tout le monde va boire le café et il n’y a plus per­sonne dans la boîte, il suf­fi­rait qu’à ce moment-là on empêche les gens de ren­trer. C’est ce qu’on a fait.

— C’est donc le des­si­na­teur qui vous a don­né cette idée ?

— Oui.

— Il est mili­tant de quelque chose ?

— Il est nou­vel­le­ment élu à la CGT mais je ne sais pas s’il est politisé.

Donc tout le monde est par­ti boire un café. Nous étions tout seuls dans la boîte. Nous avons bou­clé les portes. Très vite. Il y en a qui ont essayé d’entrer par les fenêtres, on a fer­mé les volets. À ce moment-là, la concierge était avec nous. Et aus­si son mari qui nous a aidés à fer­mer les volets. C’est for­mi­dable le revi­re­ment de cette personne !

Il fai­sait beau. Il y avait toute la boîte sur le trot­toir d’en face. Il y avait des groupes, les employés en groupes… une ving­taine de mon­teurs sous les fenêtres, ils étaient dehors pour empê­cher les autres d’entrer… ça fai­sait un bloc ; ils se sont mis plus ou moins devant les deux entrées et à un moment don­né ils sont venus sous les fenêtres. Ils empê­chaient ceux qui vou­laient rentrer.

J’ai été ame­né à une prise de parole pour expli­quer pour­quoi on occu­pait. Juste à ce moment-là, le gars est reve­nu avec le tract qu’il a distribué.

— Il était vers 3 heures ?

— Oui. On voyait le délé­gué indé­pen­dant avec la direc­tion. Quelqu’un me l’a fait remar­quer, je l’avais déjà vu, mais c’est inté­res­sant que ça a été vu par toute la boîte. C’est un détail, mais…

Il y a eu des pro­vo­ca­tions. On nous a accu­sés de séques­trer les gens. Suite à cela, il y en a qui ont essayé de ren­trer en pous­sant sur les portes, on les avait bien ver­rouillées, il n’y a pas eu de pro­blèmes. On nous a trai­tés de fai­néants, moi en pre­mier, bien sûr. C’est un moyen de dis­cu­ter aus­si par la fenêtre… À ce moment-là, il y avait les mon­teurs… il y avait les cols blancs et les cols bleus… Il y a eu une espèce d’affrontement entre les mon­teurs et la direction.

— Les mon­teurs, qu’est-ce qu’ils font au siège ?

— C’est le résul­tat des coups de télé­phone. Ils sont 400, mais tel­le­ment dis­sé­mi­nés… le plus qu’ils soient c’est une équipe de dix ; s’ils décident de faire grève, il n’y a pas de coor­di­na­tion, c’est ça le problème.

— Et les mon­teurs ne pou­vaient pas entrer ?

— Ils ne vou­laient pas entrer. À ce moment, le pro­blème a été posé : on ne laisse pas entrer n’importe qui parce qu’on ne veut pas se battre à l’intérieur. À l’intérieur, on ne veut que des mecs qui soient déterminés.

— Vous n’aviez pas tout à fait confiance dans les mon­teurs, vous n’en étiez pas sûrs ?

— Non, parce qu’aussi nous sommes dans une situa­tion par­ti­cu­lière : on avait fait plu­sieurs délé­ga­tions au siège, occu­pé pen­dant toute une nuit, pris la déci­sion de fer­mer les portes. Il y avait donc une esca­lade, une mon­tée, ce qui fait que tu ne peux plus recu­ler. Ça a d’ailleurs été très dur. Un copain délé­gué, au moment où on a fer­mé les portes, il est presque tom­bé dans les pommes. Il y en avait qui sont sor­tis, on est res­té une ving­taine. Il y avait des mecs qui, pen­dant toute l’occupation, étaient au bis­trot : ils étaient loin, ils sont reve­nus après en fai­sant les gros bras. C’est mar­rant, parce qu’après les gars, entre eux, règlent leurs comptes : « Qu’est-ce que tu fou­tais toi, pen­dant que nous…»

Il y a un gars qui a repris le bou­lot dès le len­de­main matin et il gueu­lait. Les gars gueulent tou­jours quand ils reprennent le bou­lot avant les autres : « Oui, je n’étais pas d’accord, on ne m’a pas consul­té… je ne vou­lais pas venir… je suis venu là, mais je ne suis pas d’accord avec vous…», etc. C’est les gars qui ont eu peur. Le copain délé­gué aus­si a eu peur. Il fau­drait savoir pourquoi…

… Je suis allé chez lui, j’ai essayé de le faire par­ler, de par­ler de mes peurs, parce qu’il y a d’autres aspects : il a des res­pon­sa­bi­li­tés à l’union dépar­te­men­tale de la CGT. C’est des toutes petites res­pon­sa­bi­li­tés, mais n’empêche que ça per­met de faire pas­ser l’idéologie et ça per­met aus­si de le tara­bus­ter, lui deman­der des comptes. Autre­ment dit, le mettre dans une situa­tion embar­ras­sante. S’il n’est pas à même de se défendre, ça peut le mettre dans l’embarras. À un moment don­né, il a fou­tu le camp disant que son gosse avait le tym­pan per­cé ou je ne sais quoi… il est par­ti, on l’a revu long­temps après. Mais ce n’est pas grave. On ne l’a revu que le lun­di matin.

On occu­pait à une ving­taine, puis il y a deux com­mis­saires qui sont arrivés.

— Enfin, la police vint !

— Oui, des sau­veurs. Il y en a un qui a essayé d’entrer, on l’a repous­sé, c’est un copain qui l’a repous­sé vio­lem­ment, il a essayé d’entrer par la fenêtre.

— Il n’y avait pas de volet ?

— Il en est res­té quelques-uns ouverts pour dis­cu­ter avec les gens dehors. Comme on ne vou­lait pas ouvrir les portes, il y avait quelques per­sonnes qu’on accep­tait à l’intérieur, il y en a cer­tains qu’on fai­sait pas­ser par la fenêtre, parce qu’on ne vou­lait pas prendre le risque d’ouvrir la porte.

Le copain a dit : « Quand je fai­sais ça, il y avait des gars qui me rete­naient par les manches, des gars qui ne vou­laient pas qu’il y ait de réac­tion bru­tale contre la police. »

Le soir, à 6 heures moins le quart, sur le trot­toir d’en face, ça com­men­çait à s’agiter parce que…

— Ils sont tous res­tés tout l’après-midi sur le trot­toir d’en face ?

— Oui. À peu près.

— Et les gens qui pas­saient dans la rue ?

— C’est une rue assez calme. C’est le 8e, c’est bour­geois, pas loin d’Etoile, il y avait des gens qui fai­saient une sale gueule lorsqu’on est par­ti le soir à 8 heures. On a quit­té le siège. Que je raconte ce détail, pour moi c’est vache­ment important :

Le copain avait dit : « Main­te­nant c’est same­di-dimanche, les gars ne veulent plus occu­per. Il y a déjà des gars qui parlent d’ouvrir les portes…»

Nous avons fait une réunion. C’est bath, parce que dans ce hall de récep­tion il y a… on peut faire des tables rondes, tout était étu­dié pour, tout le monde était assis, enfin on a dis­cu­té. Je leur ai posé la ques­tion : « Qu’est-ce qu’on fait ce soir ? Est-ce qu’on occupe ? » Silence de mort. J’ai dit : « C’est simple, on répond par oui ou par non. Est-ce qu’on occupe ou bien ce soir tout le monde rentre chez soi et on voit ce qu’on fera lun­di matin ? » Il y avait un malaise. J’ai été obli­gé de tran­cher. J’ai dit : « Bon, écou­tez les gars, il ne faut pas nous faire mar­rer. Si quand je dis « tout le monde rentre chez soi » per­sonne ne gueule, c’est qu’on n’a pas tel­le­ment envie de res­ter. » À ce moment-là… une volée de moi­neaux… zoum ! plus per­sonne ! Dans les cinq minutes qui ont sui­vi, tout le monde était sou­la­gé, tout le monde était content, tout le monde est par­ti. On est res­té à deux, pour ran­ger un peu, pour reprendre le souffle.

— Les employés sont rentrés ?

— On avait accep­té qu’il y ait un employé par bureau pour cher­cher leurs affaires. À un moment don­né, après 6 heures et quart, il n’y avait plus personne.

— Il y avait encore des gars dehors ?

— Non, ils étaient par­tis. Tout le monde est par­ti et dès qu’on est res­té à deux…

— Qui était le deuxième ?

— Le trotskiste.

— Le mili­tant professionnel !

— Je pen­sais télé­pho­ner à mes parents en pro­vince parce qu’on avait le stan­dard à nous. Je n’avais même pas pen­sé à en pro­fi­ter. Main­te­nant, on souffle un peu, il faut en pro­fi­ter au maximum.

À ce moment-là, il y a le secré­taire des métaux et le per­ma­nent local qui sont arri­vés. Ils ont dis­cu­té avec nous. Moi, j’étais com­plè­te­ment vidé. Ils ont essayé de me récu­pé­rer. Ils venaient visi­ble­ment pour nous décon­seiller d’occuper le soir. Ils ont com­men­cé à cri­ti­quer tout ce qu’on avait fait. Je suis par­ti avec le trots­kiste. J’ai été bouf­fer chez lui. Il n’habite pas loin de la boîte. Les deux de la CGT vou­laient me rac­com­pa­gner chez moi en voi­ture. Cela aurait été un moyen de me tara­bus­ter dans un coin.

Ce qui est moche, au moment où on par­tait, quand on remet­tait la clef à la concierge, il y a un jeune qui est reve­nu avec deux autres. Eux, ils reve­naient pour occu­per ! C’est la meilleure, hein ! Ils étaient par­tis avant que la déci­sion soit prise. Tu essaies tou­jours de prendre les déci­sions quand il y a le maxi­mum de mecs pré­sents, mais il y en a tou­jours qui sont infor­més à contre-cou­rant. On leur a dit : « On s’en va. » Évi­dem­ment, ils ont fait une sale gueule.

— Et le lun­di, à Saint-Denis, la grève continue ?

— Oui, le matin je pro­pose de faire un piquet de grève devant la boîte mais ça n’a pas marché.

— Vous avez occu­pé l’atelier ?

— Non.

— Com­ment avez-vous fait ?

— On fai­sait grève sim­ple­ment, il y avait des mecs qui tra­vaillaient ; on ne les en a pas empê­chés. On occu­pait le réfectoire.

Le same­di matin, j’étais retour­né au siège pour voir, parce qu’il y a tou­jours des mecs qui ne sont pas au cou­rant, pour voir ce qui s’était pas­sé. Il y a la direc­tion qui est venue avec un huis­sier pour consta­ter l’état des lieux. Tout était bou­clé et il y avait des flics en civil et un car de flics qui rôdaient.

— Les employés tra­vaillent le same­di matin ?

— Oui, les payes étaient faites, mais par l’intermédiaire du com­mis­saire, ils ont fait deman­der, ven­dre­di, à ce que l’on accepte que le same­di matin dix employés viennent tra­vailler pour faire les payes.

— Ils avaient cédé alors ?

— Mais non, on était mar­ron puisqu’on vou­lait la paye le ven­dre­di et qu’on ne l’avait tou­jours pas. C’est nous qui avons cédé. On a eu la paye le lundi.

— Mais le lun­di vous avez quand même conti­nué à faire la grève ?

— Oui, parce que la grève, à par­tir d’un moment don­né, a dévié sur un autre plan, sur les ques­tions de revendications.

— Vous n’aviez pas envie de bos­ser quoi !

— Ce n’est pas la ques­tion, mais le paie­ment des heures de grève et tout ça… Et puis une fois que les gars sont en grève, il y a…

En fait, il y avait long­temps qu’on avait envie de mener une action, très, très long­temps. Mais il n’y avait pas de bou­lot. Donc, le rai­son­ne­ment était le sui­vant : il faut trou­ver la forme, les gars étaient mobi­li­sés mais il n’y avait pas de bou­lot. Il nous font faire qua­rante heures, étant don­né le salaire des gars c’est une catas­trophe, donc les gars n’allaient pas se mettre en grève alors qu’habituellement on fait qua­rante-cinq heures. Cinq heures de moins par semaine, c’est très bien s’ils avaient un salaire nor­mal, mais là ils ne peuvent pas se mettre en grève : il n’y avait pas de bou­lot. Non seule­ment ils font qua­rante heures, mais pen­dant ce temps-là ils ne font pra­ti­que­ment rien. Donc, ça pose un pro­blème. S’il y avait eu un mou­ve­ment, ça ne pou­vait être qu’un mou­ve­ment assez bru­tal, à Saint-Denis. Il y a une chose qui est nette : le mou­ve­ment a eu lieu à un moment où le tra­vail avait légè­re­ment repris. Ça fai­sait huit jours qu’on nous fai­sait faire qua­rante-deux heures et demie. Une semaine après, on occu­pait le siège. Il y a peut-être une rela­tion là aussi.

— Quels étaient les autres sujets de revendications ?

— Le paie­ment des heures de grève et des reven­di­ca­tions de salaire clas­siques : aug­men­ta­tion de 10 %, trei­zième mois. En gros, aug­men­ta­tion de salaire. On n’avait pas mis cela au départ, parce qu’en fait, lorsque la pério­di­ci­té n’est pas res­pec­tée, tu peux exi­ger le paie­ment des heures de grève. Donc, au départ, on était en grève uni­que­ment sur ce point-là. Mais comme la grève a conti­nué le lun­di, c’était donc sur un autre motif, il fal­lait donc que les autres reven­di­ca­tions apparaissent.

Le mer­cre­di, je me suis posé le pro­blème : il va y avoir quatre jours de congé (l’Ascension) et les gars qu’est-ce qu’ils vont faire pen­dant quatre jours ? Et dans quel esprit ils vont être au bout de ces jours ? C’est ter­ri­ble­ment démo­bi­li­sa­teur quatre jours. Mer­cre­di, ma posi­tion était la sui­vante : si c’est pour reprendre lun­di, autant reprendre aujourd’hui, on béné­fi­cie­ra de cette jour­née de congé. Nous avons fait un son­dage, et j’ai pro­po­sé le vote en disant : « Voi­là, les gars, la ques­tion se pose de la manière sui­vante : ou on reprend le bou­lot aujourd’hui pour béné­fi­cier de ce jour de congé, ou l’on conti­nue la grève mais lun­di il fau­dra s’attendre à par­tir pour trois semaines. »

J’ai un peu for­cé la dose pour ne pas vio­ler les mecs.

Il y a des gars qui m’ont dit : « Moi, j’ai peur que lun­di il y ait beau­coup de mecs qui aient envie de reprendre. » Les mecs m’ont dit : « Si tu as peur, c’est que c’est pas la peine de faire grève. »

Quand on est pas­sé au vote, il y avait une atmo­sphère ter­rible. On a voté à main levée, mais c’était à peu près égal. On est pas­sé au vote en poin­tant tous les noms. Mais les gars gueu­laient très, très fort. Les uns oui et les autres non. Et là, il y a eu une majo­ri­té de oui, pour la reprise. Il s’en est fal­lu d’une voix…

Après, il y a eu des ten­sions ter­ribles. C’est l’heure à laquelle les gars avaient bouf­fé. Il y avait des litres, des assiettes sales par­tout, la poi­gnée de la porte vitrée était cas­sée — il fal­lait frap­per au car­reau pour pou­voir entrer —, je ne sais pour­quoi, j’ai eu peur. C’est un aspect anor­mal, les gars étaient sur­ex­ci­tés et cha­hu­taient plus ou moins brutalement.

Il y avait une chaise cas­sée. Je suis allé dans l’atelier et j’ai pris deux balais. Un gars en a pris un, et nous avons balayé. Après, ça s’est cal­mé. Dans ces moments-là, il y a tou­jours des gars, sur­tout des jeunes, qui demandent : « Qu’est-ce que l’on fout ici, qu’est-ce que l’on attend, on perd notre temps. » C’est ter­rible de ne pas pou­voir leur don­ner de solu­tion ni de réponse. La grève, c’est attendre.

J’ai posé le pro­blème en d’autres termes…

Pour moi, compte tenu de la situa­tion, il n’est plus ques­tion main­te­nant de retour­ner au siège, c’est fli­qué, et puis ce que l’on a pu faire, on ne le recom­men­ce­ra pas. Etendre la grève sur les chan­tiers ? On les a vus défi­ler, ils sont au cou­rant, mais lun­di il n’y aura pas 400 bon­hommes à la boîte…

— Puis, ils ont été augmentés ?

— Oui, donc il ne faut rien attendre des chan­tiers. Quant à étendre la grève sur Saint-Denis, il n’y a pas de coor­di­na­tion entre les boîtes par le canal syn­di­cal, c’est ce que je pense, je ne l’ai pas dit, mais dans les syn­di­cats, quand il y a une grève, ils n’en parlent pas de manière que… c’est net, ils ne veulent pas que cela fasse tache d’huile et qu’ils prennent des habi­tudes de coor­di­na­tion entre eux sans pas­ser par l’appareil. Faut que les mecs res­tent coupés.

Après le vote… la logique syn­di­cale aurait vou­lu qu’on reprenne le bou­lot, mais… On a eu à peu près 5 % d’augmentation, il y a une his­toire de grille de salaires, mais il y a sept gars qui n’ont pas été aug­men­tés du tout. Alors reprendre dans ces conditions-là…

— Pour­quoi ?

— Parce qu’en fait on passe à une autre grille de salaires, on était des ouvriers de la métal­lur­gie, on devient des ouvriers du bâti­ment. On passe donc sur une grille bâti­ment qui nous est plus favo­rable, cela fait à peu près 5 % d’augmentation, les his­toires de pro­mo­tion, des appel­la­tions qui passent dans la caté­go­rie supé­rieure. On a dis­cu­té comme des mar­chands de tapis avec la direction.

… donc, j’ai posé le pro­blème en d’autres termes : « Voi­là, ceux qui sont pour la reprise du bou­lot, est-ce que dans deux mois vous êtes prêts à redémarrer ? »

C’est une manière défor­mée de dire : est-ce que vous vous sen­tez tou­jours mobilisés ?

Et j’ai posé à ceux qui étaient contre la reprise, c’est-à-dire tous les jeunes : « Si, dans deux mois on redé­marre, est-ce que vous venez avec nous ? » Les mecs, tous, nous ont dit, très fort et bru­ta­le­ment : « Non ! » Ils étaient vache­ment insa­tis­faits, on ne pou­vait donc pas reprendre dans ces condi­tions-là. Dire aux jeunes qu’ils doivent se plier à la majo­ri­té… je ne sais pas, moi. Alors, j’ai dit : « On va rajou­ter des trucs sur le cahier de revendications. »

Cela a mis tout le monde d’accord et on a conti­nué la grève. Les gars étaient tous d’accord, en fait, pour rajou­ter des condi­tions sur le cahier de reven­di­ca­tions en disant qu’on ne peut pas reprendre le tra­vail si l’on n’a pas obte­nu telle réponse et telle réponse, etc.

— Les sept qui n’ont pas été aug­men­tés ? Ce sont des jeunes ?

— C’est variable. En fait, la direc­tion est d’accord pour aug­men­ter tout le monde, mais elle demande un délai pour étu­dier les cas par­ti­cu­liers. Main­te­nant, il faut voir… mais c’est emmerdant.

* *

Après cette pre­mière dis­cus­sion devant un magné­to­phone, un texte dac­ty­lo­gra­phié a été tapé en quelques exem­plaires, puis nous nous sommes retrou­vés pour déga­ger un cer­tain nombre de thèmes et essayer de les approfondir…

* *

Le vote

(pre­mière discussion)

— Le vote, c’est une chose à évi­ter dans cer­tains cas, il faut sen­tir la situa­tion parce que ça crée un cli­mat insup­por­table, le vote. Faire voter les gars, c’était les ame­ner à remettre en cause la grève. C’est uti­li­sé par les syn­di­cats, nous l’avons uti­li­sé, mais on n’avait pas à le faire. Main­te­nant, après coup, je me rends compte que ça a été une erreur, mais il faut admettre aus­si qu’on avait de l’inquiétude, quatre jours de congé, qu’est-ce qui va se pas­ser lun­di… j’étais inquiet que les mecs soient déçus et qu’il n’y ait pas de mou­ve­ment pen­dant long­temps. On fait le maxi­mum pour que ça marche dans les meilleures condi­tions, si on fait des erreurs tant pis.

— Oui, mais si les mecs ne votent pas, pra­ti­que­ment, cela revient à les mener ?

— À les mener à conti­nuer la grève ?

— Comme tu veux, à l’arrêter, ou à la conti­nuer. Comme font les syn­di­cats. Si tu ne fais pas voter… c’est pas démo­cra­tique, les mecs ne sont plus pour rien dans leur action. Qui est-ce qui prend la déci­sion à ce moment-là ? C’est le délé­gué ou le comi­té de base ; il n’y a pas trente-six solu­tions. S’ils votent c’est pour qu’ils sachent qu’ils ont en main la déci­sion de ce qu’ils font. S’ils ne votent pas, qui va prendre la déci­sion ? Il fau­drait trou­ver un autre sys­tème. Mais je ne vois pas dans le cas d’une grève qui regroupe cin­quante ou plus de per­sonnes com­ment faire.

— Pour moi, dans ces cas-là, il n’y a pas de pro­blèmes. Quand ça se situe au niveau de l’atelier, il n’y a pas de pro­blèmes. Tu as des mecs qui prennent des ini­tia­tives alors que tu ne t’y atten­dais pas, des ini­tia­tives posi­tives, des trucs aux­quels tu n’aurais pas pen­sé toi-même, mais les déci­sions… je n’ai aucune gêne à être direc­tif dans ces cas-là.

— Oui, je veux bien, mais n’empêche que, pour des cas comme ça, pour ou contre la conti­nua­tion de la grève, il faut bien que ce soient les mecs qui décident.

— Je ne suis pas d’accord avec toi. Voi­là ce qui s’est pas­sé : on a fait pas­ser nos propres pré­oc­cu­pa­tions au niveau du groupe parce que per­sonne… j’en ai dis­cu­té avec le copain, lui il pré­tend que si… quelques-uns ont com­men­cé à en par­ler… mais je n’ai enten­du per­sonne… tu as rai­son, à par­tir du moment où il y a des mecs qui remettent en cause la conti­nui­té de la grève… s’il y a des mecs qui la remettent en cause, oui, d’accord, là tu poses le pro­blème du vote. Il y a un moment don­né où ça se voit. Mais si tu le fais, alors que per­sonne ne pense à reprendre le bou­lot… il y a cin­quante mecs, c’est pas comme quand il y en a trois mille, cin­quante mecs c’est un bocal, le pro­blème est dif­fé­rent et dans le bocal tu sais à peu près… tu as tou­jours une dizaine de gars autour de toi… tu es bien atten­tif à tout ce qui se dit de manière à le redres­ser s’il y a des trucs qui sont démo­ra­li­sa­teurs. Ce qu’on a fait… on est pas­sé au vote… d’ailleurs, c’est le copain qui a pris l’initiative, mais ça, c’est la manœuvre… on se laisse défor­mer par les méthodes cégé­tistes : quand on veut faire entrer les gars dans l’écurie, on les fait voter. C’est le truc clas­sique. Si per­sonne ne parle de reprendre le bou­lot, c’est que les gars n’ont pas envie de reprendre le bou­lot, donc…

— Ça, je ne sais pas…

— Avant de pas­ser au vote… de toute façon, l’opinion dans une période comme ça… en fait, tu n’as jamais les condi­tions requises pour prendre des déci­sions. Par exemple, quand on a déci­dé de quit­ter le siège, tout le monde n’était pas là. On pou­vait esti­mer qu’il y avait suf­fi­sam­ment de monde pour prendre une déci­sion, alors, tant pis. On ne pou­vait pas faire autrement.

— Oui, d’accord, mais il y a une dyna­mique… Per­sonne ne parle d’arrêter la grève, ça conti­nue, mais si un en parle et si l’on décide le vote, ça crée un cli­mat démobilisateur.

— Oui.

— Le simple fait de dire : on vote pour ou contre la grève main­te­nant. Si un gars l’a expri­mé… comme le fait de se mettre en grève, il suf­fit qu’un en parle, pof ! ça fait boule de neige, on est en grève, tu ne sais plus comment.

— Oui

— Alors, il y a cette dyna­mique et puis il y a un côté très for­ma­liste : le vote, oui ou non. C’est deux choses tout à fait différentes.

— C’est ça. Comme tu dis, il y a une dyna­mique et les déci­sions, comme le fait de déci­der si l’on va en voi­ture… si l’on va au siège ou si l’on n’y va pas… en fait, c’est quelques gars qui décident cela. Si tu vas consul­ter les cin­quante mecs un par un… tu les pousses un peu à le faire. Moi, je dis que les gens ne se déter­minent pas libre­ment, ils sont influen­cés par un tas de choses…

— Je suis bien d’accord.

— Donc, il faut accep­ter… il y a tel­le­ment de cou­rants qui nous sont défa­vo­rables dans la socié­té qu’il faut accep­ter aus­si une cer­taine… disons mani­pu­la­tion parce que…

— Je pense qu’il n’y a pas seule­ment le moment où il y a des mecs qui parlent de reprendre. À ce moment-là tu peux pro­po­ser un vote. Mais il y a aus­si des paliers, c’est là où pra­ti­que­ment, tu entres en jeu en tant qu’avant-garde, parce que c’est ce que tu es, que tu le veuilles ou non. C’est à toi de sen­tir ces paliers dans l’évolution de la situa­tion objective.

— Voi­là, c’est ça.

— Bon, oui, mais c’est un palier dans la situa­tion non seule­ment parce que les mecs en parlent, tu vois, il y a un seuil et tu dis : il risque de se pas­ser ça. Donc, à ce moment-là, il faut peut-être pro­po­ser un vote pour que les mecs sachent.

— Je suis d’accord.

— Et cela semble être le cas. Là, il devait y avoir quatre jours, donc il y avait un seuil, c’est pour cela qu’il me sem­blait tout à fait juste de pro­po­ser le vote.

— Tu dis que c’est démo­bi­li­sa­teur de poser la ques­tion de la reprise quand les mecs n’en ont pas par­lé eux-mêmes.

— Oui.

— Mais cela dépend aus­si de la for­mu­la­tion, énor­mé­ment, et c’est pour cela que les syn­di­cats ils le savent très bien, ils for­mulent leurs ques­tions de telle façon que les mecs répondent, ça c’est comme pour les sta­tis­tiques, pour qu’ils répondent dans leur sens, il n’y a pas de pro­blèmes. Et peut-être qu’effectivement, je ne sais pas si tu leur as expli­qué la façon dont tu voyais les choses…

— Si, si.

— Tu avais une vue fina­le­ment assez pessimiste ?

— Oui.

— Et les mecs sont vache­ment sen­sibles à cela et, effec­ti­ve­ment, ce que font les syn­di­cats quand ils veulent la reprise, ils posent le pro­blème de la reprise, ils font pro­cé­der à un vote, les délé­gués expliquent, eux, leur vision du truc, et c’est en géné­ral une vision tout à fait pes­si­miste, de telle façon que les mecs… comme ils ont une cer­taine confiance en leur délé­gué, de toute façon, ils se recon­naissent. Ils votent à peu près dans le sens, sauf une cer­taine marge de mecs qui sont durs et qui veulent y aller à fond.

— Oui.

— Je pense que ça dépend sur­tout de ça.

— Aus­si de la formulation.

— Ça dépend essen­tiel­le­ment de la for­mu­la­tion parce que toi, en tant que mili­tant d’avant-garde, pra­ti­que­ment, tu es ame­né à sen­tir les paliers de l’action, même si les mecs ne les for­mulent pas… de savoir ce qui peut se pas­ser. Donc, c’est à toi de poser les pro­blèmes même si les mecs n’en ont pas par­lé. C’est cer­tain. Comme on sait aus­si que la spon­ta­néi­té a ses limites…

— Oui, c’est cer­tain. Mais si tu penses sin­cè­re­ment qu’on conti­nue l’action pour rien et que ça va s’effilocher, est-ce que tu ne dois pas arrê­ter l’action ? Faire ce qui est en ton pou­voir de faire ?

— Oui, mais toi, en tant que délé­gué, tu sais per­ti­nem­ment que tu as une audience qui est dif­fé­rente de celle d’un autre mec…

— Oui, c’est cela.

— Il faut être encore plus pru­dent quand tu exprimes ce que tu penses, je crois. Parce que si c’est un mec quel­conque qui s’exprime, les autres écoutent, ils se déter­minent en fonc­tion de cela, c’est un copain, mais toi, en tant que délé­gué, tu es quand même le mec qui a une expé­rience du bou­lot syn­di­cal, des luttes, etc., et ils t’écoutent et quand tu dis quelque chose ils ont ten­dance à pen­cher dans ton sens. Si, après toi, tu as un jeune con qui vient leur dire : « Non, les gars, il faut y aller à fond, il faut se tabas­ser avec les flics si besoin est », il t’écouteront, il n’y a pas de pro­blèmes. À leurs yeux tu es plus responsable.

— Oui, c’est le pro­blème. Dans l’agitation qu’il y a eu après, j’étais à contre-cou­rant, du fait que j’étais le lea­der et que je ren­ver­sais la vapeur. Les gars ne com­pre­naient pas cela. Il y a un gars qui est par­ti en gueu­lant : « Moi, je reprends le bou­lot. » Il est reve­nu dix minutes après, il s’est cou­ché sur la table, il s’est mis à rou­piller. Ça a duré assez long­temps, une heure ou deux. Il y a eu une ten­sion… C’est mar­rant, il y a un autre copain, qui est délé­gué, qui m’a dit : « Il faut que l’on reprenne le bou­lot, il le faut abso­lu­ment…» Il y a eu un moment de folie où j’ai eu l’impression que les gars étaient prêts à faire n’importe quoi et ça m’a fait très peur. Il faut dire, à plu­sieurs moments, je crois que j’ai sous-esti­mé les gars. C’était une situa­tion impos­sible. Au niveau du groupe. Il y avait une atmo­sphère ter­rible. C’est d’ailleurs à ce moment-là que j’étais très dépri­mé et que je vous ai télé­pho­né. Oui, il faut faire très atten­tion, c’est certain.

— Oui, dans ton rôle, c’est effec­ti­ve­ment vache­ment délicat.

— Je com­mence à pen­ser à ça… Il y a un autre copain qui est délé­gué et il a peur. Donc, lui, dans son rai­son­ne­ment, il a hâte de reprendre le bou­lot, comme ça il sera tran­quille. Incons­ciem­ment, c’est ce qu’il pense, je crois. Donc ça influence ter­ri­ble­ment son raisonnement.

Le vote

(deuxième dis­cus­sion, une semaine après)

— Il y a la notion de groupe où l’on décide tout en commun.

— Il y a deux manières de prendre des déci­sions : le vote, où il se dégage une mino­ri­té et une majo­ri­té, et l’autre façon que l’on n’a pas qua­li­fiée où les déci­sions se prennent lorsqu’il y en a un qui pousse et l’autre qui pousse der­rière ; une façon plus spon­ta­néiste de déci­der, alors il semble qu’avec la façon spon­ta­néiste il n’y a pas de mino­ri­té ou, s’il y en a une, tout le monde par­ti­cipe, il n’y a pas de cas­sure, mais si tu com­mences à voter il y en a qui vont être dans la mino­ri­té, d’autres dans la majo­ri­té et il y a la trouille parce qu’il n’y a plus d’union. Si tu pro­voques un vote, il y a une dif­fé­rence. Il y en a qui vont se sen­tir seuls.

— Oui, les gars, quand ils ont voté, c’était oui ou non d’une manière très caté­go­rique, il fal­lait trancher.

— Si tu votes, tu dis oui ou non, tu as pris par­ti, tu es fou­tu. Si tu ne votes pas, même si tu n’es pas d’accord, tu peux quand même te sen­tir avec la majorité.

— Un des défauts majeurs du spon­ta­néisme dans les groupes qui dépassent cinq ou six, c’est de favo­ri­ser très net­te­ment l’emprise de la mino­ri­té d’un ou deux lea­ders sur la masse informe qui suit, qui donc ne se déter­mine pas, qui avance… Tu conserves une una­ni­mi­té tout à fait artificiellement…

— Non.

— Et puis, c’est anti-démocratique.

— Je m’en fous. Je ne suis pas d’accord, ce n’est pas un ou deux lea­ders qui décident et puis tout le monde suit… et puis tu es une grande gueule et tout le monde suit la grande gueule : allez…

— Tu vas voter et puis après ça change rien.

— Ça change qu’il y a une déci­sion de prise.

— Je vois, au syn­di­cat l’on prend des déci­sions qui ne sont jamais appli­quées. Il se passe la chose sui­vante : le déclen­che­ment d’une grève, ça se fait à un moment don­né quand ça pète, sauf si c’est une grève natio­nale qui vient d’un mot d’ordre du syn­di­cat, mais s’il y a un pro­blème dans la boîte, un pro­blème que les gens vivent, par exemple la grève que l’on vient de faire, ça s’est pro­duit parce qu’il y a un mec qui m’a dit : « Faut faire grève. » Je leur ai dit : « Bon voi­là, vous aurez la paye avec une jour­née de retard. Je suis délé­gué, j’ai fait mon petit bou­lot de bureau­crate, mais ça dépend pas de moi, j’y peux rien. Alors, qu’est-ce qu’on fait ? » Et le gars a été voir trois ou quatre mecs, il a fait le tour de l’atelier et ça cor­res­pon­dait à un désir géné­ral : tout le monde s’est mis en grève. Eh bien, à ce moment-là, c’est les mecs qui ont déci­dé, c’est pas moi.

— Oui, là il n’y a pas dua­lisme oui-non comme quand on parle de vio­lence ou de non-violence…

— Dans une grève, c’est oui ou c’est non, il y a un dualisme.

— C’est faux, parce qu’avec l’autre façon, les gars peuvent réflé­chir, dis­cu­ter entre eux tan­dis que si c’est oui ou si c’est non, c’est statique.

— Je ne sais pas, une grève ça se déter­mine d’après un vote, c’est préférable.

— C’est la reprise qui se déter­mine par un vote.

— À par­tir du moment où l’on vote, l’on arrive au moment critique…

— Le vote est essen­tiel­le­ment réactionnaire.

— Non, si la grève se décide plus ou moins spon­ta­né­ment, après, les gars ont le droit de prendre en main leur grève donc de déci­der d’une façon un peu plus struc­tu­rée de ce qu’ils vont faire. Il faut prendre une déci­sion et c’est l’assemblée géné­rale des mecs qui décide.

— Pour en reve­nir à notre cas par­ti­cu­lier, il faut consi­dé­rer que nous sommes à peine cin­quante, pas deux mille. C’est dif­fé­rent. Pour en reve­nir au ven­dre­di où l’on a occu­pé, eh bien, le soir, par­mi les mecs qui occu­paient, il n’y en avait plus un seul qui vou­lait res­ter ; on est par­ti, sans consul­ter les autres, il y avait une déci­sion à prendre tout de suite, eh bien, tant pis pour les autres, on ne pou­vait pas attendre.

— Le méca­nisme du vote on le connaît assez bien, mais l’on ne connaît peut-être pas assez bien le méca­nisme de la spon­ta­néi­té. Une grève comme celle-là, ce n’est pas la même chose qu’une grève natio­nale. Il y a un groupe qui se consti­tue, on n’est plus des indi­vi­dus sépa­rés par des ques­tions de fric, d’autorité. Il y a une unité.

— C’est pas clair.

— Il y a des gens qui vont pou­voir par­ti­ci­per à une déci­sion d’une façon dyna­mique, ça va aller en se modi­fiant et je pense que ce n’est pas pareil. Le vote, c’est une ques­tion qui passe par la tête, par l’intelligence et l’autre qui passe par les sen­ti­ments, par l’affectivité.

— Dans ce vote, il y avait une voix de plus pour la reprise. C’est démo­cra­tique. On reprend. C’est peut-être irra­tion­nel, mais je me suis dit : « Reprendre divi­sés, autant conti­nuer. » En fait, par­mi ceux qui étaient pour la reprise, il y en a qui ont déci­dé pour décider.

— Tu disais, à un cer­tain moment, que les jeunes étaient contre la reprise et que tu leur as deman­dé si dans un mois ou deux ils étaient prêts à recom­men­cer et ils disaient : « Non, on ne recom­men­ce­ra pas une grève. »

— En fait, je pense qu’à un cer­tain moment don­né, au niveau du groupe, il doit y avoir una­ni­mi­té, donc s’il y a un point liti­gieux l’on doit pou­voir trou­ver le com­pro­mis qui satis­fait tout le monde. Et ce qui est curieux, c’est que dans ces périodes-là appa­raissent des reven­di­ca­tions éga­li­taires. En période nor­male, les gars sont pour la hié­rar­chie des salaires, dans trois mois les gars diront : « On est blo­qué. » Ils seront pour les dif­fé­rences entre eux. Dans ces périodes, les ouvriers sont dans des condi­tions dif­fé­rentes, ils ont des réac­tions dif­fé­rentes, il n’y a pas de problèmes.

— Si l’on ne vote pas, l’on peut tendre à l’unanimité en dis­cu­tant, alors que si l’on vote ça fait une cassure.

— Il y a plu­sieurs sortes de votes, par exemple le vote qui engage per­son­nel­le­ment et d’une manière directe (vote pour la reprise du tra­vail) ou le vote, par exemple, pour un chan­ge­ment de caisse de retraite, vote qui, pour le sala­rié, ne change rien. Un jour je me suis oppo­sé à un tel vote parce que je le trou­vais déma­go­gique car les ouvriers et moi-même n’avions pas assez d’éléments pour en déci­der et que par ce vote l’on entre­te­nait l’illusion que les gens déci­daient de quelque chose. En fait, à un cer­tain niveau, il y a une ques­tion de confiance. On consi­dère que l’on n’est pas habi­li­té, que l’on n’a pas le temps, ce n’est pas impor­tant, on fait confiance, l’on délègue ses pou­voirs à des spécialistes.

Le pro­blème de la direc­ti­vi­té et de la non-direc­ti­vi­té ce n’est pas facile, compte tenu du fait que l’on vit dans une socié­té auto­ri­taire. Il y a le pro­blème des immi­grés anal­pha­bètes qui n’ont d’autre choix que celui de te faire confiance. Lorsque tu poses les pro­blèmes, sans prendre posi­tion, d’une manière assez objec­tive, il arrive que les gars te disent : « Tu nous fais chier, pour nous ce qui compte c’est la paye, fais ton bou­lot de délé­gué, on n’en a rien à foutre, c’est à toi de déci­der. » J’ai remar­qué que l’on se déter­mine aus­si par rap­port au groupe lorsqu’il est concer­né. Lorsque tu poses la ques­tion, l’on te répond : « Et les autres, qu’est-ce qu’ils en pensent ? » On te répond lorsque c’est une ques­tion d’idées qui n’engage pas immédiatement.

— Les choses ne sont pas blanches ou noires, plus ou moins, c’est pas simple. C’est pour cela que le vote c’est pas vrai, ça ne repré­sente pas ce que pensent réel­le­ment les gens.

— Cela dépend. Si le vote concerne deux cents ouvriers, ce n’est pas la même chose qu’au niveau d’un petit groupe. Je pense qu’il est bon d’amener les gens à déci­der. On vit dans une socié­té où tout est déci­dé pour toi. Tes vacances sont déci­dées : avec le Club Médi­ter­ra­née. Pas de pro­blèmes. Le pro­blème, c’est d’amener tes sous. Amène tes sous, tout est réglé ; le retour, la cou­chette, le petit bis­cuit, la bai­gnoire, pas de pro­blèmes ! Toute la socié­té est comme ça.

— Le vote, c’est une façon de ne pas avoir de problèmes.

— Les assem­blées géné­rales c’est du bidon, c’est fait pour voter ce que le conseil de ges­tion a déci­dé, c’est tout. Il n’y a pas de pos­si­bi­li­tés de dis­cus­sion dans une assem­blée géné­rale : tout est pré­pa­ré avant, sché­ma­ti­sé. Ça dis­cute, mais il n’en sort stric­te­ment rien. Il ne peut rien en sortir.

Au conseil de ges­tion dans ma coopé­ra­tive, on n’a jamais voté. On dis­cute, puis on épuise le sujet, puis à ce moment-là, on reprend les élé­ments de la dis­cus­sion et l’on décide.

Dans la librai­rie (cette librai­rie est le moyen qu’ont choi­si des cama­rades pour mener une expé­rience d’animation), il y a une salle de réunion qui sert aus­si de salle de lec­ture. Cette salle est pério­di­que­ment enva­hie par un cer­tain nombre de zonards. Donc le pro­blème, pour nous, est de faire en sorte que cette salle reste dans sa des­ti­na­tion pre­mière et, pour la sécu­ri­té, qu’il n’y ait pas trop de drogue qui cir­cule, donc le pro­blème est : ferme-t-on la porte ou ne la ferme-t-on pas ? Il y a plu­sieurs ten­dances : par exemple, fer­mer la salle sys­té­ma­ti­que­ment ou bien faire le sys­tème d’écluse, c’est-à-dire fer­mer pério­di­que­ment ; quand c’est trop plein, on ferme. En fait, aucune de ces solu­tions n’est valable. On a remar­qué lorsqu’on ferme la porte pen­dant trois ou quatre jours, il y a des vitrines, si de l’extérieur de la librai­rie les gens peuvent voir ce qui se passe dans la salle, les zonards en ques­tion ne se sentent plus en sécu­ri­té et vont s’échanger leur came­lote ailleurs, mais il n’y a jamais eu de déci­sion votée pour savoir si l’on fait ceci ou cela. Le vote nous a tou­jours sem­blé inutile. On s’adapte selon les situa­tions du moment. Le vote ne sert à rien parce qu’il est fait en vase clos et les dis­cus­sions ont fait que l’on s’est cou­pé de la réa­li­té. Et c’est tou­jours au niveau de la réa­li­té que cela se passe.

La librai­rie, ce n’est pas un lieu de tra­vail ni un lieu de pro­duc­tion, c’est ce que l’on appelle un ter­ri­toire libé­ré. Dans un tel ter­ri­toire je ne pense pas que le vote soit néces­saire. À chaque conseil de ges­tion, les per­ma­nents exposent la situa­tion, c’est tout. On se tait, on peut dire ce que l’on veut. Toutes les dis­cus­sions qui sont faites ne servent à rien, à rien d’autre qu’à cer­ner le pro­blème. En fait, le len­de­main, ce sont les per­ma­nents qui ont à faire face à une situa­tion concrète, pré­cise, et qui ont donc à en déci­der. La veille au soir, les déci­sions prises auraient été arbi­traires et hors du lieu concret.

Violence – non-violence

— Je crois que l’on est tous condi­tion­nés par une vio­lence qui date de tou­jours, c’est-à-dire domi­na­tion, frus­tra­tion, inhi­bi­tion, tout ce que tu veux. Il y a des moments où toutes ces pul­sions se déchaînent ins­tinc­ti­ve­ment, où une agres­sion peut libé­rer, où une idéo­lo­gie, où un but libé­ra­teur défoule tout un tas de pul­sions qui datent de x géné­ra­tions. Devant cela, on ne peut pas asep­ti­ser les gens, enfin ceux qui luttent pour quelque chose. Contre une cer­taine vio­lence « ins­tinc­tive » qu’est-ce que l’on peut faire ? Moi, je crois que la solu­tion, c’est de pou­voir expli­quer de qui se passe. Si un gars se met en colère, c’est de pou­voir lui expli­quer pour­quoi il est en colère, mais si, en pleine conscience, les gens décident qu’il faut prendre des flingues et tirer sur les flics, eh bien, là tu ne peux rien faire.

— Mais là, il n’y a pas une ques­tion de vio­lence ou de non-vio­lence. Par rap­port à un groupe, il y a des pro­vo­ca­tions, il faut savoir y résis­ter pour ne pas tom­ber dans le panneau.

— Dans une occu­pa­tion d’usine, je ne me pose pas le pro­blème en termes de vio­lence ou de non-vio­lence, mais en termes quan­ti­ta­tifs, à savoir faire en sorte qu’il y ait le moins de gra­buge possible.

— Je pense que l’on pose un faux pro­blème parce que l’on parle d’occuper les usines et de s’opposer à la répres­sion d’une manière non vio­lente. C’est pour cela que l’on met la non-vio­lence en porte à faux. Je crois que si l’on est non violent, l’on revient peut-être aux théo­ries de Lan­za del Vas­to… On accepte de ne pas pos­sé­der… Lorsqu’on occupe l’usine, c’est comme si l’on vou­lait s’approprier un moyen de pro­duc­tion. Si l’on décide de le gar­der, par consé­quent, on accepte la violence.

— Je ne suis pas d’accord parce que les usines ne sont pas à nous, mais à nous tous, flics y com­pris. Je ne veux pas les usines pour moi tout seul, mais pour nous tous, flics y compris.

— Oui, ce que tu mets en ques­tion c’est la notion de pou­voir. Dans un conflit de classes, si tu remets en ques­tion la notion de pou­voir ouvrier… Fina­le­ment, tu mets en ques­tion la lutte de classes, non ?

— Non, parce que Lan­za del Vas­to, il est pour la pro­prié­té. Il est pour la pro­prié­té du Lar­zac. Le Lar­zac, il est à nous, il n’est pas seule­ment à l’armée, il est aus­si à tous les pay­sans. Lan­za del Vas­to défend la pro­prié­té du Lar­zac pour tout le monde et pour ceux qui y sont déjà. Il occupe les lieux, « le Lar­zac c’est à nous ».

— Le mot d’ordre, c’est : « Nous gar­de­rons le Larzac. »

— Et nous, c’est qui ?

— Voi­là le problème.

— Pour en reve­nir à la non-vio­lence. Marx dit un moment : Il faut faire, avant tout, une ana­lyse de la situa­tion pré­cise et adap­ter les moyens de lutte à la situa­tion. Marx, à son époque, dit qu’en Angle­terre les méthodes vio­lentes insur­rec­tion­nelles ne sont pas uti­li­sables. Il dit que les méthodes pas non vio­lentes — le mot n’existait pas à l’époque — il dit paci­fiques, étaient plus appro­priées, par exemple, qu’en Hol­lande ou en Alle­magne où la situa­tion était dif­fé­rente. Donc, ça situe aus­si le débat. L’action doit venir d’une ana­lyse assez pous­sée de la situa­tion réelle. Jus­te­ment les pro­blèmes de stra­té­gie viennent. Il y a des confron­ta­tions vio­lentes entre dif­fé­rentes stra­té­gies qui viennent du fait que les situa­tions n’ont pas été obser­vées, ana­ly­sées d’une façon réelle et concrète.

— Ce qui importe sou­vent, comme dans le cadre d’une grève insur­rec­tion­nelle, comme en Mai 68, c’est la défense du bas­tion que repré­sente l’usine, donc il n’y a pas de pro­blèmes, il faut repous­ser les agres­seurs, donc il faut se défendre.

— Tu disais tout à l’heure qu’il fal­lait empê­cher les CRS d’entrer et qu’il fal­lait défendre le lieu de travail.

— C’est pas le lieu de tra­vail, c’est un lieu qui est cir­cons­crit. Ça pour­rait être autre chose qu’un lieu de tra­vail. De fait, pour les ouvriers, c’est leur lieu de tra­vail parce que c’est le lieu de pro­duc­tion et puis, dans le cadre d’une grève insur­rec­tion­nelle, il y a la pers­pec­tive de la remise en marche de l’industrie.

— Pour le patron, il y a le pro­blème de la pro­prié­té : on occupe un endroit qui lui appartient.

— Pour que les CRS inter­viennent, il faut que le patron le demande ?

— Oui.

— Mais dans ton cas, vous avez occu­pé le hall de récep­tion, vous ne défen­diez pas votre lieu de pro­duc­tion, alors, dans ce cas-là, ça aurait pu se ter­mi­ner par un sit-in ?

— Ça ne se fait pas auto­ma­ti­que­ment, il fau­drait une pré­pa­ra­tion avant.

— Est-ce que ça aurait été plus effi­cace ? En fer­mant les portes comme ça et en repous­sant le com­mis­saire comme vous avez fait. Ce n’est pas vrai­ment violent, mais si après il y avait eu une véri­table attaque et si vous étiez res­tés plus long­temps, ils seraient peut-être allés cher­cher du renfort…

— Compte tenu que nous étions peu nom­breux, si le ven­dre­di soir nous avions accep­té de res­ter, je pense qu’il y aurait eu un affron­te­ment violent.

— Je ne sais pas si une cer­taine radi­ca­li­sa­tion de la lutte n’est pas per­mise par la bagarre, par la confron­ta­tion vio­lente, qui ne serait pas per­mise par une simple résis­tance pas­sive. Ce n’est pas réso­lu, mais il faut poser le problème.

— Faire un sit-in, c’est aus­si un moyen de s’opposer.

— Oui, mais il faut voir le pro­blème dans le cadre de la production.

— Occu­per sa propre usine n’implique pas la même chose pour soi que d’aller occu­per l’usine du voisin.

Il y a un pro­blème par­mi les gars qui n’ont pas fait grève le lun­di. Il y a deux gars qui avaient un pis­to­let. Il y a deux choses : soit que c’est un choix poli­tique, soit les gars ont eu peur. Mais le lun­di matin, celui qui avait le pis­to­let d’alarme était vache­ment déci­dé. Je m’étais mis devant lui, gen­ti­ment sans vou­loir le frap­per ni quoi que ce soit, il m’a bous­cu­lé juste un petit peu, pour pas­ser quoi. Je vou­lais dis­cu­ter avec lui, mais il n’a pas vou­lu. Tu sais, quand il y a un pro­blème, eh bien, j’en veux pas aux gars mais je les observe puis, tu vois, il y a une manière d’être et le gars m’a dit : « Je vou­drais dis­cu­ter avec toi. » (Et, effec­ti­ve­ment, un peu plus tard, c’est là qu’il m’a tout expliqué.)

— Tu crois que les mecs avaient un flingue pour s’en ser­vir contre les piquets de grève ?

— Oui, et aus­si parce que les mecs ont eu peur parce que ça a quand même fait un boum.

— Tu disais qu’il faut créer des situa­tions pour ne plus pou­voir reve­nir en arrière. Alors, il s’agit sur le plan tech­nique de trou­ver des méthodes non vio­lentes qui soient vrai­ment dans l’illégalité ?

— Oui, parce que dans le syn­di­ca­lisme, il y a une grande part de léga­lisme et même au tra­vers de mon atti­tude, je me suis aper­çu qu’il m’était arri­vé de dire au patron : « Vous nous avez mis dans une telle situa­tion que vous nous avez obli­gés à faire ça. » En fait, ce ne devrait pas être ça. On devrait pou­voir dire au patron : « On n’a plus besoin de vous. » On ne le fait pas parce que la situa­tion pré­sente ne le per­met pas, donc tu n’y penses pas, donc tu n’as pas le choix, donc tu adoptes une atti­tude légaliste.

— En fait, l’on ne veut pas dépas­ser les limites de ce qui risque d’amener des sanctions ?

— Oui, mais ce type de lutte peut être léga­liste pour ceux qui la font, vu du côté du patron, n’importe quelle oppo­si­tion est une attaque à son auto­ri­té, même si c’est d’une manière partielle.

— Oui, mais par la négo­cia­tion il la reprend, son auto­ri­té. Il rede­vient le maître des déci­sions. C’est toutes les limites du syn­di­ca­lisme dont il faut être conscient. En fin de compte il n’y a que des moments pri­vi­lé­giés pour dépas­ser ce stade. Ils ont repris les choses en main avec les accords de Gre­nelle en 68, et en 36 avec les accords Matignon.

Le fait de fer­mer les portes, de voir les patrons dehors, ça démys­ti­fie l’autorité. Il y a un jeune qui m’a dit qu’à ce moment-là il aurait osé s’affronter phy­si­que­ment avec son direc­teur. C’était possible.

— L’aspect de la vio­lence peut libérer.

— Ça peut être une oppo­si­tion dif­fé­rente, ça peut être autre chose…

— À par­tir du moment où l’on refuse d’obéir à un ordre, le chef devient méchant parce qu’il se met à avoir peur. Dans la vio­lence indi­vi­duelle il y a une part de peur. L’on se défend en atta­quant quand on a peur.

Piquet de grève – Rapports d’autorité

— Dans ton expé­rience, à aucun moment vous n’avez empê­ché les autres de travailler ?

— Si. Au siège. Le lun­di, à Saint-Denis, je pen­sais faire un piquet… mais ça n’a pas marché…

— Le piquet de grève est deve­nu le pre­mier acte sym­bo­lique de ceux qui veulent s’opposer ou reven­di­quer quelque chose.

— Ça implique qu’il n’y ait pas une majo­ri­té pour la grève.

— Pas forcément.

— Il y a une chose qu’il faut savoir, c’est pour­quoi les gens ne veulent pas se mettre en grève. Est-ce parce qu’ils n’osent pas ou est-ce une ques­tion de fric ?

— Non, ils n’osent pas.

— Oui, alors le gars qui force le piquet de grève avec un flingue, il ose, donc pour lui c’est une ques­tion de fric ?

— Je ne sais pas trop. La ques­tion est de savoir s’il avait un revol­ver pour ça ou parce qu’il avait peur. Il y a une chose, il y a le gars qui pense : « Ils sont deve­nus fous, ils vont vou­loir me cas­ser la gueule, il faut se défendre. »

— De toute façon, s’opposer à un piquet de grève et s’opposer à toute la hié­rar­chie c’est autre chose.

— C’est plus facile de s’opposer au piquet de grève ?

— Oui, il n’y a pas le même poids, il sait qu’il y a le tau­lier qui va gagner à un moment ou à un autre.

— Oui, se battre avec un autre ouvrier, c’est facile, mais dire merde ou ne pas dire bon­jour au direc­teur, c’est autre chose. Alors là, c’est un pro­blème d’autorité, ce n’est pas un pro­blème de fric. Quand un mec vient avec un flingue, il ose prendre des risques pour s’opposer à ses copains alors qu’il n’ose pas prendre des risques pour s’opposer à l’autorité, à la hiérarchie.

— Oui, mais le pro­blème d’autorité dans une boîte, il est uni­que­ment lié à la ques­tion de fric, parce que le patron c’est celui qui donne de quoi vivre. Le jour où le patron dit : « Je ne donne plus de fric », les gars deviennent fous et sont prêts à le tuer.

— Pour les cadres, tu disais que c’est pas une ques­tion de fric ?

— Pour un cadre, le pro­blème d’autorité, c’est aus­si une ques­tion de fric. Avoir 300 billets par mois, ça repré­sente un cer­tain pou­voir, avoir une voi­ture, un cer­tain bien-être.

— Les cadres sont encore plus sou­mis que les ouvriers.

— C’est dif­fé­rent, ils ont plus à perdre. J’ai vu, dans les comi­tés d’entreprise, les cadres lorsqu’ils ont une ques­tion à poser pour contrer la direc­tion, ils s’arrangent pour la faire poser par leurs col­lègues ouvriers parce qu’en fait, eux, ils ont des rap­ports directs avec la haute direc­tion alors que le petit ouvrier, lui, n’en a rien à foutre que le direc­teur géné­ral le prenne en grippe. Il est atten­tif à ses rap­ports avec son petit che­faillon, alors que les cadres, même les plus viru­lents, même les plus poli­ti­sés, dans les comi­tés d’entreprise ne s’opposent pas, ils laissent faire les ouvriers, ils leur donnent des conseils…

— C’est-à-dire que les cadres sont en posi­tion incon­for­table dans les entre­prises ? Les ouvriers les consi­dèrent comme des patrons et les patrons peuvent les ren­voyer comme ils veulent.

— Non, c’est pas ça, c’est que l’ouvrier, lui, il pro­duit alors que le cadre, il par­ti­cipe à la ges­tion sans en tirer les béné­fices. Il touche un salaire et par­ti­cipe à la ges­tion, il n’y a pas de pro­blèmes, c’est lui qui achète, c’est lui qui fait des études. Un cadre qui fait des études sur l’achat d’une machine qui va ame­ner le licen­cie­ment de dix per­sonnes — il peut faire cette étude — donc, en pro­po­sant l’achat de cette machine, il défend l’intérêt du patron. Le jour où l’on par­le­ra du licen­cie­ment des dix bon­hommes, il ne pour­ra pas faire grève avec eux. Alors, la seule chose qu’il peut faire, c’est pré­ve­nir les ouvriers, c’est de leur dire : « Moi, je suis cadre, mon rôle c’est de pro­po­ser l’achat de cette machine. Main­te­nant, si elle est accep­tée, il y a dix bon­hommes à foutre à la porte, à vous de vous défendre pour la faire refuser. »

L’autogestion

— On a remar­qué qu’il y a auto­ges­tion sou­vent quand le patron s’en va. Dans ce cas, les types sont obli­gés de prendre en main la pro­duc­tion, au départ ils ne vou­laient pas.

— Oui, les gars ne sont pas pré­pa­rés, ils n’ont pas l’habitude de déci­der mais d’obéir. À par­tir du moment où il faut déci­der en com­mun, il y a un appren­tis­sage à faire.

— Tu disais qu’en Espagne et en Algé­rie les patrons sont par­tis, c’est très vrai, mais il faut qu’ils partent.

— En auto­ges­tion, il faut qu’il y ait une pré­pa­ra­tion parce que tu te trouves en face, dans les situa­tions révo­lu­tion­naires, d’organisations qui ont un sché­ma et qui sont prêtes à l’adapter à la pro­duc­tion, à mettre en place un sys­tème de direc­tion qui ne remet pas fon­da­men­ta­le­ment en cause les rap­ports de pro­duc­tion. En Espagne, ça a été pos­sible parce qu’il y avait une cer­taine vacance, parce que les sta­li­niens n’étaient pas suf­fi­sam­ment forts, mais en France ils mettent aus­si­tôt en place un sys­tème de direction.

— Donc, il faut pous­ser en avant le genre d’organisation qui peut favo­ri­ser ce genre de prise de conscience.

— L’autogestion, c’est du bidon si l’on ne met pas en place de nou­velles méthodes, si l’on emploie les mêmes méthodes. Ce ne sont que les spé­cia­listes qui peuvent gérer une boîte telle qu’elle est faite maintenant.

Un prolétaire c’est quoi ?

— Je ne com­prends pas très bien la dif­fé­rence que tu fais entre défense des pri­vi­lèges et défense des acquis. Est-ce que les acquis de la classe deviennent des pri­vi­lèges… parce que les gars deviennent des ins­tru­ments de pro­duc­tion des possédants ?

— Je pense que le sys­tème capi­ta­liste a tel­le­ment évo­lué avec le sys­tème de cota­tion en bourse, avec le sys­tème de trusts, d’actions, de tout ça, plus per­sonne n’est réel­le­ment pro­prié­taire des moyens de pro­duc­tion. Consi­dé­ré sous cet angle-là, presque tout le monde est prolétaire.

— Il y a une pro­prié­té col­lec­tive du capi­tal pour cer­tains. Il est beau­coup plus répar­ti alors que du temps de Marx, c’était beau­coup plus une famille, un individu.

— C’est cela, on ne peut plus les scin­der en deux. Donc, pour expri­mer la dua­li­té entre les deux il faut trou­ver une autre façon d’analyser et d’exprimer l’état de fait. Cer­tains ne parlent plus de capi­ta­listes ou de pro­lé­taires mais de ceux qui com­mandent et de ceux qui exé­cutent les ordres.

— Oui, mais les ordres vont en cascade.

— Il y a aus­si la répar­ti­tion des richesses, la pro­prié­té et l’autorité.

— Oui, tout se recoupe.

— Il faut ana­ly­ser toutes ces notions sous dif­fé­rents angles.

Directivité – non-directivité

— Le pro­blème de la non-direc­ti­vi­té, je ne le pose pas tel­le­ment. En fait, c’est ce vers quoi je tends, mais si je ne peux pas faire autre­ment, j’accepte d’être directif…

— En fait, tu manœuvres en fonc­tion de ce qui te semble cor­res­pondre au désir des gars et des pos­si­bi­li­tés que tu entre­vois. Quand tu poses la ques­tion : « Qu’est-ce que l’on fait ? », il arrive que les gars te disent : « C’est toi le délé­gué, qu’est-ce que tu nous emmerdes, tu dois savoir, c’est à toi de déci­der. » Il y a un autre pro­blème : tu es plus conscient que les autres, à cer­tains moments tu te com­portes un peu en édu­ca­teur. Est-ce que tu acceptes, est-ce que tu n’acceptes pas ? On te dit : « Toi, tu as des heures de délé­ga­tion, tu as le temps. »

Cela te prend beau­coup de temps d’être délé­gué, même en dehors de ton boulot ?

— En fait, ça pose des pro­blèmes. Tu ne peux pas faire un bou­lot régu­lier, en plus, tu es tou­jours pré­oc­cu­pé. On en pro­fite pour te filer des sales bou­lots inin­té­res­sants et pour te payer mal.

— En fait, en dehors de tes heures de tra­vail, c’est à toi de limi­ter ce temps, en fonc­tion de ce que tu estimes utile et de tes dispo­nibilités. Je pense que tu peux arri­ver à ne pas empié­ter sur ta vie privée.

— C’est curieux dans cette grève… même par­mi les gens qui n’ont pas fait grève, il y a eu énor­mé­ment de com­pli­ci­té. En fait, le lun­di matin, je savais qu’il y avait un camion rem­pli de pièces que l’on aurait pu empê­cher de par­tir. En plus, il y avait des stocks qu’il faut deux mois pour renou­ve­ler, donc en occu­pant nos ate­liers on avait la pos­si­bi­li­té de mettre la boîte dans une impasse. Eh bien, le lun­di matin, on ne l’a pas fait. En fait, il y avait une ini­tia­tive à prendre, par exemple, quand le gar­dien a ouvert les portes c’était de les refer­mer der­rière lui : à ce moment-là les gars auraient occu­pé. Ça aus­si, c’est un aspect de la direc­ti­vi­té. Tu as une ini­tia­tive, les gars te suivent, tu mol­lis, les gars mollissent.

— Donc, en fait, le lun­di matin, tu n’as pas été directif ?

— En fait, j’étais indé­cis moi-même.

Célibataires et mariés

— Est-ce qu’il y en avait d’autres qui étaient prêts à te suivre… l’autre délé­gué par exemple ?

— L’autre délé­gué, lui, c’est un autre pro­blème. Moi, je vis seul, lui, il est marié… mais c’est très net, il y a le pro­blème des types qui sont mariés et des types qui sont céli­ba­taires… c’est net, net et sans bavures.

Par exemple, au moment de la reprise, tous les mecs mariés étaient pour, tous les autres étaient contre. Il y a les types mariés qui, le soir, rentrent chez eux, retrouvent une vie fami­liale avec tout ce que cela com­porte : confort, res­pon­sa­bi­li­tés, sou­cis, etc., pour qui le train-train quo­ti­dien est sécu­ri­sant. Les céli­ba­taires, pour eux, la grève c’est l’événement, un moyen de rompre avec la rou­tine et aus­si de s’affirmer. Pour eux, il y a un espoir de chan­ge­ment, ils refusent leur condi­tion. En plus, dans l’action, pour eux il n’y a pas de sen­ti­ment d’isolement, de cou­pure de la famille, du foyer. Je crois que les plus déter­mi­nés ce furent les Algériens.

Les inhibitions

— Je me rends compte que j’ai une morale étri­quée et cette morale étri­quée il ne faut pas l’appliquer aux autres, il faut essayer de s’en dégager…

Le truc clas­sique… quand j’ai com­men­cé à être délé­gué c’est… mais tous les ouvriers ont ten­dance à le faire… devant le patron, on singe le patron, pour mon­trer qu’on peut être aus­si bien que lui. Moi, sans vou­loir faire le contraire, dire que les ouvriers doivent res­ter sales… mais il faut trou­ver des formes d’expression qui nous sont propres. Dans cer­tains cas, la manière d’être des mecs, la spon­ta­néi­té, même si elle te choque, tu ne dis rien, mais après tout c’est peut-être moi qui… et j’ai pris cette habi­tude de lais­ser faire.

— Tu constates qu’il y a un cer­tain nombre de choses que tu n’oses pas faire ?

— Oui.

— Mais que les autres le font spontanément ?

— Que les autres… et puis leur manière d’être. Il y a des choses que je trouve vul­gaires, mais en fait c’est peut-être mes cri­tères qui me le font pen­ser. Par exemple, il y a un an, au moment d’une grève, les gars ont éprou­vé le besoin de pas­ser un film por­no­gra­phique. Moi, j’étais contre. Mais après coup, je me suis dit : pour­quoi pas ? Mais les gars, de toute façon, ont l’habitude du fait que j’essaye de ne pas être auto­ri­taire, les gars m’ont envoyé chier, ils se sont rame­nés avec une cou­ver­ture, la camé­ra et tout, et ils ont pas­sé leur film por­no­gra­phique au réfec­toire. J’avais sim­ple­ment deman­dé à ce que cela ne se sache pas, je ne vou­lais pas être emmerdé.

— C’était pen­dant le tra­vail ça ?

— Non, c’était pen­dant une grève. Et per­sonne n’en a jamais par­lé. C’était même mar­rant et un moment je m’y suis lais­sé prendre : je me suis dit que pen­dant que les jaunes sont en train de grat­ter, nous on est en train de faire les cons et, à ce niveau-là, j’ai trou­vé que c’était sen­sa­tion­nel, mais c’est tout ! Je me rends compte que j’ai une morale étri­quée qu’il faut essayer de dépas­ser parce que les gars sont en avant, bien souvent.

— Il y a des ter­ri­toires qui appar­tiennent à cer­taines per­sonnes. Chez les ani­maux c’est comme ça. Dans la boîte, tu vas d’un ate­lier à l’autre, comme ça ?

— Oui.

— Toi, délé­gué, mais les autres ?

— Il y a des fois où les gars me le demandent, ils me disent : « Toi, vas‑y, tu es le délégué. »

Il y a un nou­vel ate­lier qui vient d’être créé. C’est un nou­veau ter­ri­toire, eh bien, j’osais pas y aller, il m’a fal­lu faire un effort.

— Les patrons ont peut-être inté­rêt à entre­te­nir ce cloi­son­ne­ment entre les ateliers ?

— Oui, chez Miche­lin, ils ont trou­vé un biais juri­dique pour que les ouvriers ne cir­culent pas d’un ate­lier à l’autre ; tous les ate­liers fabriquent des pneus, mais tous les ate­liers sont secrets. Il fau­drait prendre l’habitude d’aller d’un ate­lier à l’autre.

— Oui, les situa­tion­nistes appellent ça l’occupation de l’espace.

À ce moment-là, le texte a été ronéo­té et pro­po­sé à d’autres cama­rades et aux lec­teurs. Nous publions main­te­nant les com­men­taires reçus.

Il est évident qu’il est pos­sible d’aller plus loin : orga­ni­ser par exemple une ren­contre élar­gie pour dis­cu­ter. Il en sor­ti­ra ce qu’il en sortira…

D’autres pour­raient vou­loir, en petit comi­té, essayer d’approfondir les concepts de pro­lé­ta­riat, d’autogestion, d’aliénation, etc.

La suite à don­ner dépend de vous, de nous tous.


Commentaires

Syn­di­ca­li­sa­tion

Le taux de syn­di­ca­li­sa­tion, a prio­ri, je m’en fous et je ne fais rien (ain­si que toute la sec­tion) pour aug­men­ter le nombre des syn­di­qués. Or, en fait, nous avons presque tri­plé le nombre en deux ans. Pour­quoi ? parce que les gars se sentent actuel­le­ment mena­cés et découvrent ain­si une cer­taine « condi­tion sala­riale » et cela les entraîne à cher­cher appui auprès de la struc­ture syn­di­cale pour leur défense. Ça, c’est pas beau ! (Syn­di­cats = assis­tants sociaux.) Mais s’ils sont venus à la sec­tion CFDT plu­tôt qu’à la CGT ou à FO ou à la CGC, c’est peut-être aus­si parce que nous avions cer­taines posi­tions, cf. ce que je dirai sur l’autogestion. En fait, plus je vais, plus je pense qu’il faut veiller à la syn­di­ca­li­sa­tion (si évi­dem­ment il y a pra­tique syn­di­cale saine à la sec­tion : pas seule­ment his­toire de faire payer des timbres) car c’est une façon d’amener les gars à s’informer, à prendre la parole, à décou­vrir plus, bref, à faire un pas dans le sens, presque, de l’illégalité ; et a prio­ri, je me défie­rais des mou­ve­ments « spon­ta­nés » de gars non syn­di­qués : ça retombe vite et bas. La lutte ouvrière est œuvre d’haleine, c’est pas du pou­ja­disme lunatique.

Influence du PC

Est-ce l’influence du PCF qui fait que l’on trouve sou­vent le genre de réac­tion cité dans le docu­ment ? ou serait-ce plu­tôt ceci : le mou­ve­ment ouvrier a per­du de sa viru­lence par rap­port à ses débuts à quelques excep­tions près. C’est un fait, or je constate qu’en RFA il n’en a plus aucune (en gros). Le pro­lé­taire ne se sent pas exploi­té comme autre­fois, aus­si crû­ment (cf. « Écoute cama­rade » pour expli­ci­ter ma pen­sée), son exploi­ta­tion est plus vicieuse et son alié­na­tion plus grande. À noter que les mou­ve­ments durs viennent de régions en voie d’industrialisation, ou de main‑d’œuvre s’intégrant dans le monde indus­triel et urbain.

Le capi­ta­lisme par l’aliénation a trou­vé un remède effi­cace à la vio­lence du mou­ve­ment ouvrier.

L’influence du PC, si elle a été déter­mi­nante dans cette démo­bi­li­sa­tion sur­tout autre­fois, l’est moins aujourd’hui que la démo­bi­li­sa­tion est grande et l’aliénation effi­cace. En fait, le PC a une sale influence du fait simple qu’il ne pose pas les pro­blèmes réels, mais s’attaque à des phé­no­mènes éco­no­miques et stric­te­ment éco­no­miques sui­vant la doc­trine mar­xiste ortho­doxe, par exemple, à la limite, sui­vant le prin­cipe que l’économique prime et est essen­tiel, etc. Le pro­gramme com­mun pré­voit, paraît-il des natio­na­li­sa­tions. Vu ? Il ne pré­voit pas un chan­ge­ment dans les rap­ports de pro­duc­tion, dans les rap­ports hié­rar­chiques, dans la ges­tion de l’entreprise, etc. Il fait l’ordre… Donc je dis qu’en fait le PC ne reflète que le sys­tème capi­ta­liste exploi­teur et n’est, en l’occurrence, qu’un allié du capi­ta­lisme. PC et capi­ta­lisme, c’est du kif et il n’y a pas à voir en soi l’influence du PC.

Poli­ti­sa­tion et syndicalisation

(Les mili­tants syn­di­caux sont tous ou presque politisés.)

Il y a un rap­port syn­di­ca­lisme-poli­tique et il faut tout faire pour que d’un truc pré­cis et même con le gars passe à une per­cep­tion glo­bale de la chose, pour que le gars, d’un truc ali­men­taire, voie et res­sente qu’il s’agit là d’une appli­ca­tion géné­rale d’une poli­tique. Par exemple à la boîte, on montre aux gars que si c’est la merde chez nous, c’est parce que l’État-patron veut réduire ses charges et ne veut plus rem­plir qu’un rôle d’appoint et de sou­tien aux capi­ta­listes et que ce n’est pas seule­ment chez nous : « Regar­dez, c’est le bor­del dans toute la fonc­tion publique…» Arri­vé là, qu’est-ce qu’il faut leur dire aux gus ? C’est qu’on a la parole, nous, et quand on l’a, ils veulent pas tou­jours nous la prendre ! Moi, je m’en tire dans la confi­dence : « De toute façon mec, moi je dis que c’est tous des pour­ris et qu’on aura leur peau, etc. » Mais le gars, lui, il com­prend : « Bof ! on n’y peut rien ! » Là, j’y vois pas clair. À part le cri : « Vive la révo­lu­tion sociale ! » (avec un petit cou­plet sur l’histoire de ce cri… si on peut le faire).

Le vote

Y a pas pire salo­pe­rie ; ça, c’est sûr ! Avec le vote, tu fais tout ce que tu veux et sur­tout la démo­bi­li­sa­tion des mecs : pas d’action et démis­sion du pou­voir momen­ta­né du gus dans les pattes d’un autre. Si tous les élé­ments étaient réunis pour que les gars puissent voter cor­rec­te­ment ! Comme si la véri­té momen­ta­née était du côté de la majo­ri­té ! Et pour­tant par­fois il faut bien faire voter (moi, je lève jamais le doigt…). Com­ment je m’en tire ? pas glo­rieu­se­ment. S’il y a vote, je demande sys­té­ma­ti­que­ment les expli­ca­tions de vote, et si tu choi­sis bien le gus à qui tu poses la ques­tion, tu peux arri­ver à quelque chose. Mais là, je me dis que je suis une salope et un magouilleur. En sec­tion syn­di­cale, on n’a eu qu’un seul vote depuis que j’y suis. Je râle chaque fois qu’on pose la ques­tion et je dis pour­quoi (là-des­sus, ce que dit le copain est vache­ment bien vu). C’est bien com­pris pas tous, je crois, et on arrive assez vite à des déci­sions una­nimes (mais on n’est jamais que 25 au plus!). Le prin­cipe est qu’il faut que les gus se déter­minent et se déter­minent eux-mêmes. Je crois qu’en pour­sui­vant ce qu’on essaie de faire on va arri­ver à quelque chose. Pré­pa­rer les AG par des réunions par sec­teurs géo­gra­phiques de la boîte. À ce niveau-là, ça dis­cute, ça s’explique et ça par­vient à quelque chose, mais les gus sont « fai­néants » ou ont la trouille de dis­cu­ter comme ça, sur le tas ; ça va bien pour les période chaudes où tu te fous du patron, mais… Et puis je crois qu’il ne faut pas trop avoir la trouille de bous­cu­ler les mecs. Le jour où on s’est poin­tés en AG et qu’on leur a dit : « Les sec­tions CGT et CFDT appellent à la grève pour le 16 novembre, dis­cu­tons seule­ment de la suite du pro­gramme », ça les a sur­pris, les mecs ! Mais ils ont sui­vi et c’est une façon de leur faire prendre leurs res­pon­sa­bi­li­tés, merde ! Les gus, c’est pas des dieux à tous les coups. Seule­ment, t’as tou­jours la trouille d’être fascisant…

De toute façon, je crois qu’en cas de vote pré­vu, il faut pro­cé­der comme ça : tu parles pas de vote, tu exposes la situa­tion objec­ti­ve­ment (et pour ce faire, au niveau le plus haut pos­sible, si tu dis­cutes dans ton expo­sé de la « mobi­li­sa­tion » des mecs, t’es une salope, tu racontes ce que tu veux), et après tu laisses dis­cu­ter ; le mer­dier, c’est que ça tourne vache­ment en rond (et dans ce cas-là, tu te fais engueu­ler parce que tu ne réagis pas). Tu laisses faire. Quand ça se pré­cise, que tu sens le vent, avant que les mecs en aient ras-le-bol de la dis­cus­sion (faut pré­voir ton coup pour qu’ils soient prêts à accep­ter les expli­ca­tions de vote), tu vois la ques­tion à poser et tu la poses de façon com­pré­hen­sible dans le calme reve­nu (là, moi, je vou­drais arri­ver à au moins trois minutes de silence avant le vote). Tu fais voter ; puis expli­ca­tion de vote. Mais là, si les gus écoutent les expli­ca­tions de vote, ils se renient dif­fi­ci­le­ment (et quand ils le font, ils en rejettent la faute sur toi!) mais je m’en fous.

De toute façon, faut pas poser des ques­tions qu’ils ne se posent pas, hein ? (cf. ce que disait le copain).

Et puis j’en sais rien, c’est comme ça qu’on essaie de faire, mais c’est pas le pied !

Vio­lence – non violence

Mon pro­blème à moi serait plu­tôt de rendre les gars plus vio­lents que « non vio­lents » (ça, c’est une conne­rie, par­lons de viru­lence). Les mecs, ils subissent la vio­lence patro­nale, mais leurs pul­sions vio­lentes sont refou­lées depuis belle lurette !

Il y a le pro­blème des pro­vo­ca­tions. Là, il faut se mon­trer grand gar­çon quoi ! Ça m’est arri­vé, une fois ou deux, des mecs qui… bof ! Le tout est de res­ter vache­ment calme et ferme à la fois. Faut faire gaffe quoi ! À la limite, tu lui dis : « Vas‑y mon vieux… tu ver­ras bien…» Sur­tout, ce qu’il faut bien voir et déve­lop­per, c’est la vio­lence exer­cée par les exploi­teurs (et pro­fi­ter de tout pour ça : c’est la pra­tique syndicale).

Rap­ports d’autorité

Rien à signa­ler (sans com­plexes). Pas suf­fi­sam­ment réflé­chi à ce que dit le camarade.

Auto­ges­tion

C’est évident que c’est une uto­pie, mais toute uto­pie est ban­dante. C’est une uto­pie parce qu’à l’heure actuelle la ges­tion d’une boîte est une affaire com­plexe (mar­chés, pro­duc­tion, tech­nique, ges­tion, etc.). Mais l’autogestion n’est pas un truc en soi, elle sup­pose énor­mé­ment d’autres choses (désa­lié­na­tion indi­vi­duelle et col­lec­tive, édu­ca­tion, chan­ge­ment des rap­ports de pro­duc­tion, etc.). Elle les sup­pose, mais elle les crée aus­si (le besoin crée l’organe…).

Le pro­blème est de la rendre cré­dible, et là, il n’y a pas à tor­tiller du cul : c’est encore ce que j’appelle la pra­tique syn­di­cale saine.

Je ne suis pas plus con qu’un autre. Corol­laire : les autres ne sont pas plus cons que moi. Donc ils peuvent faire (et ils font) ce que j’essaie de faire : déve­lop­per tou­jours (sou­ci constant) la prise du pou­voir du tra­vailleur sur lui-même. C’est dans la lutte syn­di­cale (îlot pré­ser­vé) qu’il faut que le gus se découvre maître de lui et qu’il se sente tel (l’appareil : dehors). À ce niveau-là, le gars s’aperçoit qu’il n’a besoin de per­sonne pour déci­der ce qu’il a à faire et défi­nir ses reven­di­ca­tions. C’est le début et un bon début (hélas ! il a vite la trouille!). Sans cesse il faut gueu­ler : « Démer­dez vous tout seuls, vous êtes grands gar­çons ! » Ensuite, pro­fi­ter de tout pour démon­trer qu’on n’a pas besoin de chefs. Exemple type : cette semaine mes chefs sont ou en congé ou en grippe ; en consé­quence, mon cri de guerre est : « Ouf ! il n’y a pas de chef, on peut tra­vailler tran­quille­ment et cor­rec­te­ment, enfin ! ». Crié bien fort, ça porte ! (L’autorité, il faut la nier plus que la com­battre.) Et ce qu’on fait soi (en petit), pour­quoi pas le faire en grand ? Qu’est-ce qu’ils font en Algé­rie ? À ce niveau, il faut y aller mou, les exemples d’autogestion ne sont pas tous clairs. Et si les gus sont per­sua­dés de la « qua­li­fi­ca­tion » néces­saire à la ges­tion d’une boîte, ils sont de plus en plus écœu­rés par l’exercice féo­dal de l’autorité actuel.

Ceci, c’est ce qu’on essaie de faire. C’est long, hein ! Faut le faire de toute façon. C’est presque de l’éducation (cré­nom de Dieu nous voi­là édu­cas­treurs!) Je crois que ça fait son che­min dans l’idée des gars.

Un pro­lé­taire, c’est quoi ?

Après dis­cus­sion avec des copains, on dit que le pro­lé­taire, c’est celui qui n’a ni ini­tia­tive ni pou­voir. Ceci par rap­port à celui qui a ini­tia­tive et pou­voir (pour ses loi­sirs, donc fric, pour l’éducation, la culture, le tra­vail effec­tué, etc.). Des défi­ni­tions pour quoi faire ? Ce pro­lo-là est bour­geois du fait qu’il n’a ni ini­tia­tive ni pou­voir : il a les besoins qu’on lui crée, même s’il ne peut les satisfaire.

C’est quand même ce pro­lo qui doit avoir et ini­tia­tive et pou­voir (sur lui et de lui, je ne suis pas facho!)

Direc­ti­vi­té – non-directivité

Cf. ce que j’ai dit sur « auto­ges­tion » et « vote ».

Ajou­tez le « magouillage»… Et puis en tant que délé­gué… on a plus d’informations, peut-être une conscience plus vaste sinon plus déve­lop­pée des pro­blèmes, fata­le­ment, on est directif.

Les gars aiment bien (cf. inhi­bi­tions) avoir un « mot d’ordre ». Ils t’engueulent quand tu ne le donnes pas. Eh bien merde ! il faut pas le don­ner. Seule­ment, des fois, ça se cas­se­rait la gueule si tu ne le don­nais pas. Et merde, j’en sais rien. C’est la panade (tout à l’heure, j’ai dit aus­si qu’il fal­lait les bous­cu­ler). Là je crois qu’il faut voir la vie syn­di­cale de la sec­tion d’entreprise et refu­ser la « per­son­na­li­sa­tion » des déci­sions : s’adresser de groupe à groupe.

Céli­ba­taires et mariés

J’ajouterais un truc : la pro­mo­tion indi­vi­duelle. Quand tu es jeune, « libre » (comme ils disent), tu te fous et de ta tâche et de ton ave­nir pro­fes­sion­nel. Quand tu es mari­da, tu penses à « être » plus. Là, il y a un cli­vage ter­rible entre ceux qui pensent à leur pro­mo­tion et ceux qui s’en foutent.

Les inhi­bi­tions

Y en a un paquet. Ce que je disais de la « trouille » des gars, trouille du patron, trouille de l’aventure, de l’illégalité, trouille de s’affirmer tel qu’on est (alors là, c’est incroyable!)

L’illégalité, ça com­mence par : être à un autre étage, s’attarder à dis­cu­ter hors de son poste. La trouille du gosse d’être « pris en faute ». Le com­plexe d’infériorité devant le chef (lui il est malin, moi je suis un con : je lui lèche les bottes).

Si tu agis autre­ment, les gars te regardent drô­le­ment. Ils t’envient un peu, te condamnent un peu. Ils ne savent pas dans quel « camp » tu es.

Et puis cha­cun, on est inhi­bé aus­si, hein ? J’ai beau me mou­cher avec les doigts…

L’aliénation est si grande que l’originalité indi­vi­duelle est faible. Il y a un moule à res­pec­ter (depuis le bleu ou la blouse : x). Géné­ra­le­ment, je suis le plus cra­dingue de tous, mais c’est une réac­tion inverse, presque mal­saine. Ce fai­sant, je ne m’affirme pas tel que je suis.

Inhi­bi­tions sexuelles : À la boite, de ce côté-là, ça ne va pas trop mal. Je peux dire que les réac­tions « mar­quantes » (man­quantes?) sont assez valables. Pas de por­no gros­sière (sauf quelques conne­ries bien sûr et au contraire une cer­taine liber­té. Par exemple : « Je trompe ma femme à l’occasion, elle aus­si cer­tai­ne­ment ; on s’en fout, c’est pas pour autant que…» Le rap­port sexuel est géné­ra­le­ment consi­dé­ré sous cet angle (pas besoin de déve­lop­per). Ça tient au milieu « technique ».

Lut­ter contre les inhi­bi­tions, c’est être soi, comme pour moi lut­ter contre la hié­rar­chie ; c’est faire comme si, pour moi, cela n’existait pas. Mais c’est pas facile et puis tu te fais intégrer.

Robert Cour­let

La Presse Anarchiste