La Presse Anarchiste

Du mythe de l’unité au mythe du pouvoir

Pour le mili­tant de « gauche » moyen qui ne s’embarrasse pas de sub­ti­li­tés idéo­lo­giques, l’U­nion de la Gauche est par­fai­te­ment pos­sible et doit se tra­duire obli­ga­toi­re­ment sur le plan élec­to­ral. Beau­coup de pay­sans de nos cam­pagnes ont la nos­tal­gie des fameux blocs des « gauches » du temps où les élec­tions se fai­saient au scru­tin uni­no­mi­nal. On se désis­tait au second tour pour le can­di­dat le mieux pla­cé, du com­mu­niste au radi­cal le plus pâle et on aimait à répé­ter le vieux slo­gan : « Pas d’en­ne­mis à Gauche ».

Ce vieux rêve a été quelque peu ran­gé au maga­sin des acces­soires depuis 1947, date où M. Rama­dier et le Par­ti socia­liste décla­rèrent les ministres com­mu­nistes indé­si­rables au gou­ver­ne­ment. Une vague d’an­ti­com­mu­nisme mala­dif s’a­bat­tit alors sur la « gauche ». C’é­tait le moment où l’on par­lait du « fas­cisme rouge » et où M. Krav­chen­ko était deve­nu un héros inter­na­tio­nal. Très vite, au Par­ti socia­liste sur­tout, la lutte contre le Par­ti com­mu­niste tint lieu de pro­gramme. Les can­di­dats socia­listes aux élec­tions ne man­quaient pas une occa­sion de mon­trer à leurs élec­teurs la carte des camps de concen­tra­tion sovié­tiques. Mes­sieurs Guy Mol­let et Daniel Mayer jouaient alors un jeu sub­til pas­sant de l’ex­trême gauche du par­ti à l’ex­trême droite, ceci, l’un et l’autre alter­na­ti­ve­ment. Pen­dant ce temps et jus­qu’à nos jours, le Par­ti com­mu­niste ne ces­sait d’a­gi­ter le mythe de l’U­ni­té. Selon une tac­tique bien connue, on s’a­dres­sait au « tra­vailleur socia­liste » on lui disant que ses chefs le tra­his­saient, ce en quoi on ne se trom­pait guère. À d’autres moments ce sont les dépu­tés com­mu­nistes qui appor­taient leurs voix à Le Tro­quer pour la pré­si­dence de la Chambre. Cela devait conduire le P.C. à voter l’in­ves­ti­ture de Guy Mol­let et même à accor­der les « Pou­voirs Spé­ciaux » en Algé­rie à condi­tion que ce soit un gou­ver­ne­ment pré­ten­du « de gauche » qui les sol­li­cite. La fédé­ra­tion du Ter­ri­toire de Bel­fort du P.C. envoya même une pro­tes­ta­tion au Comi­té Cen­tral qui répon­dit que les mili­tants n’a­vaient pas du tout com­pris en quoi consiste « la lutte de classe au sein du Par­le­ment ». (sic).

Cette tac­tique du P.C. peut, alors que le pré­fas­cisme est au pou­voir avec la com­pli­ci­té de la S.F.I.O., paraître avoir été juste aux yeux du mili­tant de « gauche » élec­to­ra­liste dont nous avons par­lé. Le P.C. ne s’est pas fait faute de le dire lors de la cam­pagne du réfé­ren­dum : il y avait une majo­ri­té de gauche aux élec­tions de 1956, il fal­lait faire une poli­tique de Gauche (c’est-à-dire : Paix en Algé­rie, Réformes sociales). Si nous en sommes là c’est parce que l’on a trop fait d’an­ti­com­mu­nisme. Il faut se regrou­per et mal­gré la vic­toire des « oui », par­le­men­ta­ristes incor­ri­gibles, il faut pré­pa­rer les élections…

Un autre ali­ment au mythe de l’U­ni­té a été la LAÏCITÉ. Depuis la pro­mul­ga­tion des « Lois Baran­gé et Marie » accor­dant des sub­sides aux écoles confes­sion­nelles, il y eut, à n’en pas dou­ter un sur­saut d’an­ti­clé­ri­ca­lisme dans la « gauche ». On créa un peu par­tout des « Car­tels d’ac­tion laïque » qui pas­sèrent le plus clair de leur temps à envoyer des lettres aux can­di­dats aux élec­tions leur deman­dant une prise de posi­tion en faveur de la laï­ci­té de l’É­cole. La plu­part répon­daient affir­ma­ti­ve­ment, à l’ex­cep­tion du can­di­dat M.R.P. ou « droi­tier » et nos comi­tés d’é­di­ter alors des affiches et des tracts appe­lant à voter pour les can­di­dats laïques. Il y eut une majo­ri­té laïque aux élec­tions du 2 jan­vier 1956 : on sait ce qu’il advint depuis ! Le seul point à rete­nir de cette aven­ture, c’est qu’il ne fut pas pos­sible d’é­li­mi­ner les com­mu­nistes de ces cam­pagnes et l’on revit des réunions où mili­tants P.C. et mili­tants S.F.I.O. sié­geaient ensemble. Le rêve du vieux mili­tant repre­nait corps. On évo­quait même avec nos­tal­gie le temps où il y avait à la Chambre un groupe par­le­men­taire de la « Libre Pen­sée », groupe qui fut balayé par la guerre…

Il faut enfin dire qu’il y avait un pré­cé­dent à tout cela : Le Front Popu­laire de 1936 qui reste pro­fon­dé­ment vivant sur­tout dans nos campagnes.

Si nous avons esti­mé néces­saire de faire ce long rap­pel, c’est qu’il est impos­sible de com­prendre l’es­prit de la gauche actuelle et les rai­sons de son échec si l’on n’a­na­lyse pas ces faits. Car il ne semble pas encore que les par­tis aient vou­lu se livrer à une recherche sérieuse. Le but qui était posé sou­vent avant le réfé­ren­dum était : un « gou­ver­ne­ment des forces de gauche ». On a crié : « Front:Populaire » dans les mani­fes­ta­tions. Mais, enfin, le Front Popu­laire ne fut tout de même pas seule­ment l’al­liance du Par­ti com­mu­niste avec deux autres par­tis réfor­mistes, ce fut la pous­sée de la classe ouvrière, l’oc­cu­pa­tion des usines. Mais de cela, per­sonne ne parle. Il est abso­lu­ment signi­fi­ca­tif qu’il fût très peu ques­tion des tra­vailleurs dans la cam­pagne contre la Consti­tu­tion gaul­liste. On parle certes du « Peuple » en géné­ral, car c’est encore un autre mythe entre­te­nu dans la « gauche » selon lequel elle repré­sente le Peuple, la classe ouvrière.

Quant au P.C. il parle volon­tiers des tra­vailleurs, mais c’est pour s’i­den­ti­fier à eux. Il fau­drait ana­ly­ser com­plè­te­ment l’in­ter­ven­tion de Roger Garau­dy aux Socié­tés Savantes le 23 sep­tembre (semaine qui pré­cé­da le réfé­ren­dum): « La classe ouvrière doit s’al­lier aux classes moyennes pour la défense de la Répu­blique ». Et de citer Marx. Il y a vingt ans, « les com­mu­nistes ont su prou­ver que le Front Popu­laire n’é­tait pas pour eux une ruse ou un cal­cul élec­to­ral, mais un élé­ment de leur poli­tique fon­da­men­tale, une appli­ca­tion des prin­cipes de Marx et de Lénine sur l’al­liance néces­saire jus­qu’au bout, de la classe ouvrière et des classes moyennes, non seule­ment pour vaincre le fas­cisme, mais pour mettre un terne à l’ex­ploi­ta­tion du Capi­tal. » On remar­que­ra que Garau­dy emploie indis­tinc­te­ment les termes « classe ouvrière » et « com­mu­nistes ». L’ac­tion du P.C est consi­dé­rée comme celle de la classe ouvrière dans sa tota­li­té et ledit P.C. la repré­sente dans la « gauche » dont les autres par­tis repré­sentent les classes moyennes. Il n’est pas dou­teux que les fluc­tua­tions de la poli­tique et les posi­tions des par­tis repré­sentent sauvent les anta­go­nismes et les contra­dic­tions du régime éco­no­mique ; encore faut-il savoir s’il est pos­sible de repré­sen­ter le peuple au sein du Par­le­ment bour­geois. Nous avons par­lé des posi­tions anti­com­mu­nistes des « socia­listes » au sein du Par­le­ment. Garau­dy le sait bien, l’ex­clu­sive lan­cée contre les com­mu­nistes a ren­du leurs dépu­tés abso­lu­ment impuis­sants. Pfli­min, lors des évè­ne­ments du 13 mai n’a pas du tout appré­cié cette « alliance de la classe ouvrière et des classes moyennes » et il décla­ra tout net que, pour l’ob­ten­tion des pleins pou­voirs, « il ne serait pas tenu compte des voix com­mu­nistes ». Et nous savons bien qu’en fait, ces autres dépu­tés de « gauche », Men­dès y com­pris ne repré­sentent que les inté­rêts du gros capi­tal et que leurs posi­tions « gau­chistes » ne s’ex­pliquent la plu­part du temps que par des inté­rêts finan­ciers divergents.

Mais, nous dira-t-on, il reste les élec­teurs ! Oui, les élec­teurs radi­caux ou socia­listes appar­tiennent aux petites classes « moyennes » ou même à la classe ouvrière, oui, ils pos­sèdent sou­vent cet esprit de « gauche » dont nous avons par­lé, reste à savoir si l’al­liance de leurs dépu­tés a un quel­conque rap­port avec une véri­table union de la gauche ! Car c’est bien là que l’on veut nous conduire. Garau­dy ajoute : « Aujourd’­hui, des pos­si­bi­li­tés nou­velles existent… qui per­mettent de conce­voir une voie par­le­men­taire au socia­lisme ». On aime­rait savoir ce que pense Garau­dy au len­de­main du réfé­ren­dum qui a mon­tré que ce qui pou­vait se pas­ser sur le plan par­le­men­taire ou à l’é­chelle des direc­tions des par­tis ne cor­res­pon­dait pas du tout à ce qui se passe dans la masse. Et ce n’est pas la moindre contra­dic­tion de la « Gauche ». Alors que le mythe de l’U­ni­té passe par les alliances élec­to­rales le plus sou­vent, la trans­po­si­tion sur le plan par­le­men­taire n’a aucune base réelle dans la masse.

Quant à nous anar­chistes, il est inutile de dire que seule l’U­ni­té et les ren­contres des mili­tants à LA BASE a pour nous une quel­conque valeur.

Cette croyance que rien ne peut se faire hors du Par­le­ment et que C’EST LA CLASSE OUVRIÈRE QUI LE FAIT par l’in­ter­mé­diaire du Par­ti QUI EN EST L’INCARNATION conduit Garau­dy a dire que le Socia­lisme naî­tra « dans le déve­lop­pe­ment même des luttes pour la Démo­cra­tie ». Il ajoute : « La Démo­cra­tie est une créa­tion continue ».

C’est peut-être ain­si qu’une cer­taine uni­té idéo­lo­gique de la « gauche » est réa­li­sée, mais cela signi­fia que le P.C. se calque entiè­re­ment sur l’i­déo­lo­gie de la social-démo­cra­tie. Cela signi­fie qu’ac­tuel­le­ment, tous les par­tis de « gauche » clas­siques sont par­ti­sans du réfor­misme et que les anar­chistes seront encore long­temps les seuls avec quelques autres petites for­ma­tions à prô­ner l’i­déal révolutionnaire.

Et pour­tant ? Au cours des évé­ne­ments du 13 mai der­nier, les mili­tants ont consta­té que le Par­ti socia­liste était absent. Ils savent que la sociale démo­cra­tie a tra­hi une fois de plus : que Guy Mol­let est membre du gou­ver­ne­ment pré­fas­ciste. Il serait peut-être temps de se deman­der pour­quoi ! Une cer­taine « gauche » de Men­dès à l’U.G.S. et qui a vu gros­sir ses rangs par les mino­ri­taires S.F.I.O. se regroupe au sein d’une Union des Forces démo­cra­tiques : tout cela n’au­ra eu pour but qu’un ras­sem­ble­ment cir­cons­tan­cié en vue des élec­tions. Qu’ont-ils com­pris ? Qu’il faut que la « Gauche » traite, unie, avec le Par­ti com­mu­niste, que c’est l’an­ti­com­mu­nisme dont nous par­lions au début qui nous a menés là. Mais les masses gri­sées par la per­sonne du Géné­ral vont un jour se réveiller. Il fau­dra un jour poser le pro­blème de fond. Le moment vien­dra où l’ex­pli­ca­tion du com­por­te­ment de Guy Mol­let par des rai­sons psy­cho­pa­tho­lo­giques sera abso­lu­ment insuf­fi­sante : la social-démo­cra­tie n’a pas tra­hi uni­que­ment parce qu’un homme a eu peur d’une lan­cée de tomates un beau jour de février 56. C’est pour­tant presque tout ce que l’on nous dit. Lacoste a amorce la « paci­fi­ca­tion » en Algé­rie de triste mémoire et n’a pas dénon­cé le com­plot : Pour­quoi ? « C’est un traître et un point c’est tout ». Nous avons à faire ici à d’é­tranges maté­ria­listes qui s’a­vèrent inca­pables d’ex­pli­quer les faits. Le mili­tant moyen ne manque pas de faire la remarque que Par­ti radi­cal de 1920 était plus avan­cé que celui d’au­jourd’­hui. Que le Par­ti socia­liste est deve­nu fran­che­ment natio­na­liste : en un mot que l’on observe un glis­se­ment à droite de toutes les for­ma­tions poli­tiques de « gauche » tan­dis que les par­tis de droite s’emparent de plus en plus de leur phra­séo­lo­gie. Car si per­sonne ne gou­verne à gauche, tout le monde est « social » et défen­seur des classes labo­rieuses au moment de la cam­pagne électorale.

Nous avons inter­ro­gé un bon mili­tant de « gauche » sur ce qu’il pen­sait de cette situa­tion. Il nous a été répon­du que le « glis­se­ment à droite » s’ex­plique par le vieillis­se­ment des cadres des par­tis clas­siques. Il n’est pas dou­teux que le recru­te­ment de jeunes « gau­chistes » est de plus en plus dif­fi­cile. Certes, il existe des « jeu­nesses radi­cales » et des « jeu­nesses socia­listes » : pour­tant, l’âge moyen des mili­tants est au moins de qua­rante ans. C’est un lieu com­mun que de consta­ter qu’on devient plus conser­va­teur quand on prend de l’âge. Mais c’est encore une expli­ca­tion psy­cho­lo­gique. Ceci nous amène à consta­ter l’ex­trême fai­blesse idéo­lo­gique de la plu­part des membres de la « gauche ». L’in­fan­ti­lisme de la plu­part des inter­ven­tions que nous avons enten­dues au sein des Comi­tés anti­fas­cistes en est une preuve. L’en­goue­ment pour l’U.G.S. qui part à la bataille sans doc­trine en est une autre. C’est sur ce ter­rain que nous vou­lons ame­ner nos lec­teurs de « gauche ». C’est fina­le­ment sur ce ter­rain qu’il fau­dra un jour dis­cu­ter : il n’y aura jamais qu’une Uni­té cir­cons­tan­ciée tant que les confron­ta­tions ne se feront pas à ce stade.

Si une cer­taine uni­té se réa­lise sur le plan du réfor­misme, cela signi­fie que la « Gauche » dont l’es­prit est basé sur un REFUS de cer­taines valeurs réac­tion­naires, n’i­ra jamais jus­qu’à refu­ser le cadre de la socié­té. Le Réfor­misme des par­tis de « gauche » les conduit à par­ti­ci­per au Pou­voir, tout au moins sous la forme du parlementarisme.

Quelle est donc leur jus­ti­fi­ca­tion ? Où les anar­chistes se placent-ils au regard de cette justification ?

Il est abso­lu­ment néces­saire de dire que la base des idées de « gauche » s’est pla­cée long­temps dans le répu­bli­ca­nisme et que cela est nor­mal dans l’é­vo­lu­tion his­to­rique. C’est un fait que même les points éthiques com­muns des anar­chistes et de la « gauche » se sont pla­cés dans le répu­bli­ca­nisme, nous devrions dire plu­tôt, se sont épa­nouis. Il y a, bien sûr les idées du XVIIIe siècle citées dans une étude pré­cé­dente. Il y a aus­si le fait que la Troi­sième Répu­blique est née de la guerre de 1870 avec une pré­do­mi­nance totale des élé­ments réac­tion­naires et monar­chistes au sein du Par­le­ment. L’af­fir­ma­tion de la liber­té par­tait alors de luttes com­munes et c’est ain­si que nombre de mili­tants anar­chistes dont Louise Michel et Éli­sée reclus appar­te­naient à la Franc-maçon­ne­rie de l’é­poque. Il y eut l’af­faire Drey­fus qui regrou­pa toute la « gauche » sur une véri­table défense des valeurs com­munes et les anar­chistes ne pou­vaient pas non plus se déso­li­da­ri­ser de cette lutte. La lutte pour la laï­ci­té prit dans les années 1900 la forme d’une reven­di­ca­tion pour la « Sépa­ra­tion des Églises et de l’É­tat ». Les idées anti­éta­tiques des anar­chistes pou­vaient sem­bler réa­li­sables dans un second stade. C’est bien sans doute la rai­son pour laquelle nombre d’a­nar­chistes de cette époque entrèrent dans les par­tis socia­listes ; nous y revien­drons. Mais alors que la « Gauche » est l’ul­time reven­di­ca­tion des par­tis, il semble bien qu’elle ne sau­rait être pour les anar­chistes qu’un point de repli ; point de repli que sen­tirent intui­ti­ve­ment, à tort ou à rai­son nos cama­rades Espa­gnols en 1936, et que nous avons sen­ti nous-mêmes quelques fois avec déchi­re­ment lors des récents évé­ne­ments du 13 mai.

Bien qu’il ait très vite reje­té toute par­ti­ci­pa­tion à des orga­nismes bour­geois, Bakou­nine avait sen­ti ce repli comme un pis allé peut-être, mais abso­lu­ment lorsque la « gauche » exprime une reven­di­ca­tion. C’est le cas lors­qu’il s’af­firme répu­bli­cain dans le sens d’une lutte contre les monar­chies réac­tion­naires de l’Europe :

« Il est évident — affirme-t-il — que la démo­cra­tie sans liber­té ne peut nous ser­vir de dra­peau. Mais qu’est-ce que la démo­cra­tie fon­dée sur la liber­té si ce n’est la Répu­blique ? L’al­liance de la liber­té avec le pri­vi­lège crée le régime monar­chique consti­tu­tion­nel mais son alliance avec la démo­cra­tie ne peut se réa­li­ser que dans la Répu­blique… Et nous pen­sons, mes­sieurs, que nous sommes tous ici répu­bli­cains dans ce sens, que pous­sés par les consé­quences d’une inexo­rable logique, aver­tis par les leçons salu­taires et si dures de l’his­toire, nous sommes éga­le­ment arri­vés à cette convic­tion : que les ins­ti­tu­tions monar­chistes sont incom­pa­tibles avec le règne de la paix, de la jus­tice et de la liber­té. Quant à nous mes­sieurs comme socia­listes russes et comme Slaves, nous croyons devoir fran­che­ment décla­rer, que, pour nous, ce mot de répu­blique n’a d’autre valeur QUE CETTE VALEUR TOUTE NÉGATIVE : celle d’être le ren­ver­se­ment ou l’é­li­mi­na­tion de la monar­chie ; et que, non seule­ment il n’est pas capable de nous exal­ter, mais qu’au contraire, toutes les fois qu’on nous pré­sente la Répu­blique comme une solu­tion posi­tive et sérieuse de toutes les ques­tions du jour, comme le but suprême vers lequel doivent tendre nos efforts, nous éprou­vons le besoin de protester ».

On ne sau­rait mieux de nos jours situer les révo­lu­tion­naires par rap­port à la « Gauche ». Il ne sau­rait en être ain­si, bien sûr, du par­ti radi­cal qui a été pen­dant des décades, le par­ti répu­bli­cain par excel­lence. Édouard Her­riot défi­nis­sait assez bien ses pers­pec­tives au cours du Congrès Radi­cal de 1923 :

« Au sain des troupes répu­bli­caines, il faut mar­quer plus for­te­ment que jamais la volon­té et le pro­gramme de notre par­ti, de ce par­ti : Inter­mé­diaire entre la stag­na­tion et l’op­por­tu­nisme qui ne sont que des formes de réac­tion et la révo­lu­tion qui, elle aus­si, comme je viens de le voir — Her­riot reve­nait d’U.R.S.S. (NDLR) — conduit à la conser­va­tion sociale, pour faire pré­va­loir la doc­trine du pro­grès conti­nu dans la loi et par la Rai­son !

Le Par­ti radi­cal se réclame éco­no­mi­que­ment tou­jours aujourd’­hui d’un cer­tain capi­ta­lisme libé­ral, bien que cer­tains men­dé­sistes parlent main­te­nant de socia­lisme. Le Par­ti socia­liste auto­nome et l’U.G.S. se réclament d’un socia­lisme pro­gres­sif. Il semble bien que la clé de voûte, et le point com­mun se trouve dans cette croyance au « pro­grès conti­nu dans la Loi » dont parle Her­riot. Garau­dy dit-il, au fond, autre chose en affir­mant que la démo­cra­tie est « une créa­tion conti­nue » ? Sans cesse la « Gauche » est condam­née à reven­di­quer le Pou­voir au sein du régime qu’elle vou­drait détruire. Elle est condam­née à le défendre quand elle a obte­nu ce Pou­voir et à tra­hir en per­ma­nence ses propres idées. Guy Mol­let ne croit-il pas lui aus­si au « pro­grès conti­nu dans la Loi » ? La « gauche » en cri­ti­quant et en condam­nant Guy Mol­let. ne remet à aucun moment son IDÉOLOGIE en ques­tion. Nous ne pen­sons pas, quant à nous, que l’on puisse arri­ver à longue échéance à d’autres résul­tats que le sien quand on reprend contre lui et comme prin­cipe de réno­va­tion des idées iden­tiques à celles qui l’ont conduit à sa perte. Mais tout cela n’est pas nouveau.

Jean Grave, dès 1902 par­lait de ceux qui « ont débu­té dans l’op­po­si­tion la plus irré­duc­tible » et « ont dû, une fois arri­vés au pou­voir, renier leurs affir­ma­tions d’an­tan pour se dévouer à la défense de ce qu’ils avaient tant atta­qué ». Et, bien avant Guy Mol­let un socia­liste nom­mé Sar­raute avait écrit une étude inti­tu­lée « Socia­lisme d’op­po­si­tion et Socia­lisme de Gou­ver­ne­ment » où il explique — nous dit Jean Grave —: « qu’un socia­liste au pou­voir ne peut pas pro­fes­ser les mêmes théo­ries que lors­qu’il était oppo­sant, démon­trant que toutes les vio­lences de cri­tique son per­mises contre l’ordre social qu’il s’a­git de détruire, que l’on peut bien, par exemple pro­cla­mer l’an­ti­no­mie du Capi­tal et du Tra­vail, mais, une fois au pou­voir, la ques­tion change de face : “Le pro­blème de la vie pri­me­ra tou­jours le pro­blème de la démocratie”.

Mais il serait injuste de ne pas men­tion­ner une toute petite lueur qui semble poindre à l’ho­ri­zon par la per­sonne de Depreux qui parle dans un récent article de « France Obser­va­teur » de socia­li­sa­tion, de socié­té sans classe et de des­truc­tion pro­gres­sive de l’É­tat. Tout cela est bon car il y a des décades que les « hommes de gauche » ne cri­tiquent plus l’é­tat social et ne lui opposent rien. Et Depreux d’ajouter :

« Socia­listes et répu­bli­cains non inté­gra­le­ment socia­listes peuvent éla­bo­rer la Charte de l’Op­po­si­tion de demain, qui sera, si elle est à la hau­teur de sa tache, la majo­ri­té d’a­près-demain lors­qu’a­près des inévi­tables décep­tions se pro­dui­ra la non moins inévi­table oscil­la­tion du pendule. »

Que feront Depreux et ses amis, lors­qu’ils auront la majo­ri­té ? Ils reven­di­que­ront le Pou­voir et crée­ront un Front Popu­laire qui ne sera même pas, comme celui de 1936, appuyé par un mou­ve­ment ouvrier. À notre avis, radi­caux, socia­listes, U.G.S. et com­mu­nistes gou­ver­ne­ront dans un régime de classe, simples otages du Capi­tal sans même comp­ter sur les moyens de lutte des tra­vailleurs qui sont actuel­le­ment apa­thiques, divi­sés et sou­vent inor­ga­ni­sés : Depreux le sait sans doute comme nous. C’est encore ici que la croyance au fait que tout est réa­li­sé sur la base des par­tis et au sein des alliances élec­to­rales et QUE C’EST AU NOM DU PEUPLE que l’on agit, conduit à de dan­ge­reuses uto­pies et pré­pare encore les « inévi­tables déceptions » !

Le cama­rade Nai­dan Pachitch fait remar­quer dans la revue you­go­slave « Ques­tions actuelles du Socia­lisme » qu’au moment où le Par­le­ment com­mence à jouer un rôle de moins en moins impor­tant — et nous le consta­tons avec la Consti­tu­tion gaul­liste — « la théo­rie poli­tique bour­geoise com­mence à l’i­déa­li­ser et à en faire l’a­po­lo­gie ». « Au lieu d’es­ti­mer la valeur du par­le­men­ta­risme selon les cri­tères de la lutte pour le Socia­lisme, cer­tains diri­geants de la Deuxième Inter­na­tio­nale se déclarent dis­po­sés à renon­cer au socia­lisme si celui-ci doit signi­fier le renon­ce­ment au par­le­men­ta­risme bour­geois…» — Les com­mu­nistes fran­çais n’ont pas fait autre chose depuis le 13 mai lors­qu’ils défen­dirent des slo­gans comme : « Défen­dons la Répu­blique telle qu’elle est » et quand ils affir­mèrent qu’il n’é­tait nul­le­ment ques­tion du Socia­lisme mais seule­ment d’un choix entre la Démo­cra­tie et le Fas­cisme. À ce compte, les socia­listes mino­ri­taires et l’UGS n’a­vaient pas été aus­si loin, car ils ne ces­sèrent de par­ler du socia­lisme. Il reste à savoir si, comme le déclare Pachitch, le Par­le­ment a une valeur selon les cri­tères de la lutte socialiste :

Lénine écrit dans « La Mala­die Infan­tile du Com­mu­nisme » : « La par­ti­ci­pa­tion à un par­le­ment démo­cra­tique, loin de nuire au pro­lé­ta­riat révo­lu­tion­naire, lui per­met de démon­trer plus faci­le­ment aux masses retar­da­taires pour­quoi ces par­le­ments méritent d’être dis­sous, faci­lite le suc­cès de cette dis­so­lu­tion, faci­lite l’é­li­mi­na­tion poli­tique du par­le­men­ta­risme bourgeois ».

L’his­toire a fait jus­tice de cette affir­ma­tion : non seule­ment les par­tis ouvriers n’ont pas liqui­dé la socié­té. bour­geoise et le par­le­men­ta­risme qui est son image, mais ils ne sont même pas par­ve­nu à démon­trer sa néces­saire dis­so­lu­tion : C’est le contraire qu’ils ont fait. Garau­dy que nous citions plus haut reprend même des thèses com­bat­tues par Lénine lors­qu’il pré­co­nise « la voie par­le­men­taire » pour par­ve­nir au socia­lisme. Citons encore Jean Grave : « Le Par­ti Socia­liste, révo­lu­tion­naire lors­qu’il débu­ta, après la Com­mune, se lan­ça dans la lutte élec­to­rale sous pré­texte de pro­pa­gande à faire, se croyant sau­ve­gar­dé par les consi­dé­rants révo­lu­tion­naires de son pro­gramme où il était dit que la lutte élec­to­rale n’é­tait qu’un moyen d’a­gi­ta­tion, la révo­lu­tion res­tant le seul moyen d’é­man­ci­pa­tion du pro­lé­ta­riat. On sait ce qu’il est adve­nu. Pris par la lutte élec­to­rale, les consi­dé­rants révo­lu­tion­naires se sont éga­rés en cours de route, il n’est res­té révo­lu­tion­naire que l’é­ti­quette, la conquête des pou­voirs poli­tiques est deve­nue le vrai cre­do et l’on fait espé­rer aux tra­vailleurs leur affran­chis­se­ment par des lois protectrices…»

Sou­hai­tons qu’il soit un jour sérieu­se­ment ques­tion dans les milieux de « Gauche » de ce pro­blème de la « prise du pou­voir ». Il appar­te­nait aux anar­chistes révo­lu­tion­naires de poser la question.

Si les anar­chistes ont des « valeurs com­munes » à défendre avec une cer­taine gauche, c’est sur un tout autre ter­rain que le ter­rain élec­to­ral qu’ils conçoivent une ren­contre possible.

Guy

La Presse Anarchiste