La Presse Anarchiste

Éditorial

Voi­là donc De Gaulle « léga­le­ment » au pou­voir, la grande cocotte déjà ins­tal­lée dans ses meubles a reçu, du peuple sou­ve­rain, les clefs de l’appartement.

Le peuple sou­ve­rain, ras­su­ré, après toute cette agi­ta­tion inquié­tante, vaque à ses occu­pa­tions satis­fait du devoir accom­pli et des bre­vets de « cou­rage civique » et autre « luci­di­té poli­tique » décer­nés par les jour­naux conser­va­teurs des capi­tales étrangères.

Ceux qui parlent de chô­mage nais­sant ou du « pro­blème » algé­rien sont des empê­cheurs de bêler en rond.

Comble de bon­heur, un Pape est mort, et voi­là enfin de quoi lire les jour­naux. Le regard tour­né vers la fumée bleue du Vati­can on a joui du sus­pense, trop court hélas ! de l’é­lec­tion du nou­vel Arai­gnée — ça valait bien le voyage d’Elizabeth —.

Le cli­mat est donc à l’eu­pho­rie : 80%, le vin a déjà bais­sé à la pro­duc­tion il va donc « sûre­ment » bais­ser à la consom­ma­tion, le Pape est mort, Eva Bar­tok se défend bien, et le Gorille vous salue bien.

Well ! Cela posé il reste que la situa­tion poli­tique, pour confuse qu’elle soit, appelle des réflexions un peu moins farfelues.

Les élec­tions vont avoir lieu. Sans faire de pro­nos­tics on peut pen­ser qu’elles ne nous appren­dront pas grand-chose.

Leur résul­tat dépen­dant moins des bul­le­tins de vote que du savant qua­drillage des cir­cons­crip­tions déjà mis au point dans le but de dis­soudre les voix com­mu­nistes dans la soupe gou­ver­ne­men­tale. De Gaulle, homme de droite, devait bien ça à sa classe, tout comme, il n’y a pas si long­temps Mol­let, homme de gauche, pour faire pas­ser sa poli­tique guer­rière, avait dû lâcher quelques os à ron­ger aux ouvriers.

Que l’on ne se méprenne pas sur le sens de ce paral­lèle De Gaulle-Mol­let. En effet, si Mol­let, homme de « gauche » a accep­té de faire la poli­tique de la droite quand la bour­geoi­sie croyait pou­voir venir à bout des Algé­riens par la guerre, De Gaulle « homme de droite » n’au­ra pas à faire une poli­tique de gauche (si ce n’est un peu de déma­go­gie pour conser­ver ses sup­por­ters S.F.I.O. de base).

Et si De Gaulle tente de mettre un terme à la guerre d’Al­gé­rie ce sera lui aus­si en appli­ca­tion des dési­rs de cette bour­geoi­sie dont l’in­té­rêt, en affron­tant sa pre­mière crise éco­no­mique impor­tante depuis 20 ans, est de se débar­ras­ser d’un far­deau qui lui coûte plus qu’il ne lui rapporte.

Il semble d’ailleurs que la dis­pa­ri­té des inté­rêts capi­ta­listes de la métro­pole et de l’Al­gé­rie aille en s’accusant.

En effet la bour­geoi­sie euro­péenne d’Al­gé­rie non seule­ment ignore la crise éco­no­mique, mais a une situa­tion florissante.

Et cela pour plu­sieurs rai­sons : notam­ment la pré­sence sur le sol algé­rien d’un demi-mil­lion de consom­ma­teurs sup­plé­men­taires dotés d’un pou­voir d’a­chat bien supé­rieur à celui des Algé­riens : les achats de l’In­ten­dance mili­taire et des soldats.

D’autre part les colons ont lar­ge­ment béné­fi­cié de la hausse des cours des vins métro­po­li­tains, hausse due à deux récoltes catas­tro­phiques en France. Les vins algé­riens dont la qua­si-tota­li­té est expor­tée en France se ven­daient, il y a peu aux envi­ron de 300 Frs le degré hec­to. Ils ont atteint 1000 Frs sans que les récoltes algé­riennes aient été plus mau­vaises qu’à l’ordinaire.

Dans ces condi­tions l’in­té­rêt de la bour­geoi­sie d’Al­gé­rie est de ne lais­ser se finir la guerre que sur une vic­toire fran­çaise, sachant bien que la moindre indé­pen­dance natio­nale concé­dée aux Algé­riens serait mise à pro­fit par eux pour mettre en place une éco­no­mie non plus de type colo­nial, mais de pays sous-déve­lop­pé. Une éco­no­mie dans laquelle l’ex­ploi­ta­tion colo­niale ne trou­ve­rait plus sa place.

La crise en France est sans doute l’élé­ment avec lequel il fau­dra le plus comp­ter dans les mois à venir. La réces­sion qui affec­tait les U.S.A. depuis plus d’un an a fait son appa­ri­tion en France.

La consom­ma­tion a dimi­nué, les car­nets de com­mandes se sont dégar­nis et les réduc­tions d’ho­raires et le chô­mage affectent déjà un mil­lion d’ou­vriers. L’é­co­no­mie est entrée dans un cercle vicieux où la consom­ma­tion dimi­nuant on réduit la pro­duc­tion ce qui a pour consé­quence de réduire les res­sources des consom­ma­teurs qui, de ce fait, réduisent un peu plus encore leurs achats, les ventes dimi­nuant on réduit un peu plus la pro­duc­tion… etc.

Bien sûr les choses sont un peu plus com­pli­quées que cela et des mesures éco­no­miques existent propres à enrayer un pro­ces­sus moins inexo­rable qu’il ne paraît.

Et pour­tant Pinay et son pro­gramme semblent tour­ner le dos aux mesures qui (du point de vue capi­ta­liste) s’im­po­se­raient puis­qu’il entend rendre toute liber­té au jeu capi­ta­liste en sup­pri­mant les contrôles et les inter­ven­tions de l’É­tat plus connus sous le nom de « diri­gisme » et que, d’autre part, pour sau­ver le franc il est prêt à accep­ter l’ar­rêt de l’é­qui­pe­ment et la mise en som­meil de l’ac­ti­vi­té géné­rale du pays.

La situa­tion se trouve aggra­vée par la poli­tique de gran­deur de De Gaulle qui jette les mil­liards par fenêtre comme on jette des sol­dats sur un champ de bataille. Son « plan quin­quen­nal » pour l’Al­gé­rie (chif­fré à 400 mil­liards pour les spé­cia­listes) sa bombe « A » fran­çaise, ses pro­messes aux pays de la « Com­mu­nau­té » (ex « Union Fran­çaise », ex « Empire », etc.), son entrée dans la com­pé­ti­tion aéro­nau­tique inter­na­tio­nale, si elle a lieu., repré­sentent déjà des sommes ron­de­lettes qui, si elles ne res­taient pas à l’é­tat de bluff, aggra­ve­raient d’au­tant la situation.

LE PROBLÈME AUQUEL DE GAULLE, DOIT FAIRE FACE PORTE DONC SUR 3 ÉLÉMENTS : LA GUERRE, LA CRISE, LE PROGRAMME QUI, S’ILS NE SONT PAS MODIFIÉS NE MANQUERONT PAS D’AMENER LA FAILLITE DE CE RÉGIME.

La guerre coûte annuel­le­ment à elle seule, paraît-il, 800 mil­liards. Son arrêt est donc le seul élé­ment qui per­met­trait de faire face à la crise et de démar­rer le « pro­gramme » (même s’il ne vient jamais à terme).

Reste à pou­voir arrê­ter une telle guerre. Sans doute l’au­to­ri­té de De Gaulle est-elle réelle, et peu d’hommes auraient pu comme lui, en 1958, se per­mettre de jeter la poudre aux yeux dans tant de direc­tions diverses. Mais cette auto­ri­té serait-elle assez grande pour faire admettre à l’Ar­mée que, bien qu’elle ait joué son rôle au-delà de ce qu’«on » espé­rait, la pièce est un four, qu’elle n’est pas ren­table, qu’on a per­du la guerre ? On peut en dou­ter et si l’ar­mée s’est pliée à l’ordre de quit­ter les comi­tés de salut public il semble que c était le maxi­mum que De Gaulle pou­vait se per­mettre d’exiger.

Alors, par le biais d’é­lec­tions on cherche des inter­lo­cu­teurs valables. Par des trac­ta­tions de cou­lisses et des décla­ra­tions radio­dif­fu­sées on se pro­pose des « ces­sez-le-feu » en veux-tu en voilà.

Seule­ment, les décla­ra­tions trop conci­liantes de Ferhat Abbas, jointes à la consta­ta­tion d’un cer­tain ralen­tis­se­ment offen­sif du F.L.N. ont fait d’un seul coup naître en De Gaulle l’es­poir de pou­voir camou­fler un ces­sez-le-feu en vic­toire fran­çaise et com­mettre la faute d’in­vi­ter les Algé­riens à venir négo­cier « avec un dra­peau blanc ». Le F.L.N. a refu­sé en lais­sant tou­te­fois la porte entrou­verte à une reprise de contacts.

Le gou­ver­ne­ment fran­çais, pour avoir cédé à la ten­ta­tion d’une vic­toire offi­cielle là où il pou­vait y avoir négo­cia­tion d’é­gal à égal, dans l’in­té­rêt res­pec­tif des deux adver­saires, risque d’a­voir raté un ren­dez-vous pos­sible qui tar­de­ra peut-être à se repré­sen­ter. Dans cette der­nière éven­tua­li­té l’aide de 150 mil­liards accor­dée par la Ligue arabe (après deux refus suc­ces­sifs) per­met­trait au F.L.N. de faire face à une recru­des­cence de l’ac­ti­vi­té militaire.

La négo­cia­tion, même du seul inté­rêt de la bour­geoi­sie, devrait inter­ve­nir d’au­tant plus vite que la situa­tion inté­rieure fran­çaise, pour calme qu’elle semble être pré­sen­te­ment, risque d’être per­tur­bée par une relance revendicative.

Déjà les réduc­tions d’ho­raires se tra­dui­sant par la sup­pres­sion des heures pour­cen­tées vient bru­ta­le­ment réduire les feuilles de paye. On avait pris l’ha­bi­tude de « vivre » en fai­sant 50, 54 ou 60 heures le réveil est dur lorsque la paye ne porte plus que sur 40 voire 32 heures (et même moins dans le tex­tile). Quant au chô­mage, s’il affecte déjà de nom­breuses familles ouvrières, il per­met aux patrons des sec­teurs non encore tou­chés par la crise un dur­cis­se­ment cer­tain à l’é­gard des reven­di­ca­tions, une ten­ta­tive de réduire un peu plus les « temps » et une réduc­tion, après « sélec­tion », de l’embauchage.

Tout cela est encore aggra­vé par la hausse des prix ali­men­taires, et la classe ouvrière, même si tel n’est pas son vœu, rede­vient par le fait une menace avec laquelle le gou­ver­ne­ment devra de plus en plus compter.

Car si la situa­tion éco­no­mique lui fait obli­ga­tion de mettre en œuvre des mesures impo­pu­laires, celles-ci s’ap­pli­quant à une classe déjà appau­vrie ne peuvent que déchaî­ner son mécon­ten­te­ment à plus ou moins long terme.

On voit donc que mal­gré l’«euphorie » appa­rente le gou­ver­ne­ment, s’il ne sait négo­cier à temps avec les Algé­riens, risque de voir s’ou­vrir dans son dos un « second front » social d’au­tant plus mena­çant qu’il n’au­ra pas su enrayer la crise.

Une telle situa­tion, en modi­fiant le rap­port de force, non seule­ment contrain­drait De Gaulle à négo­cier en posi­tion d’in­fé­rio­ri­té, mais signi­fie­rait sans doute la fin de la Ve République.

L’ab­sence d’i­déo­lo­gie ouvrière auto­nome faci­li­te­rait sans doute alors l’é­ta­blis­se­ment d’un Front Populaire.

Cette hypo­thèse pour­rait trou­ver sa confir­ma­tion dans l’at­ti­tude adop­tée par le P.C. depuis le réfé­ren­dum : relâ­che­ment de l’op­po­si­tion poli­tique à De Gaulle mais agi­ta­tion reven­di­ca­tive accrue, recherche de l’u­ni­té syn­di­cale, etc.

Les anar­chistes, trop peu nom­breux pour peser effi­ca­ce­ment sur les évé­ne­ments, n’en doivent pas moins être par­mi les plus actifs de la lutte reven­di­ca­tive et ten­ter à tout moment de lui redon­ner l’ar­ma­ture idéo­lo­gique qui lui manque.

Seuls les îlots de résis­tance consti­tués par les mino­ri­tés révo­lu­tion­naires au sein de la classe des tra­vailleurs pour­raient lui per­mettre de retrou­ver le che­min de son émancipation.

Noir et Rouge 

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