Essai de revalorisation du mythe de l’unité
Dans le temps où il n’était pas encore devenu un homme de la Réaction, David Rousset écrivit dans un éditorial du journal « Combat » que le phénomène le plus curieux de la « Gauche » était qu’elle faisait faillite en même temps que la société qu’elle avait voulu détruire.
Il nous paraît impossible de juger des valeurs communes à la gauche et de dire si elles existent ou non sans poser au préalable le problème de notre civilisation. Car s’il existe un refus valable de la « gauche » il doit, selon nous, se placer au niveau de l’éthique puisqu’il s’avère impossible d’étayer le mythe de l’Unité sur le plan idéologique au niveau des conceptions économiques.
Il nous faut citer un exemple : dans la déclaration qu’il fit au soir de la récente scission de la S.F.I.O., Édouard Depreux déclara :
« Si Pierre Mendès-France se trouve au sein de l’U.F.D. comme représentant du parti radical, nous ne voulons pas faire avec ses amis et lui un seul et même parti parce que nous sommes socialistes et que le meilleur des radicaux, le plus avancé des radicaux a une doctrine différente de la nôtre. Mais nous sommes absolument décidés à marcher la main dans la main avec un homme clairvoyant et courageux…»
Sans entrer dans une critique quelconque qui ne serait pas le but de cette étude, bornons-nous à constater que Depreux se considère lié à Mendès bien que le premier soit partisan du « socialisme » et le second d’un capitalisme libéral. Or, c’est un fait, en face du danger fasciste ces hommes se considèrent échoués sur le même bateau. Il s’agit déjà de « valeurs » à défendre.
Il est courant d’entendre dire dans les milieux de « droite » que la suprême « valeur » à défendre est « l’Occident ». Il faut entendre par là, l’Humanisme discutable du Moyen-âge, la pensée de l’Église catholique en premier lieu et un esprit « paternaliste » issu de la pensée des rois de France qui sont surtout « sublimés » pour les besoins de la Cause. Car la bourgeoisie cléricale ne peut justifier l’exploitation de l’homme par l’homme qui pourrait paraître une contradiction avec le christianisme que par l’idée d’une mission. On caresse alors les vieux mythes du Saint-Empire Romain-germanique, on parle de l’Europe, de l’Eurafrique et tout cela se cristallise autour d’une lutte contre le Communisme athée, lutte qui se transforme très vite on un combat idéologique : contre le « matérialisme » tout court. C’est faire bon marché de l’Occident, car il faut dire et affirmer que le « matérialisme » est lui aussi occidental dans ses fondements. Et la pensée matérialiste occidentale n’est-elle pas au fond le fondement et la vraie valeur commune de la « gauche » ? Car pour un Mendès comme pour un Depreux, il y a bien la pensée de l’Occident. Les anarchistes que nous sommes y échappent-ils tellement ? Il nous faut le savoir pour dire si en dernier ressort nous nous estimons nous aussi « de gauche ».
On a écrit déjà que la GAUCHE est avant tout un REFUS. Mais ce refus passe par les premières grandes hérésies du Moyen-âge, par la Réforme, par la revendication scientifique en face de l’Inquisition, par la Renaissance tout entière, par Descartes et par les premiers grands matérialistes du XVIIIe siècle. Il y a dans tout cela déjà un essai de vision du monde entièrement opposé à la notion chrétienne de la vie. Il y a la vision du devenir humain par la science et l’affirmation que tout devra être possible à l’humanité. En face du christianisme qui dit que l’homme n’est rien et ne peut rien sans la « grâce » il y a là l’affirmation de la possibilité du bonheur DANS CE MONDE.
Les anarchistes ne peuvent renier cette forme de pensée. Mais notre notion de ce devenir est poussée jusque dans ses ultimes conséquences. Bakounine lui-même dans son « Anti-théologisme » revendique l’héritage du XVIIIe siècle et de la science du XIXe. Il fait même une apologie d’Auguste Comte, mais après avoir cité Feuerbach : « L’Homme fait tout ce que les animaux font, mais il le fait de plus en plus humainement », il ajoute :
«(…) L’œuvre si lente de transformation de la surface de notre globe par la force physique de chaque être vivant, conformément aux besoins de chacun se retrouve plus ou moins développée à tous les degrés de la vie organique. Mais elle ne commence à constituer le travail proprement humain, que lorsque, dirigée par l’intelligence de l’homme et par sa volonté réfléchie, elle sert à la satisfaction non plus seulement des besoins fixes et fatalement circonscrits de la vie exclusivement animale, mais encore de ceux de l’être pensant qui conquiert son humanité en affirmant et en réalisant sa liberté dans le monde. »
Et cette libération des causalités définie par Bakounine est bien le rêve, le but suprême non seulement de l’anarchie mais de l’Homme. C’est quelque part dans cette aspiration et dans ce raisonnement qu’il faut chercher ce qui rattache le plus solidement les anarchistes à une certaine forme de la pensée de « gauche ».
Mais la reconnaissance de la valabilité de la science pour libérer l’homme implique la reconnaissance et l’emploi du raisonnement scientifique, l’emploi de la forme de pensée scientifique (ce que n’ont pas compris ceux qui font de la science un dogme antiscientifique par sa rigidité). « J’admets pour vrai tout ce qui a été démontré et vérifié par l’expérience, jusqu’à ce que j’ai découvert par moi-même ou que l’on m’ait démontré que cela était faux. » Il n’y a donc pas de Vérité absolue, il n’y a que relativité. Tout dogme est donc mauvais puisqu’il prétend transmettre une vérité statique. Il n’y a qu’une recherche valable : celle qui est conditionnée par le « libre examen ». Lorsque les protestants employèrent ce terme, ils ne se doutaient pas qu’ils examinaient la Bible avec une méthode de raisonnement qui allait détruire leur croyance elle-même. Mais c’est là qu’il faut voir le point de départ de l’esprit LAÏQUE. Et c’est bien la LAÏCITÉ, le LAÏCISME qui est la valeur de base de la « gauche ». Pour nous anarchistes, elle est un point éthique fondamental. Albert Bayet (avant que la sénilité ne le fasse tomber dans les « élucubrations » que l’on sait) écrivait avant la guerre : « Être laïque, c’est vouloir la libre recherche du vrai. »
N’est-ce pas dans la disparition de l’esprit de confrontation perpétuelle que sombre une certaine « gauche » ?
Cet état d’esprit est bien largement aussi « occidental » que le christianisme. Il s’inscrit lui aussi dans « notre civilisation » dont nous parlions au début de cet article. Et cela est si vrai que l’Église essaie autant qu’elle le peut de s’en désolidariser. Pie XII déclarait aux membres du Xe Congrès international des Sciences historiques (« La Croix » 7/8/55):
« Ce qu’on appelle Occident ou monde occidental a subi de profondes modifications depuis le Moyen-âge. La scission religieuse du XVIe siècle, le rationalisme et le libéralisme conduisaient à l’État du XIXe siècle, à sa politique de force et à sa civilisation sécularisée. Il était donc, inévitable que les relations de l’Église catholique avec l’Occident subissent un déplacement. »
Notons en passant qu’il est assez cocasse que l’Église interprète le laïcisme comme la source du totalitarisme, mais chacun emploie des arguments à son échelle… En fait, tout se rejoint, et le fascisme que nous combattons aujourd’hui, que la « gauche » combat, c’est bien cette forme dogmatique de pensée qui prétend détenir à elle seule la vérité infuse, c’est aussi l’incarnation des aspirations en UN SEUL, telle l’incarnation dans le dogme chrétien.
Il va sans dire que pour les anarchistes ce raisonnement. Aboutit, en fin de compte, au combat contre l’Autorité. Mais les gens de « gauche » ne le savent pas : nul doute cependant que l’esprit laïque soit objectivement un combat contre l’Autorité. Et c’est peut-être parce que les partis de gauche n’ont pu se délivrer du concept de l’Autorité, n’ont pu concevoir une forme d’organisation dans leur sein autre que la forme autoritaire qu’ils font faillite avec le régime qu’ils ont voulu détruire. Nous y reviendrons.
Observons seulement une application pratique de l’esprit de LAÏCITÉ : L’ÉCOLE. On a enlevé l’enseignement à l’Église pour la donner à l’État, cela voulait dire dans l’esprit des gens de l’époque que la formation de l’enfant devrait se faire dans l’esprit de la libre recherche « laïque » dont nous parlions tout à l’heure. En fait, on a supprimé souvent des dogmes pour en enseigner d’autres : Patrie, etc., on a même prétendu codifier une « morale laïque » qui cessait d’être « laïque » déjà parce qu’elle était codifiée. Et la LAÏCITÉ est devenue seulement synonyme de « neutralité ». C’est pour cela que Sébastien Faure créa « La Ruche » et plus tard les « Aigles rouges » afin de montrer qu’il était possible de libérer l’enfant aussi bien de l’État que de l’Église. Nous pensons qu’il faudra revenir sur une définition complète de la laïcité telle qu’elle est définie par les anarchistes, tel n’est pas notre propos actuel.
Dans la perspective de ce devenir humain, il va sans dire qu’il est indispensable de chercher une forme de vie ou de société qui pourra le mieux le favoriser. On a beaucoup critiqué les définitions de l’anarchisme qui étaient (paraît-il) données à la « Libération », au moment de la formation de la Fédération Anarchiste — première manière. On disait que l’anarchiste est celui qui lutte pour un milieu social où « l’homme pourra s’épanouir librement ». À ce compte-là, disait un apôtre de l’anarchisme de cette époque (qui devait mal tourner), « on ne voit pas pourquoi Édouard Herriot ne serait pas anarchiste ». Il est certain que la définition était un peu simpliste et que l’anarchisme est bien autre chose encore. Mais, tout compte fait, ce n’était pas si bête, car c’est précisément cette recherche du milieu social « idéal » qui est encore un de nos points communs avec la « gauche ».
Mais c’est ici que les divergences commencent : on l’a bien vu, lors du Congrès d’Angers de la LIBRE PENSÉE en 1957, lorsqu’il s’est agit de définir la « Démocratie véritable ». La définition des différents orateurs était très différente selon qu’ils étaient marxistes, F...M., ou libertaires. Il semble pourtant que leur point commun se trouvait dans une certaine conception éthique proche de celle que j’ai essayé de définir au début de cet article.
Mais au-delà d’une conception de la vie et de la pensée, au-delà d’une certaine critique de l’Autorité, il reste que, pour nous, révolutionnaires, intervient encore la notion de « classe » et de lutte des classes qui est, il faut le dire, dans la plupart des cas, complètement étrangère à la « gauche ». Et c’est ici, nous semble-t-il, que se place le problème le plus important.
Nous avons avec la « gauche » des valeurs communes à défendre. Nous l’avons senti, nous le sentons encore en ces temps où le fascisme est à notre porte. Mais alors, cela veut dire, et il ne faut pas éluder le problème, que l’on pourrait estimer que nous avons des « valeurs communes » avec une certaine bourgeoisie. C’est ici qu’il faut faire justice de la fameuse phrase de Staline : « Le prolétariat doit reprendre et sauver les valeurs que la bourgeoisie a abandonnées. »
Nous sommes, c’est évident, les héritiers des rationalistes du XVIIIe, nous faisons nôtre le cheminement de la pensée des philosophes bourgeois ; Kropotkine écrit dans les « Temps Nouveaux » : « Lorsque la philosophie du XVIIIe siècle rompit enfin avec la tradition religieuse et chercha son appui dans la science, dans la raison, contre le préjugé poltron, elle fut encore anarchiste. À ses débuts, elle énonça les principes qui font, aujourd’hui, le fondement de nos idées. Ainsi, du point de vue intellectuel nous sommes les descendants directs de cette philosophie et du point de vue de l’action et de l’idéal nous sommes les descendants de tous les mouvements populaires qui ont eu lieu dans l’histoire (…)».
Il reste que la bourgeoisie du XVIIIe jouait son rôle de classe :
« Alors, dit Bakounine, la bourgeoisie avait été de bonne foi, elle avait cru sérieusement et naïvement aux droits de l’homme, elle avait été poussée, inspirée par le génie de la démolition et de la reconstruction, elle se trouvait en pleine possession de son intelligence et dans le plein développement de sa force ; elle ne se doutait pas encore qu’un abîme la séparait du peuple (…)». (Lettres aux Internationaux du Jura).
Que se passe-t-il aujourd’hui?: la bourgeoisie en décadence abandonne de plus en plus les formes de pensée qu’elle a créées à son apogée. Elle revient aux formes chrétiennes de l’Ancien Régime : culte d’un homme, traditions corporatistes, toutes choses que l’on retrouve dans notre fascisme moderne. Et c’est bien cela, au fond, la décadence de notre Occident, qui pourrait se définir par une incapacité de tirer les conclusions de l’évolution historique. Quant à la « gauche », elle est elle-même en décadence pour autant qu’elle ne sait pas non plus se libérer et qu’elle reste à l’image de cette bourgeoisie qu’elle incarne encore beaucoup plus qu’elle ne la combat. Les germes sont lointains : L’incapacité existait déjà lorsque les Conventionnels déifiaient la Raison ou la Nation. L’incapacité existe encore lorsque l’on s’aperçoit que la phrase de Staline citée plus haut veut dire, en fait, et dans l’esprit des militants du Parti communiste, que le prolétariat doit prendre en héritage le patriotisme soi-disant abandonné par la bourgeoisie « apatride ». Et l’on vous explique que c’est être dans le sens de la Révolution de chanter la « Marseillaise » au cours des manifestations antifascistes, alors que les réactionnaires la chantent avec nous…
Certes, nous voulons bien « sortir de nos nuages ». Nous avons vu, par l’expérience de ces derniers mois de lutte que la classe ouvrière n’était pas capable SEULE de s’opposer au fascisme. Nous avons, nous aussi ressenti la nécessité de nous rapprocher de cette « gauche » encore mal définie mais qui disait NON. Mais cela ne veut pas dire qu’à aucun moment nous ayons pensé que la classe ouvrière doive s’aligner sur les positions bourgeoises. C’est le contraire qui doit se produire et nous croyons avoir montré que la chose est possible à l’échelle de l’éthique, sans que la tradition soit rompue en aucune manière.
Il y a plus grave encore : la revue « Esprit » se réjouit que la formation de l’U.G.S. dont nous ignorons encore le programme, fera que « La gauche sera maintenant viable pour les chrétiens ». On se demande, à ce stade, ce qu’il reste des « valeurs communes ». Que reste-t-il alors de cette « gauche » où les gens qui s’y coudoient n’ont même plus la même conception de la vie et du monde ?
Les anarchistes révolutionnaires pensent profondément qu’il faut « garder » la pensée de la « gauche ». Mais il faudra que cette « gauche » s’aligne de plus en plus sur nos positions conformes aux intérêts de la classe ouvrière. C’est une option morale que nous lui demandons : Faute de quoi, elle s’effondrera avec le régime.
Guy