Le sieur Pellerin, rédacteur au Protectorat, a accouché d’une tartine dans laquelle ce monsieur prétend qu’il n’y a, dans la mort de Chédel, pas de quoi fouetter un chat.
Ce monsieur, homme sage et bien pensant, réserve ses larmes et ses cris d’indignation pour d’autres histoires.
Je me permettrai de demander au sieur Pellerin, qui certainement a dû toucher la forte somme pour écrire de pareilles monstruosités, si les « joyeux » dont il fait fi ne valent pas mieux que les brutes galonnées qui les commandent ?
Les joyeux sont tous des repris de justice (!) civils ou militaires, mais, dans tous les cas, ils ne sont sous le coup d’aucun jugement, puisque, comme l’on dit au Palais, ils ont payé leur dette à la société ; et lors même qu’ils auraient commis des crimes, est-ce une raison pour les torturer avec des raffinements de cruauté qui eussent indigné Laubardemont !
Je sais qu’au Bataillon d’Afrique, il est des joyeux qui sont peu intéressants, mais ce sont de ceux-là, précisément, qu’on doit le plus s’occuper, car, généralement, ce sont de pauvres diables, enfants naturels ou abandonnés, qui, jetés à la rue dès leur plus tendre enfance, ont grandi sans avoir jamais entendu un mot de sympathie, ont été enfermés d’abord dans ces maisons de corruption que, par un euphémisme charmant, on appelle maisons de correction, ensuite n’ont fait, jusqu’à leur départ au service, qu’alterner entre le ruisseau et la prison.
Est-ce leur faute, ou bien à la société tout entière ? Et à côté de ces derniers, n’y a‑t-il pas aussi une foule de jeunes gens qui, dans leur jeunesse, ont été condamnés à des peines variant entre huit jours de prison et 16 francs d’amende ?
Est-ce que la plupart de ces jeunes gens ne se sont pas engagés sur les conseils de philanthropes appartenant à diverses sociétés d’encouragement au bien ou autres, qui, faisant des rondes dans les prisons, leur font entrevoir que maintenant qu’ils sont stigmatisés, toutes les portes leur seront fermées, qu’il leur sera impossible de vivre dans la vie civile, tandis que, s’ils veulent se réhabiliter, s’ils veulent devenir de bons et braves citoyens, il n’y a qu’une planche de salut : signer un engagement au Bataillon d’Afrique.
Et ils signent, les malheureux. Et ils s’en vont au bagne, presque de gaieté de cœur : c’est qu’on leur a parlé d’avenir brillant, plein d’honneur, d’héroïques faits d’armes, de nobles conquêtes, puis la vie des camps, en Afrique, si aventureuse, si active…
Et une fois qu’ils sont là-bas, on leur met une pelle et une pioche entre les mains et on leur dit : Maintenant, travaille ! Puis, lorsqu’énervés, meurtris, accablés d’injures, ils oseront faire une fugue de quelques heures, on les tuera tranquillement.
Que répondrait le rédacteur du Protectorat, si la mère de Chédel, éplorée, venait lui crier : « Vous êtes un misérable ! On m’a pris mon fils, puis on l’a assassiné lâchement, et vous encouragez ces crimes, et vous approuvez les assassins ! »
Le sieur Pellerin ne répondrait rien, ou plutôt il lui dirait, ainsi que ses amis, les gradés du bataillon : Madame, apprenez qu’«au bataillon d’Afrique, tous les moyens de répression sont bons, même ceux qui peuvent entraîner la mort ».
Et cela se conçoit, ces gens sont partisans de l’ordre social actuel ; donc, approuvant le mensonge, l’hypocrisie, la corruption, la cruauté, l’assassinat.
Ah ! le soldat Chédel n’est pas la première victime tuée au nom de la discipline, ce n’est pas non plus la dernière !
Jusqu’à ce jour, personne n’avait osé élever la voix ; il est vrai que les joyeux sont plus renfermés au fin fond de leurs garnisons, dans ces pays perdus, que les béguines en leur cloître, et que personne n’est témoin de leurs souffrances ; néanmoins, la lumière commence à se dégager des ténèbres, la vérité se fait jour et l’on voit à l’horizon le flot de nouvelles. révélations qui monte, monte sans cesse, dans sa hideur, menaçant et terrible pour les criminels.
C’est le flot de tous ceux que ces assassins ont maintenus sous les étreintes de la faim, du froid et de toutes les tortures, de ceux qu’ils ont comprimés sous la férule de fer de leur ignoble domination, de ceux qui ont souffert, de ceux qui ont pleuré!…
Non, le cas du soldat Chédel n’est pas rare ; n’y a‑t-il pas eu les Mandet, les Chazot, les Rousseau, les Roux, les Stahl, les Lémonon, les Rey, les Bouley, et tant d’autres qui ont succombé aux mauvais traitements ? les Frévent, les Dubrulle qui sont morts de faim ? les Dupollais, les Blandin, les Henriette, etc., etc., qui eurent, qui les jambes gelées, qui les pieds coupés.
Allons, les assassins galonnés d’or, bas les masques, n’essayez pas d’atténuer vos crimes en disant, qu’après tout, ce n’était qu’un joyeux !
Le sang déborde, et votre rage n’est point assouvie, et vous vous abattez sur les cadavres de vos victimes comme des vautours sur des corps morts. Vous continuerez, comme par le passé, à verser le sang par torrents, vos victimes seront saturées d’outrages jusqu’à leur dernier souffle et encore après leur mort, et ceux qui, las de supporter vos tortures, mettront un terme à leur existence, vous les exposerez sur un tas de fumier, comme les cadavres d’animaux immondes : c’est dans l’ordre social, au nom de la discipline et pour la patrie !
« Il n’y a pas de quoi fouetter un chat» ; c’est aussi dans l’ordre, et la preuve, c’est que toute la presse servile, qui ne veut pas se compromettre, reste muette.
C’est l’ordre dont se targue leur orgueil et que leur bouche hypocrite glorifie ; c’est le triomphe de la force brutale sur le droit, du bourreau sur sa victime, du mensonge sur la vérité ; c’est le règne du corbeau sur les cadavres, dans les ténèbres d’une nuit profonde.
Maladie !
A. Gauthey