La Presse Anarchiste

Coopération et socialisme

[[Les Expé­di­ents économiques II]]

Il faut se reporter aux années trente et quar­ante de ce siè­cle pour réalis­er l’en­t­hou­si­asme avec lequel on envis­ageait alors la coopéra­tion, ou bien « l’as­so­ci­a­tion », comme on dis­ait en France, et pour appréci­er l’au­dace de Proud­hon qui osa l’at­ta­quer de front.

L’as­so­ci­a­tion, dans les idées d’alors, devait tout chang­er. Pour éviter de pay­er un trib­ut for­mi­da­ble aux inter­mé­di­aires du com­merce, un groupe d’ou­vri­ers se coti­sait pour acheter ensem­ble un sac de farine, et la reven­dre aux mem­bres du groupe au prix de revient, plus quelques frais min­imes d’ad­min­is­tra­tion. Et, peu à peu, à force de pri­va­tions et de luttes, ce groupe réus­sis­sait à en attir­er d’autres et à se fournir mutuelle­ment tout ce qu’ils con­som­maient à 20 ou 30 pour 100 au-dessous des prix chez les four­nisseurs marchands.

Ce petit essai devait peu à peu réformer le monde. La petite coopéra­tion ferait tache d’huile, elle fini­rait par englober tous les tra­vailleurs. Elle sup­primerait les inter­mé­di­aires. Pain, viande, loge­ment seraient four­nis au prix de revient : le tra­vailleur s’é­manciperait du vau­tour-inter­mé­di­aire. Il gag­n­erait l’habi­tude de l’as­so­ci­a­tion, de la gérance de ses pro­pres affaires. Il toucherait du doigt les avan­tages du com­mu­nisme et acquer­rait gradu­elle­ment des vues plus larges sur les rap­ports nationaux et internationaux.

Puis, en util­isant une part des béné­fices pour élargir les affaires, on créerait des groupes pro­duc­teurs. Au lieu d’a­cheter le drap ou les chaus­sures au fab­ri­cant cap­i­tal­iste, on for­merait des asso­ci­a­tions de pro­duc­tion qui fourni­raient aux asso­ci­a­tions de con­som­ma­teurs tout ce qu’elles achè­tent aujour­d’hui aux vau­tours cap­i­tal­istes. Peu à peu, ceux-ci seraient élim­inés de la pro­duc­tion, aus­si bien que de la con­som­ma­tion. Et si les tra­vailleurs réus­sis­saient à forcer l’É­tat à leur ouvrir crédit pour la pro­duc­tion (pro­jet Louis Blanc, repris plus tard par Las­salle et encore en vogue dans la démoc­ra­tie social­iste), la révo­lu­tion économique serait faite.

Le tra­vailleur, affranchi du cap­i­tal­iste, se trou­verait en pos­ses­sion de l’outil­lage néces­saire pour pro­duire. Il jouirait du pro­duit inté­gral de son tra­vail. Les bons de tra­vail aidant, pour per­me­t­tre à l’ou­vri­er d’a­cheter sans atten­dre que la vente de ses pro­duits soit faite, c’é­tait la révo­lu­tion sociale accomplie.

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Il ne serait pas juste de traiter le mou­ve­ment coopératif d’in­signifi­ant. Au con­traire. En Angleterre et en Écosse, plus de 1.600.000 per­son­nes et ménages font par­tie des coopéra­tives de con­som­ma­tion. Les coopéra­tives se ren­con­trent partout, surtout dans les villes et vil­lages du Nord. Leurs affaires se chiffrent par des mil­liards de francs. Et la coopéra­tive cen­trale, en gros, à Man­ches­ter, qui four­nit tout aux coopéra­tives locales, est un étab­lisse­ment for­mi­da­ble, dont les mag­a­sins à plusieurs étages cou­vrent tout un quarti­er, sans par­ler de ses immenses mag­a­sins dans les docks de Liv­er­pool. Elle envoie ses cinq ou six vais­seaux chercher le thé en Chine, elle achète le sucre aux Indes, le beurre au Dane­mark, les coton­nades aux grands pro­duc­teurs, et ain­si de suite… — « Sup­posez une révo­lu­tion sociale à Man­ches­ter, demandai-je aux admin­is­tra­teurs, pour­riez-vous nour­rir et vêtir toute la cité, et dis­tribuer les pro­duits dans tous les quartiers ? — Avec notre matériel, nos arrange­ments et les hommes de bonne volon­té, ce serait fait en vingt-qua­tre heures. Four­nissez l’ar­gent ou le crédit pour acheter, — il n’y aurait pas l’om­bre de dif­fi­culté », fut la réponse immédiate.

Et c’est vrai. Il faut voir l’étab­lisse­ment pour com­pren­dre la justesse de l’affirmation.

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En out­re, la ten­dance est depuis quelque temps de fonder des asso­ci­a­tions de pro­duc­tion sur une large échelle, qui fab­riquent le néces­saire. Après nom­bre d’échecs, les coopéra­teurs anglais ont réus­si à faire bien marcher leurs fab­riques de chaus­sures, leurs moulins à farine, leurs boulan­geries. Un tiers du pain mangé par les 686.000 habi­tants de Glas­gow est déjà fourni par les coopératives.

En un mot, les coopéra­teurs anglais et écos­sais ont eu un suc­cès con­sid­érable ; ils sont une force qui grandit encore. Seule­ment, ce suc­cès est tel que les pre­miers coopéra­teurs s’en seraient détournés avec dégoût ; car, jusqu’à ces dernières trois ou qua­tre années, où l’e­sprit social­iste a com­mencé à envahir les coopéra­tives, aus­si bien que la bour­geoisie elle-même, les coopéra­tives anglais­es restaient les forter­ess­es du bour­geoi­sisme ouvrier.

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Quant à leurs effets directs sur le bien-être de l’ou­vri­er, ils sont bien minces.

Nos lecteurs suiss­es se sou­vi­en­nent de la mis­ère qui rég­nait à la Chaux-de-Fonds en 1877–78. On ouvrit alors une can­tine munic­i­pale, où l’on avait un bon repas à bas prix. Mais déjà, deux mois après l’ou­ver­ture de la can­tine, le loy­er des cham­bres dans un ray­on d’un demi-kilo­mètre de la can­tine avait mon­té d’au moins cinq francs par mois. — « Mais mon­sieur peut bien pay­er cinq francs de plus pour la cham­bre, puisqu’il sera à deux pas de la can­tine », répondaient ces dames avec un doux sourire.

Le gros bour­geois anglais a fait plus : il a imposé le partage des béné­fices dus aux coopéra­tives. Il y a quelques années, un coopéra­teur de New­cas­tle nous ame­na chez un vieux mineur qui devait nous ini­ti­er aux avan­tages de la coopéra­tion, et il le fit en ces termes :

« Eh bien, vous voyez. Avec 9 shillings de salaire par semaine, je vis aujour­d’hui tout aus­si bien que je vivais, il y a vingt ans, avec 16 shillings. Et cela, grâce à la coopéra­tive. La maison­nette m’ap­par­tient ; je l’ai achetée par la coopéra­tive et n’ai plus de loy­er à pay­er. Sur tout ce que j’achète, j’é­conomise au moins trente pour cent. Et mes neuf shillings suff­isent là où seize suff­i­saient à peine. »

On prévoit notre ques­tion : « Mais pourquoi ne gag­nait-il plus que 9 shillings au lieu de 16 ? » et l’on prévoit aus­si la réponse : — « Le tra­vail ne marche pas ; nous ne tra­vail­lons que trois jours par semaine ! »

Autrement dit : puisque le cap­i­tal­iste a tout avan­tage à tenir une armée de mineurs, qu’il ne fera tra­vailler que trois jours par semaine et qui, au moment où les prix du char­bon mon­tent, pour­ront dou­bler la pro­duc­tion — il le fait. Il fait en grand ce que les bonnes dames de la Chaux-de-Fonds fai­saient en petit. Il prof­ite de la coopérative.

Ces deux petits tableaux — deux petits coins de la réal­ité — résu­ment toute l’his­toire des coopéra­tives. La coopéra­tive peut accroître le bien-être de l’ou­vri­er ; cela va sans dire. Mais pour que l’ou­vri­er ne perde pas tout l’a­van­tage à la suite de salaires rognés, de chô­mages exagérés, de rentes sur la terre et, par­tant, des loy­ers mon­tant tou­jours, et des impôts tou­jours gran­dis­sants, — pour que l’a­van­tage acquis par la sup­pres­sion de l’in­ter­mé­di­aire ne soit pas volé par le seigneur fonci­er, le ban­quier, le patron et l’É­tat, il faut qu’il attaque de front cette nou­velle coopéra­tive de vau­tours ; il faut qu’il lutte avec eux par la famine ou la torche des grèves, par la con­spir­a­tion et la révolte. Et s’il ne le fait pas — il a tra­vail­lé pour l’autre coopéra­tive, celle des vautours.

On en arrive tou­jours au même point. La lutte, la guerre con­tre l’ex­ploiteur, reste tou­jours la seule arme de l’exploité.

Mais il y a pire.

Tan­dis que la lutte, par la grève, la guerre aux machines, la guerre con­tre le seigneur fonci­er (qui prend mille car­ac­tères divers selon les local­ités), et la révolte con­tre l’É­tat, unit les tra­vailleurs, — ces expé­di­ents, tels que la coopéra­tive, les divisent.

En effet, jusqu’à ces dernières trois ou qua­tre années, il n’y avait pas en Angleterre pires patrons que les coopéra­teurs. Leurs con­grès de 1886 et 1887 étaient frap­pants sous ce rap­port. L’é­goïsme des coopéra­teurs, surtout dans le Nord, a été un des plus grands obsta­cles au développe­ment du social­isme dans cette par­tie de l’An­gleterre. La peur de per­dre le peu qu’ils avaient acquis après tant de luttes — l’homme aime tou­jours ce pour quoi il a lut­té — s’él­e­vait comme une bar­rière con­tre toute pro­pa­gande de sol­i­dar­ité, soit dans les grèves, soit dans la pro­pa­gande des idées social­istes. Il était bien plus facile de con­ver­tir un jeune bour­geois au social­isme que d’y amen­er un coopérateur.

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Cela change aujour­d’hui, empres­sons-nous de le dire à haute voix. Cer­taine­ment, cela change ; mais le « com­ment » du change­ment est haute­ment instruc­tif. Cela change, parce que d’autres ont mieux fait à côté.

En effet, lors de la dernière grève des mineurs du York­shire, tout le monde lisait avec stupé­fac­tion que la coopéra­tive en gros de Man­ches­ter avait ver­sé 125.000 francs d’un coup au fonds gréviste. On imag­ine l’ef­fet de ce cadeau sur l’is­sue de la grève. Mais ils ont fait mieux. On nous affirme que la coopéra­tive cen­trale avait ouvert un crédit de près d’un mil­lion de francs aux petites coopéra­tives locales dans les vil­lages de mineurs, et quiconque sait com­bi­en la néga­tion de tout crédit est un arti­cle de foi chez les coopéra­teurs, appréciera encore mieux cette avance qui per­mit aux coopéra­tives locales d’ou­vrir crédit aux mineurs.

Des amis dignes de foi nous affir­ment, en out­re, que dans les nou­velles asso­ci­a­tions de pro­duc­tion, les rela­tions entre ouvri­ers-ouvri­ers et ouvri­ers-patrons changent com­plète­ment, et nous nous empres­sons d’ad­met­tre qu’il en soit ainsi.

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Mais d’où vient donc ce vent nou­veau qui souf­fle dans les coopératives ?

— Des « théoriciens », par­bleu ! Les coopéra­tives aus­si se ressen­tent du souf­fle de social­isme qui fait aujour­d’hui des recrues jusque dans le camp enne­mi des bourgeois.

Deux courants se dessi­naient net­te­ment, il a cinquante ans, au sein des social­istes. Les uns voulaient. Être « pra­tiques » et se lançaient dans une série d’ex­pé­di­ents. « Puisque les tra­vailleurs ne sont pas com­mu­nistes, dis­aient-ils, il faut les ren­dre com­mu­nistes par intérêt per­son­nel. La coopéra­tive, basée sur l’é­goïsme per­son­nel, les habituera au com­mu­nisme. » Et pen­dant cinquante ans on a fait la pra­tique de cet expé­di­ent, avec les résul­tats que l’on connaît.

Mais, heureuse­ment, il y avait aus­si des « théoriciens », des « écervelés », par­mi les social­istes. Ils n’ont pas voulu enten­dre par­ler d’e­sprit com­mu­niste dévelop­pé par l’étroit égoïsme pécu­nier. Ils ont tourné le dos aux expé­di­ents (tout comme nous, anar­chistes, tournons aujour­d’hui le dos aux expé­di­ents poli­tiques et économiques). Ils ont suivi leur évo­lu­tion naturelle.

Deux lignes diver­gentes se sont ain­si pro­duites de cette façon. Les hommes aux expé­di­ents ont suivi l’une, les social­istes ont suivi l’autre. — « Vous êtes des théoriciens, des rêveurs, des insen­sés, des fous, a‑t-on dit à ceux-ci ; vous devriez devenir pra­tiques, faire de la coopéra­tion et le reste ! » À quoi ils répondaient avec un mépris hau­tain et suiv­aient leur voie — la voie de la pro­pa­gande et de la révolte con­tre tout l’ensem­ble de la civil­i­sa­tion actuelle, con­tre toutes les formes de l’ex­ploita­tion à la fois.

Et ils avaient mille fois rai­son. Les deux lignes ont divergé de plus en plus. Et voilà que main­tenant lorsque le social­isme, dans son entier, et l’a­n­ar­chie, dans son entier, ont fait impres­sion pro­fonde sur les idées du siè­cle, lorsque la révolte con­tre toute exploita­tion économique et étatiste a fait des recrues dans toutes les couch­es sociales, — les « expé­di­en­tistes » aus­si sont atteints, et leur ligue com­mence à vers­er dans le courant socialiste.

Elle sera for­cée d’y vers­er entière­ment. Autrement, elle appar­tiendrait au monde qui s’en va, et serait con­damnée à disparaître.

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Peut-on deman­der, après cela, si les social­istes ont eu rai­son de refuser les com­pro­mis et de rester « théoriciens », comme les bour­geois aimaient à dire ? S’ils ren­traient dans le courant coopéra­teur — faux à son orig­ine même, puisque basé sur l’af­fran­chisse­ment par­tiel de l’in­di­vidu, dans une par­tie min­ime seule­ment de ses servi­tudes, — si le courant social­iste ver­sait dans la coopéra­tion, il y était noyé, il deve­nait mécon­naiss­able, il y per­dait son essence même ; il deve­nait ni chair ni pois­son — un compromis.

Mais il a préféré rester dans son isole­ment. Plutôt être une poignée que de per­dre ses traits dis­tinc­tifs, de sac­ri­fi­er le meilleur de sa pen­sée ! Et il a fini par forcer l’autre courant à don­ner tout ce qu’il devait don­ner, à se dévelop­per entière­ment et, alors, vers­er ses eaux dans le courant socialiste.

Absol­u­ment la même chose arrive avec le courant anar­chiste. Nous savons que dans la révo­lu­tion sociale l’as­so­ci­a­tion des con­som­ma­teurs et des pro­duc­teurs sera une des formes de la société nais­sante. Mais pas cette asso­ci­a­tion ayant pour but d’en­caiss­er sa plus-val­ue ou son béné­fice. Et nous propa­geons toute notre pen­sée, nous souf­flons toute notre révolte con­tre le monde qui s’en va. Nous propa­geons nos idées partout, dans l’u­nion ouvrière, dans la coopéra­tion comme dans les mass­es ouvrières non organ­isées — et en faisant cela, — puisque nous sommes dans le vrai, — nous finirons par faire vers­er tous ces courants par­tiels dans un grand courant : — l’anarchie.

Kropotkine


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