La Presse Anarchiste

De l’obéissance

Dans ses Notes sur Obéir[[ La Revue Blanche n°7, avril 1892.]], M. Ludo­vic Mal­quin a ain­si très jus­te­ment défi­ni l’o­béis­sance : « Obéir, c’est, dit-il, faire des actes pen­sés par autrui. » Est-ce à dire que, pour agir libre­ment, il ne faille pas accom­plir d’actes pen­sés par d’autres que soi ? Évi­dem­ment non, car alors, pous­sant ce sys­tème jus­qu’à ses der­nières limites, il ne fau­drait point deman­der avis sur quoi que ce soit, ni se confor­mer à l’ex­pé­rience d’au­trui, ni même acquies­cer aux connais­sances par d’autres cer­veaux décou­vertes. Il n’im­porte donc pas que les actes accom­plis par soi aient été ou non pen­sés par d’autres ; ce qui importe, c’est qu’ils aient été pen­sés par soi. Je sup­pose que quel­qu’un vous sug­gère une action : si vous l’exé­cu­tez uni­que­ment pour cette rai­son « qu’on vous a dit de le faire », alors vous agis­sez ser­vi­le­ment, vous obéis­sez, mais si, ayant déli­bé­ré sur l’acte à accom­plir, vous l’a­vez jugé bon, et le faites — alors il est évident que vous n’o­béis­sez pas, puisque vous avez sub­sti­tué votre pen­sée à celle de l’autre, et n’a­vez sui­vi que l’im­pul­sion de votre propre volon­té. Vous avez agi libre­ment. En un mot, le propre de l’homme libre est de faire des actes rai­son­nés, quelle que puisse être d’ailleurs la valeur de ces actes.

Remar­quez que, si rien ne vient révé­ler votre déli­bé­ra­tion préa­lable et la déci­sion consé­quente, vous pour­rez paraître avoir obéi, et l’autre pour­ra s’e­nor­gueillir de vous avoir fait obtem­pé­rer à ce qu’il croit être son ordre. Bien qu’en réa­li­té il n’en soit rien, et que l’on ait, dans le cas pré­sent, l’in­time conscience de n’a­voir pas obéi, néan­moins la seule sup­po­si­tion qu’il puisse exci­ter dans l’es­prit de l’autre une idée de ce genre, peut nous être insup­por­table et nous ame­ner à ne pas faire la chose que nous avions jugée bonne, ou même, par réac­tion, à en faire une contra­dic­toire, qu’en toute autre cir­cons­tance nous eus­sions jugée mau­vaise. Ain­si en est-il chez la plu­part des enfants, avant que la pra­tique de l’exis­tence leur ait ensei­gné. la ser­vi­li­té : l’on sait qu’il suf­fit de leur inter­dire quelque chose pour qu’aus­si­tôt ils le fassent, ou tout au moins aient le désir de le faire. Cet esprit de contra­dic­tion, qui sur­vit, chez nombre de per­sonnes, aux conces­sions dépri­mantes de la vie, me paraît, quoique flé­tri par la majo­ri­té des gens, un très salu­taire ins­tinct de conser­va­tion de l’in­di­vi­du. Au lieu de s’a­char­ner à le détruire, comme font presque tous les parents, on devrait au contraire le ména­ger soi­gneu­se­ment et s’é­tu­dier à ne le jamais heur­ter. Seule­ment cela exi­ge­rait que les édu­ca­teurs rem­pla­çassent leurs impé­ra­tifs caté­go­riques par la sin­cé­ri­té de leurs propres exemples ; et, à l’i­mi­ta­tion de tous les déten­teurs d’au­to­ri­té, ils aiment infi­ni­ment mieux décré­ter des lois — qui n’en­gagent que leurs subordonnés.

Quand nous déli­bé­rons sur un acte à nous sug­gé­ré par autrui, il est deux cas sui­vant les­quels nous pou­vons nous résoudre à l’ac­com­plir : soit que nous le jugions bon en lui-même et l’ap­prou­vions, soit que nous jugions bon de l’ac­com­plir uni­que­ment en consi­dé­ra­tion de cer­taines cir­cons­tances par­ti­cu­lières. Sup­po­sons, par exemple, qu’un châ­ti­ment soit atta­ché à la non-réa­li­sa­tion de l’acte com­man­dé, acte jugé par nous mau­vais en soi. La déli­bé­ra­tion aura pour objet de savoir s’il est pré­fé­rable de subir le châ­ti­ment (de le ris­quer s’il n’est pas cer­tain) ou de faire la chose ordon­née. Il se peut que je me range à cette der­nière alter­na­tive, comme plus conforme à mon inté­rêt ; il se peut aus­si que je choi­sisse la pre­mière, en guise de pro­tes­ta­tion. Mais, dans un cas comme dans l’autre, il ne sera pas encore très exact de dire que j’ai obéi, puisque je ne me serai déter­mi­né que d’a­près ma propre réflexion et dans le sens du plus grand motif. Je suis comme un voya­geur qui hésite s’il pas­se­ra un tor­rent à la nage ou sur la résis­tance impro­bable d’un tronc d’arbre. Je pèse le pour et le contre de chaque alter­na­tive, je sup­pute minu­tieu­se­ment les deux faces du dilemme, et ce n’est qu’a­près une sévère balance des rai­sons adverses que je me résous. À moins d’être un esprit fort impar­fait, j’ai dû néces­sai­re­ment prendre la réso­lu­tion qui m’est la moins défa­vo­rable ; et par consé­quent, là encore, je n’ac­com­pli­rai l’acte que parce que je l’au­rai jugé bon, que parce que je l’au­rai pen­sé moi-même.

Ceux-là seuls sont véri­ta­ble­ment esclaves qui obéissent par devoir, par je ne sais quelle reli­gieuse ter­reur de l’au­to­ri­té, qui font des actes irrai­son­nés ; ils ne se croient pas le droit de déso­béir et s’e­nor­gueillissent de leur sou­mis­sion. De telles gens, il n’est rien à attendre. Les autres sau­ve­gardent sim­ple­ment leur moi des bru­ta­li­tés du plus fort ; vienne une occa­sion pro­pice : leur indo­ci­li­té, tou­jours en éveil, sera toute prête à se manifester.

Tant que l’é­vo­lu­tion des idées ne nous aura pas déli­vrés du joug de l’É­tat, il sera maté­riel­le­ment impos­sible d’a­gir nos pen­sées libre­ment. Dans la socié­té qui nous régit, le refus com­plet de l’o­béis­sance équi­vau­drait au sui­cide. Du moins, quand nous obéis­sons, sachons pour­quoi nous le fai­sons. En appa­rence cela ne change rien, en réa­li­té c’est toute une révo­lu­tion men­tale. Quels que soient les actes que nous accom­plis­sions, si absurdes que notre rai­son les ait recon­nus, nous ne les effec­tuons que pour évi­ter une plus grande nui­sance, et non plus par un mys­té­rieux res­pect ; le seul mobile qui nous guide est la pré­oc­cu­pa­tion d’as­su­rer notre bon­heur indi­vi­duel et d’é­car­ter ce qui peut le com­pro­mettre ; nous avons conscience d’a­voir « pen­sé nos actes ». Fai­sant ain­si, nous conqué­rons, en dépit des injonc­tions et des règle­ments, au moins une ombre de liber­té morale, suf­fi­sante pro­vi­soi­re­ment à nous puri­fier de l’hu­mi­lia­tion d’o­béir… en atten­dant mieux.

René Chau­ghi

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