C’est ainsi cependant que procède la société bourgeoise qui, par le maintien systématique d’une révoltante inégalité entre les conditions humaines, par l’entretien d’une lutte implacable entre ses divers membres, lutte meurtrière qu’elle prétend être une fatalité naturelle, par l’exemple d’une exploitation effrénée de l’homme par l’homme, par une glorification constante du droit de la force primant tout esprit de solidarité, pousse au crime bon nombre d’esprits faibles qu’elle-même a dévoyés, et, s’attache en même temps à persécuter ces malheureux de qui elle exige le paiement des pots qu’elle leur a fait casser ! Mais comme les philosophes et les philanthropes bourgeois décorent cette incohérence de diverses appellations on ne peut plus édifiantes, chacun s’en préoccupe avec le plus grand sérieux et, très sincèrement, recherche les moyens de réprimer par des échafaudages de pénalités « le flot montant de la criminalité ».
Ainsi, ces jours derniers, des personnages graves, solennels et « collet monté » se sont réunis à Paris en congrès international pour discuter des questions pénitentiaires. À l’heure où la question sociale inquiète tous les esprits, où le droit de punir est très vivement contesté à la société, alors que des idées humanitaires se répandent à profusion, vous croyez peut-être que les résolutions adoptées par ces doctes messieurs se sont ressenties de ce mouvement d’idées ? C’est mal connaître l’esprit qui règne au sein de ce genre d’assemblées. Entièrement composées d’éléments réactionnaires dépourvus de tout esprit philosophique et incapables d’embrasser la généralité d’une question, — on voit ce qui peut en sortir, surtout quand on songe que la moyenne collective d’un groupe est toujours inférieure à la moyenne prise individuellement.
Du reste, voici quelques spécimens des motions adoptées :
« Le principe de l’emprisonnement cellulaire doit être adopté pour les femmes, quelle que soit la durée de la peine. »
L’emprisonnement cellulaire est une des choses les plus affreuses pour qui n’est pas doué d’une misanthropie irréductible ; si l’on y soumettait, seulement huit jours tous ces bavards, il est vraisemblable qu’ils en rabattraient.
« La répression doit être combinée en vue :
_ « a) d’une aggravation progressive des peines…
_ « b) de l’infliction d’une pénalité plus rigoureuse aux malfaiteurs de profession. »
Plus loin :
« La loi doit fixer un minimum spécial pour éviter l’abus des courtes peines. »
On ne condamnerait pas assez, suivant ces messieurs. Il faut mettre ordre à cela. Dorénavant, les peines seront plus longues, on soumettra pendant plus longtemps quiconque aura fauté au régime démoralisant des prisons, afin de le pourrir tout à fait ; et, à chaque fois qu’il reviendra, la peine sera aggravée, de manière à en faire définitivement un malfaiteur incorrigible.
Il est vrai qu’en même temps on le moralisera par des cours de sagesse et la lecture d’œuvres pies. Car il est question de fonder des écoles et des bibliothèques pour les détenus. Comme si la vertu s’enseignait ! Mais, triples crétins que vous êtes, la conduite d’un homme dépend du milieu où il vit et des circonstances dans lesquelles il se trouve placé, et non de toutes les belles paroles qu’on pourra lui débiter ! Et lorsque après l’expiration de sa peine aggravée, le malheureux, libéré, et replacé dans l’alternative ou de crever de faim ou de piétiner quelque prescription du Code, malgré tous vos catéchismes, tous vos discours sur la morale et le respect du bien d’autrui, retombera nécessairement, fatalement, parce que les circonstances l’y pousseront irrésistiblement. Ce n’est pas votre enseignement « pénétré du sentiment religieux » (sic) qui l’empêchera.
D’autant plus qu’on le devine, votre enseignement. Il sera sans aucun doute patriotique, avilissant, prêchant l’humilité et l’aplatissement devant les forts. Vos livres exalteront les hauts faits d’armes, c’est-à-dire les grands assassinats ; la soumission aux patrons, que vous peindrez toujours sous les couleurs les plus flatteuses ; le respect du gendarme, c’est-à-dire de la force brutale ; la vénération du prêtre, c’est-à-dire de l’habile hypocrisie, etc., en sorte qu’à sa sortie, le malfaiteur, s’il a profité de vos leçons, imitera le prêtre en escroquant de l’argent en échange de marchandises imaginaires, il imitera le gendarme en brutalisant plus faible que lui, il prendra exemple sur le patron en dépouillant autrui de son bien ; il s’inspirera des héros en tuant !
Et dire que c’est à ces gens que les camarades du Bulletin officiel du parti socialiste polonais ont eu la naïveté — qu’ils me pardonnent l’expression — d’adresser une lettre contenant des révélations sur la procédure suivie en Russie à l’égard des accusés politiques et sur les traitements révoltants qui leur sont, infligés.
Alors que les congressistes se préoccupaient de rendre plus dure la situation des prisonniers de droit commun, ce n’était guère le moment de leur parler d’adoucir celle des détenus politiques. Car le détenu politique, c’est la bête noire, l’homme dangereux que l’on craint parce qu’il en veut à vos privilèges ; tandis que le malfaiteur ordinaire non seulement n’est pas à craindre, mais c’est un semblable, un collaborateur, qui s’y est mal pris. C’est sa maladresse et non son acte qu’il expie.
Aussi, quand les socialistes polonais viennent nous raconter que, dans notre chère alliée la Russie, ce sont les gendarmes qui arrêtent, instruisent, jugent, décident de l’envoi en Sibérie, etc., quand ils nous affirment que dans les prisons, et notamment au Xe pavillon de la citadelle de Varsovie, ainsi qu’à la forteresse de Schlüselburg et à celle de Saint-Pierre et Saint-Paul, un grand nombre de prisonniers ont mieux aimé se suicider, l’un en mettant le feu à sa paillasse, un autre en se coupant la gorge, que de continuer à subir les tortures de toutes sortes qui leur étaient infligées, que voulez-vous que cela leur fasse ? Que leur importe, par exemple, qu’à la prison de Saint-Pétersbourg nommée La Croix le scorbut sévisse en permanence, que la température y descende parfois jusqu’à 8° ou 5° R., qu’au Xe pavillon on soit fusillé pour avoir regardé à la fenêtre, qu’à toute réclamation, bien mieux, que pour avoir demandé un médecin on soit puni de « cellule noire », c’est-à-dire enfermé dans un souterrain humide, grouillant de vers, avec, pour toute nourriture, du pain et de l’eau… que leur importe tout cela ? Ils vous répondront qu’ils n’avaient qu’à ne pas s’occuper de politique, à rester tranquilles et à accepter bien docilement le régime odieux d’exploitation, de tyrannie et de famine auquel nous sommes tous soumis. Ils s’offriront en exemple!… Pouah ! Mieux. vaut mille fois périr au Gabon que ressembler à ces gorilles !
André Girard
[|* * *|]
Prière aux camarades de vouloir bien nous faire parvenir tous les renseignements qu’ils pourraient posséder sur l’état des esprits, les préoccupations sociales, en un mot, sur le degré d’évolution dans les groupements corporatifs.
A. G.