La Presse Anarchiste

Mouvement social

Si vous voyiez quel­qu’un atti­rer chez lui une foule d’a­ni­maux nui­sibles, mal­fai­sants ou incom­modes, tels que rats, sou­ris, mous­tiques, han­ne­tons, etc., se lamen­ter ensuite de cette inva­sion, et entre­te­nir une nuée de ser­vi­teurs, char­gés de cap­tu­rer ces para­sites, pen­dant qu’il conti­nue­rait à en infes­ter son loge­ment, une saine pitié vous sai­si­rait pour un enten­de­ment si détra­qué, et ins­tinc­ti­ve­ment vos regards se diri­ge­raient vers Sainte-Anne, comme pour y cher­cher une place à l’ob­jet de votre commisération.

C’est ain­si cepen­dant que pro­cède la socié­té bour­geoise qui, par le main­tien sys­té­ma­tique d’une révol­tante inéga­li­té entre les condi­tions humaines, par l’en­tre­tien d’une lutte impla­cable entre ses divers membres, lutte meur­trière qu’elle pré­tend être une fata­li­té natu­relle, par l’exemple d’une exploi­ta­tion effré­née de l’homme par l’homme, par une glo­ri­fi­ca­tion constante du droit de la force pri­mant tout esprit de soli­da­ri­té, pousse au crime bon nombre d’es­prits faibles qu’elle-même a dévoyés, et, s’at­tache en même temps à per­sé­cu­ter ces mal­heu­reux de qui elle exige le paie­ment des pots qu’elle leur a fait cas­ser ! Mais comme les phi­lo­sophes et les phi­lan­thropes bour­geois décorent cette inco­hé­rence de diverses appel­la­tions on ne peut plus édi­fiantes, cha­cun s’en pré­oc­cupe avec le plus grand sérieux et, très sin­cè­re­ment, recherche les moyens de répri­mer par des écha­fau­dages de péna­li­tés « le flot mon­tant de la criminalité ».

Ain­si, ces jours der­niers, des per­son­nages graves, solen­nels et « col­let mon­té » se sont réunis à Paris en congrès inter­na­tio­nal pour dis­cu­ter des ques­tions péni­ten­tiaires. À l’heure où la ques­tion sociale inquiète tous les esprits, où le droit de punir est très vive­ment contes­té à la socié­té, alors que des idées huma­ni­taires se répandent à pro­fu­sion, vous croyez peut-être que les réso­lu­tions adop­tées par ces doctes mes­sieurs se sont res­sen­ties de ce mou­ve­ment d’i­dées ? C’est mal connaître l’es­prit qui règne au sein de ce genre d’as­sem­blées. Entiè­re­ment com­po­sées d’élé­ments réac­tion­naires dépour­vus de tout esprit phi­lo­so­phique et inca­pables d’embrasser la géné­ra­li­té d’une ques­tion, — on voit ce qui peut en sor­tir, sur­tout quand on songe que la moyenne col­lec­tive d’un groupe est tou­jours infé­rieure à la moyenne prise individuellement.

Du reste, voi­ci quelques spé­ci­mens des motions adoptées :

« Le prin­cipe de l’emprisonnement cel­lu­laire doit être adop­té pour les femmes, quelle que soit la durée de la peine. »

L’emprisonnement cel­lu­laire est une des choses les plus affreuses pour qui n’est pas doué d’une misan­thro­pie irré­duc­tible ; si l’on y sou­met­tait, seule­ment huit jours tous ces bavards, il est vrai­sem­blable qu’ils en rabattraient.

« La répres­sion doit être com­bi­née en vue :
_​ « a) d’une aggra­va­tion pro­gres­sive des peines…
_​ « b) de l’in­flic­tion d’une péna­li­té plus rigou­reuse aux mal­fai­teurs de profession. »

Plus loin :

« La loi doit fixer un mini­mum spé­cial pour évi­ter l’a­bus des courtes peines. »

On ne condam­ne­rait pas assez, sui­vant ces mes­sieurs. Il faut mettre ordre à cela. Doré­na­vant, les peines seront plus longues, on sou­met­tra pen­dant plus long­temps qui­conque aura fau­té au régime démo­ra­li­sant des pri­sons, afin de le pour­rir tout à fait ; et, à chaque fois qu’il revien­dra, la peine sera aggra­vée, de manière à en faire défi­ni­ti­ve­ment un mal­fai­teur incorrigible.

Il est vrai qu’en même temps on le mora­li­se­ra par des cours de sagesse et la lec­ture d’œuvres pies. Car il est ques­tion de fon­der des écoles et des biblio­thèques pour les déte­nus. Comme si la ver­tu s’en­sei­gnait ! Mais, triples cré­tins que vous êtes, la conduite d’un homme dépend du milieu où il vit et des cir­cons­tances dans les­quelles il se trouve pla­cé, et non de toutes les belles paroles qu’on pour­ra lui débi­ter ! Et lorsque après l’ex­pi­ra­tion de sa peine aggra­vée, le mal­heu­reux, libé­ré, et repla­cé dans l’al­ter­na­tive ou de cre­ver de faim ou de pié­ti­ner quelque pres­crip­tion du Code, mal­gré tous vos caté­chismes, tous vos dis­cours sur la morale et le res­pect du bien d’au­trui, retom­be­ra néces­sai­re­ment, fata­le­ment, parce que les cir­cons­tances l’y pous­se­ront irré­sis­ti­ble­ment. Ce n’est pas votre ensei­gne­ment « péné­tré du sen­ti­ment reli­gieux » (sic) qui l’empêchera.

D’au­tant plus qu’on le devine, votre ensei­gne­ment. Il sera sans aucun doute patrio­tique, avi­lis­sant, prê­chant l’hu­mi­li­té et l’a­pla­tis­se­ment devant les forts. Vos livres exal­te­ront les hauts faits d’armes, c’est-à-dire les grands assas­si­nats ; la sou­mis­sion aux patrons, que vous pein­drez tou­jours sous les cou­leurs les plus flat­teuses ; le res­pect du gen­darme, c’est-à-dire de la force bru­tale ; la véné­ra­tion du prêtre, c’est-à-dire de l’ha­bile hypo­cri­sie, etc., en sorte qu’à sa sor­tie, le mal­fai­teur, s’il a pro­fi­té de vos leçons, imi­te­ra le prêtre en escro­quant de l’argent en échange de mar­chan­dises ima­gi­naires, il imi­te­ra le gen­darme en bru­ta­li­sant plus faible que lui, il pren­dra exemple sur le patron en dépouillant autrui de son bien ; il s’ins­pi­re­ra des héros en tuant !

Et dire que c’est à ces gens que les cama­rades du Bul­le­tin offi­ciel du par­ti socia­liste polo­nais ont eu la naï­ve­té — qu’ils me par­donnent l’ex­pres­sion — d’a­dres­ser une lettre conte­nant des révé­la­tions sur la pro­cé­dure sui­vie en Rus­sie à l’é­gard des accu­sés poli­tiques et sur les trai­te­ments révol­tants qui leur sont, infligés.

Alors que les congres­sistes se pré­oc­cu­paient de rendre plus dure la situa­tion des pri­son­niers de droit com­mun, ce n’é­tait guère le moment de leur par­ler d’a­dou­cir celle des déte­nus poli­tiques. Car le déte­nu poli­tique, c’est la bête noire, l’homme dan­ge­reux que l’on craint parce qu’il en veut à vos pri­vi­lèges ; tan­dis que le mal­fai­teur ordi­naire non seule­ment n’est pas à craindre, mais c’est un sem­blable, un col­la­bo­ra­teur, qui s’y est mal pris. C’est sa mal­adresse et non son acte qu’il expie.

Aus­si, quand les socia­listes polo­nais viennent nous racon­ter que, dans notre chère alliée la Rus­sie, ce sont les gen­darmes qui arrêtent, ins­truisent, jugent, décident de l’en­voi en Sibé­rie, etc., quand ils nous affirment que dans les pri­sons, et notam­ment au Xe pavillon de la cita­delle de Var­so­vie, ain­si qu’à la for­te­resse de Schlü­sel­burg et à celle de Saint-Pierre et Saint-Paul, un grand nombre de pri­son­niers ont mieux aimé se sui­ci­der, l’un en met­tant le feu à sa paillasse, un autre en se cou­pant la gorge, que de conti­nuer à subir les tor­tures de toutes sortes qui leur étaient infli­gées, que vou­lez-vous que cela leur fasse ? Que leur importe, par exemple, qu’à la pri­son de Saint-Péters­bourg nom­mée La Croix le scor­but sévisse en per­ma­nence, que la tem­pé­ra­ture y des­cende par­fois jus­qu’à 8° ou 5° R., qu’au Xe pavillon on soit fusillé pour avoir regar­dé à la fenêtre, qu’à toute récla­ma­tion, bien mieux, que pour avoir deman­dé un méde­cin on soit puni de « cel­lule noire », c’est-à-dire enfer­mé dans un sou­ter­rain humide, grouillant de vers, avec, pour toute nour­ri­ture, du pain et de l’eau… que leur importe tout cela ? Ils vous répon­dront qu’ils n’a­vaient qu’à ne pas s’oc­cu­per de poli­tique, à res­ter tran­quilles et à accep­ter bien doci­le­ment le régime odieux d’ex­ploi­ta­tion, de tyran­nie et de famine auquel nous sommes tous sou­mis. Ils s’of­fri­ront en exemple!… Pouah ! Mieux. vaut mille fois périr au Gabon que res­sem­bler à ces gorilles !

André Girard

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Prière aux cama­rades de vou­loir bien nous faire par­ve­nir tous les ren­sei­gne­ments qu’ils pour­raient pos­sé­der sur l’é­tat des esprits, les pré­oc­cu­pa­tions sociales, en un mot, sur le degré d’é­vo­lu­tion dans les grou­pe­ments corporatifs.

A. G.

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