La Presse Anarchiste

Éducation et enseignement

Sur ce sujet, je vais lais­ser pour un moment la parole à Louis Tri­bier, mon com­pa­gnon, mon meilleur ami, le col­la­bo­ra­teur dévoué sans lequel je me serais par­fois trou­vée bien seule dans les jours d’adversité.

Je trans­cris donc, ici, la réponse de Louis Tri­bier à une lettre de cri­tique, lettre sug­gé­rée sans nul doute par les attaques méchantes et les calom­nies diri­gées contre l’«Avenir Social » dont j’ai par­lé au début du bul­le­tin. Cette lettre exprime, d’ailleurs, abso­lu­ment ma pensée.

La voi­ci :

«… Et puis, j’ai­me­rais assez que vous pré­ci­siez vos cri­tiques qui me semblent prises à même le tas de la calom­nie. Ah ! calom­nie mau­vaise et sur­tout incons­ciente ! Écou­tez, je vous prie, ce qu’en dit Beau­mar­chais et vous com­pren­drez mieux jus­qu’où peut mener le par­ti-pris : « La calom­nie, mon­sieur!… J’ai vu les plus hon­nêtes gens près d’en être acca­blés. Croyez qu’il n’y a pas de plate méchan­ce­té, pas d’hor­reur, pas de conte absurde qu’on ne fasse adop­ter aux gens d’une grande ville en s’y pre­nant bien. C’est d’a­bord un bruit léger qui mur­mure et file et sème en cou­rant le trait empoi­son­né. Telle bouche le recueille et vous le glisse en l’o­reille, adroi­te­ment. Le mal est fait, il germe, il rampe, il che­mine, de bouche en bouche, il va le diable puis tout à coup, vous voyez la calom­nie se dres­ser, sif­fler, s’é­lan­cer, gran­dir à vue d’œil. Elle étend son vol, tour­billonne, enve­loppe, arrache, entraîne, éclate et tonne et devient un cri géné­ral, un cres­cen­do public, un cho­rus uni­ver­sel de haine et de pros­crip­tion. » Et pour ma part, j’a­jou­te­rai qu’en pré­sence d’une pareille peste, je m’ef­force d’ap­pli­quer le conseil sui­vant de Vol­taire : « Il n’est pas mal de cou­per une tète de l’hydre de la calom­nie dès qu’on en trouve une qui remue. »

Eh ! bien, mon impres­sion est que l’on calom­nie l’«Avenir Social », que quelques-uns veulent iden­ti­fier à la « Ruche ». Or, com­pa­rez le bud­get annuel de la « Ruche » avec le nôtre, et faites la dif­fé­rence. Bien des points, alors, s’é­clair­ci­ront d’eux-mêmes. Et puis, nous n’a­vons pas la pré­ten­tion d’i­mi­ter qui que ce soit. Nous ne sor­tons pas d’une école quel­conque, nous fai­sons une ten­ta­tive libre.

Au sur­plus, dis­cu­tons ensemble vos affir­ma­tions, car si vous avez affir­mé, vous n’a­vez rien prouvé.

Que vou­lez-vous dire d’a­bord en par­lant d’éducation ?

Il fau­drait pré­ci­ser, car le mot édu­ca­tion com­prend trois branches dis­tinctes, mais insé­pa­rables : l’é­du­ca­tion intel­lec­tuelle, l’é­du­ca­tion phy­sique, l’é­du­ca­tion morale.

Pre­nons d’a­bord l’é­du­ca­tion intellectuelle…

… Croyez-vous donc encore, Mon­sieur, qu’il n’y a que sur les bancs d’une école qu’on puisse apprendre quelque chose ? Pour nous, notre convic­tion est contraire. Avec un bon édu­ca­teur, l’en­fant s’ins­truit par­tout : en pro­me­nade, au jeu, au tra­vail, en man­geant, tout aus­si bien qu’en classe. Enfer­mons les enfants moins pos­sible, qu’on ne soit en classe que pour les études où il est indis­pen­sable d’être assis devant une table. Mais l’arbre, la feuille, l’oi­seau, l’in­secte, le qua­dru­pède, et tant d’autres choses, s’é­tu­dient aus­si bien, et même mieux, dehors…

… Notez bien que ce n’est pas parce qu’un enfant lit et compte mieux qu’un autre qu’il est plus ins­truit. Non, car il y a nombre de soi-disant savants qui n’ont rien com­pris à ce qu’ils ont appris… Il en est de même dans l’en­sei­gne­ment pri­maire : mieux vaut la qua­li­té que la quan­ti­té, et j’ai pour prin­cipe (je ne suis heu­reu­se­ment pas le seul) de n’ap­prendre à un enfant que ce qu’il est capable de digé­rer. J’af­firme que beau­coup de nos enfants — et je pour­rais citer des cas — ont pris près de nous une foule de connais­sances : le mal­heur est que ces connais­sances ne peuvent s’é­va­luer qu’a­vec une extrême difficulté…

Je viens de vous mon­trer qu’à l’«Avenir Social » nous appli­quons toutes les règles d’hy­giène indis­pen­sables (il s’a­git ici de l’é­du­ca­tion phy­sique, je ne relève point de la lettre tout ce qu’on a pu lire, plus haut, aux cha­pitres « hygiène et ali­men­ta­tion »). Nos enfants sont libres de leurs mou­ve­ments. Ils peuvent cou­rir, grim­per, sau­ter, et nous pre­nons sou­vent part à leurs jeux, que nous les aidons même à orga­ni­ser. Que vou­lez-vous de plus ?

Je sais bien que nous man­quons de barre fixe, anneaux, barres paral­lèles, mais à qui la faute ? À nous ou a notre bourse ? Et notez qu’on est beau­coup reve­nu de la gym­nas­tique d’a­grès ; on pra­tique beau­coup plus la gym­nas­tique sué­doise, recon­nue scien­ti­fi­que­ment la meilleure…

… Reste l’é­du­ca­tion morale. Trou­vez-vous qu’à l’«Avenir Social » les enfants ne soient pas assez libres ?

Vou­lez-vous que je vous cite un exemple de notre manière d’a­gir envers eux : « Nous avons consta­té, un moment, que les enfants mani­fes­taient quelque défiance à notre égard. Dans toute autre école on les aurait fait mar­cher à la baguette, d’une façon raide, presque bru­tale. Qu’a­vons-nous fait ? Certes nous avons mon­tré plus de fer­me­té, car il est néces­saire que l’en­fant soit gui­dé, édu­qué en un mot. Mais nous avons aus­si fait autre chose. Mon beau-frère a réuni les plus grands de nos enfants et leur a deman­dé de lui faire part de leurs ennuis et de leurs sou­haits. Il leur a fait une cau­se­rie ami­cale, et, dans la mesure du pos­sible. et du rai­son­nable, nous avons tenu compte des vœux de nos enfants.

Je vous prie de me citer une autre école où un fait de ce genre eut pu se passer?…

Nos enfants sont trai­tés en égaux et nous appli­quons aus­si jus­te­ment que pos­sible la maxime : « De cha­cun selon ses forces, à cha­cun selon ses besoins ». Nous deman­dons aux grands de venir en aide aux petits, nous leur deman­dons de s’oc­cu­per des tra­vaux de la mai­son qu’il est en leur pou­voir de faire. Il me semble que c’est tout naturel.

Nous leur don­nons l’a­mour du tra­vail, met­tant nous-mêmes la main à toutes les pâtes ; nous les habi­tuons à consi­dé­rer autant les tra­vaux manuels que les tra­vaux intel­lec­tuels ; nous leur mon­trons que la laveuse est aus­si utile à la socié­té que le méde­cin et plus utile que le curé, le sol­dat, le magis­trat, etc.

Nous les éle­vons avec le plus d’af­fec­tion pos­sible. En un mot, l’A.S. est une famille, mais une famille pauvre. Ne croyez pas que nous ayons la pré­ten­tion d’a­voir fon­dé l’é­cole modèle ; nous ne le pou­vons pas, faute de res­sources. Notre but est plus modeste, nous vou­lons prou­ver qu’on peut édu­quer bien, à tous les points de vue, le plus pos­sible d’en­fants en dépen­sant le mini­mum indis­pen­sable. L’é­cole modèle est pour nous un idéal vers lequel nous ten­dons de toutes nos forces.

Au sur­plus, des œuvres comme l’A.S. ne sont inté­res­santes que si elles peuvent se géné­ra­li­ser, je veux dire s’il peut s’en créer un peu par­tout, afin d’é­le­ver le plus pos­sible d’en­fants. Il ne s’a­git pas de pou­voir en éle­ver supé­rieu­re­ment 20 ou 30, mais de prou­ver qu’on peut en éle­ver bien un très grand nombre. Alors seule­ment, quand on aura com­pris cette simple remarque on pour­ra se rendre compte de l’u­ti­li­té d’œuvres sem­blables à l’«Avenir Social»…

J’es­père à pré­sent, Mon­sieur, etc., etc. 

Louis Tri­bier

Je n’a­joute point de com­men­taires à cette lettre. Tous ceux qui la liront se ren­dront compte de la jus­tesse des obser­va­tions qui y sont faites, comme aus­si ils y trou­ve­ront l’es­prit de notre méthode, du but vers lequel nous ten­dons, de l’i­déal que nous espé­rons réaliser.

M. V.

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