La Presse Anarchiste

La vie à l’« Avenir Social »

Enfants

Jus­qu’au 1er octobre 1907, nous avons eu à l’«Avenir Social », trente enfants. — Pour plu­sieurs rai­sons, dont l’es­sen­tielle a été le départ for­cé de huit petits gar­çons ; ce nombre a bais­sé brus­que­ment, et, au 31 décembre, nous nous retrou­vons avec seule­ment vingt enfants : cinq gar­çons et quinze fillettes. Tous éche­lon­nés, de quatre à onze ans.

La vie quo­ti­dienne est tou­jours à peu près ce que je la décri­vais l’an­née der­nière. Levés entre six et sept heures du matin, nos enfants se couchent de huit à neuf heures le soir. Ils prennent trois repas par jour : à huit heures le matin, à midi, à 6 heures 12 le soir.

Chaque matin ils pro­cèdent à leur toi­lette et défont leur lit qui reste expo­sé à l’air toute la mati­née, jus­qu’à 11 heures 12, heure à laquelle ils remontent le faire.

Entre chaque repas, le tra­vail est cou­pé par des récréa­tions, et les occu­pa­tions varient chaque jour : étude, tra­vaux de cou­ture ou de ménage, tra­vail au jar­din pen­dant la belle sai­son, chants, lec­tures expli­quées, etc.

Deux fois par semaine, quand le temps le per­met, pro­me­nades aux environs.

Chaque jour, exer­cices phy­siques, quels que soient le temps et la saison.

Une fois par semaine, pro­jec­tions lumi­neuses, avec vues prê­tées par le « Musée Péda­go­gique ». Sujets divers : Voyages, his­toire, sciences, etc.

Hygiène

Chaque matin, les enfants font leur petite toi­lette, et une fois par semaine ils prennent un bain complet.

Pen­dait l’é­té, ils sont dou­chés à l’eau froide, une ou deux fois par semaine.

Ils sont chan­gés de linge tous les same­dis ; les petits le sont deux et même trois fois, quand c’est nécessaire.

Les enfants sont pesés et men­su­rés à leur arri­vée ; puis, ensuite, de trois mois en trois mois.

Dès qu’un enfant pré­sente quelque symp­tôme de mau­vaise san­té, le méde­cin est appe­lé pour l’exa­mi­ner. Notre grand enne­mi, c’est la scro­fule, avec tous ses ennuis : bou­tons, glandes, humeurs.

Presque tous nos enfants sont des petits pari­siens qui nous apportent de la grande ville un sang vicié et de l’a­né­mie, et, avant toute autre chose, se sont des san­tés à refaire.

Cepen­dant nos enfants sont exa­mi­nés médi­ca­le­ment avant d’être admis ; et nous n’ac­cep­tons pas d’en­fants pré­sen­tant des symp­tômes alar­mants, tels que : tuber­cu­lose, rachi­tisme, mala­dies ner­veuses, de l’es­to­mac, du cœur, etc. Nous accep­tons des enfants seule­ment recon­nus faibles, mais sains ; car, avec de l’hy­giène, une ali­men­ta­tion ration­nelle, du grand air et des exer­cices phy­siques, ils sont bien vite reve­nus à la santé.

D’ailleurs, tous nos enfants, sans excep­tion — même ceux arri­vés dans les meilleures condi­tions — ont acquis chez nous force phy­sique et bonne san­té, ce que nous consta­tons après quelques mois de séjour ici ; tous s’a­mé­liorent, prennent un teint clair et de fraîches cou­leurs, et ont un appé­tit régulier.

Si nous consta­tons une per­sis­tance de mau­vaise san­té, si le méde­cin nous déclare que l’en­fant que nous le prions d’é­tu­dier atten­ti­ve­ment res­te­ra mala­dif, et qu’il néces­si­te­ra des soins spé­ciaux, comme notre mai­son n’est pas un hôpi­tal ni un sana­to­rium, nous ren­dons l’en­fant à sa famille. C’est ain­si que, cette année, nous avons ren­du une fillette atteinte de végé­ta­tions adé­noïdes et de fai­blesse d’es­to­mac ; deux petits frères pré­sen­tant une mala­die de la peau sus­cep­tible de se com­mu­ni­quer ; un gar­çon­net, dont les pou­mons étaient faibles ; deux petites sœurs atteintes d’é­rup­tions pério­diques de gourme scro­fu­leuse, et un gamin, neu­ras­thé­nique, dont le cœur n’é­tait pas très bon.

Nous n’a­vons eu, que très rare­ment, des mala­dies à com­battre. Pour­tant je dois dire — pour prou­ver que les soins anti­sep­tiques d’hy­giène et de pro­pre­té sont tou­jours rigou­reu­se­ment obser­vés — que, par deux fois, il s’est décla­ré un cas de rou­geole ; une fois, un cas de vari­celle, et, qu’en aucun de ces trois cas, le mal a été com­mu­ni­qué à un autre enfant par l’en­fant malade. Nous avons eu même deux fillettes qui sont venues avec une affec­tion grave et endé­mique de la peau, et qui, après quinze jours de soins et de trai­te­ment ont été radi­ca­le­ment gué­ries sans dan­ger pour leurs cama­rades et sans qu’au­cun de ceux-ci ait gagné le moindre bobo.

Si nous ne réa­li­sons pas tou­jours tous nos dési­rs, du moins avons-nous soin que tout ce qui concerne la san­té, l’hy­giène et la pro­pre­té soit assu­ré à l’enfant.

C’est par l’é­du­ca­tion phy­sique qu’on pré­pare l’é­du­ca­tion intel­lec­tuelle et morale à être fruc­tueuse et bonne.

Alimentation

Cela encore regarde l’é­du­ca­tion phy­sique ; et ce n’est pas au hasard que je fais ma cui­sine. Je me suis ren­sei­gnée près de méde­cins amis et sérieux ; j’ai lu atten­ti­ve­ment des livres trai­tant l’a­li­men­ta­tion et la valeur ration­nelle des ali­ments. J’ai même pris, au début de la créa­tion de l’«Avenir Social » l’a­vis d’un vieil édu­ca­teur : Paul Robin. — Et j’ai tâché de mon mieux à faire une cui­sine saine et à don­ner à mes enfants une ali­men­ta­tion ration­nelle, aus­si abon­dante et variée que l’a per­mis mon budget.

La viande n’est pas très abon­dante chez nous. Il y à une fois par semaine seule­ment de la viande rôtie, et, éga­le­ment, une fois le pot-au-feu. Par­fois un ragoût de mou­ton, un bœuf mode et une fri­cas­sée de lapin ; mais irré­gu­liè­re­ment et avec assez d’in­ter­valle. Cer­taines semaines aus­si je fais une viande quel­conque bouillie avec un légume. Une seule fois j’ai pu faire du pou­let, et quand mes res­sources le per­mettent, je fais du pois­son bouilli. (le pois­son bouilli est, pour les enfants, un ali­ment précieux.)

Plus en hon­neur sont : les œufs, le lai­tage, fro­mages et beurre frais ; les légumes verts ; les légumes secs : pois, hari­cots, len­tilles (la valeur ali­men­taire du hari­cot est égale à celle de la viande, et la valeur de la len­tille lui est supé­rieure); les pâtes : maca­ro­ni, ver­mi­celle, nouilles, et enfin les farines : fro­ment, maïs, avoine, sar­ra­sin et orge. Les bouillies faites avec ces farines sont exces­si­ve­ment nutri­tives. La bouillie de fro­ment, sucrée et addi­tion­née de lait est exquise en potage ; la bouillie d’a­voine à la valeur ali­men­taire de la len­tille ; — le maïs à la même valeur ali­men­taire que le fro­ment et le double de la valeur ali­men­taire de la pomme de terre ; sucré, addi­tion­né de lait et d’œufs (et c’est ain­si que j’en pré­pare aux enfants une fois par semaine) il consti­tue un ali­ment complet.

Enfin, comme il convient de faire aus­si une petite place aux gâte­ries, aux gâte­ries saines, bien enten­du, nous don­nons aus­si aux enfants du miel, des confi­tures et du cho­co­lat. N’ou­blions pas le malt et les châ­taignes qui, quoique agréables au goût, consti­tuent encore une bonne ali­men­ta­tion. Puis aus­si quelques fruits cuits : abri­cots, pommes et poires. Les enfants ne manquent presque jamais de des­sert, grâce à de géné­reux amis qui nous envoient des gâteaux secs, du pain d’é­pices, des oranges, des fruits sui­vant les sai­sons ; et nous avons même reçus cho­co­lats et confi­tures à plu­sieurs reprises.

Une bonne ali­men­ta­tion doit être variée. Celle que nous don­nons à nos enfants l’est autant que possible.

Une bonne cui­sine n’est pas celle qui charme et flatte le goût, mais celle qui contient la valeur ali­men­taire néces­saire à notre esto­mac, à notre sys­tème ner­veux et mus­cu­laire, à notre déve­lop­pe­ment phy­sique et céré­bral. Et celle que je fais aux enfants rem­plit ces condi­tions. Elle est simple ; mais jamais je n’ai pré­pa­ré un repas sans valeur pour la nutrition.

Et ce n’est pas un pro­blème aus­si peu com­pli­qué qu’on semble le croire que la conci­lia­tion de ces deux choses : l’é­co­no­mie bud­gé­taire et une bonne alimentation.

Travaux des enfants

Les enfants ne sont point nos domes­tiques ; mais nous ne sommes pas non plus les leurs. De bonne heure, nous les habi­tuons à rendre de petits ser­vices, à uti­li­ser leurs forces en de petites occu­pa­tions qui sont pour eux autant une dis­trac­tion qu’un travail.

À tour de rôle ils lavent et essuient la vais­selle à leur usage, mettent et enlèvent le cou­vert, net­toient la table et balayent le réfec­toire. Quand leurs autres tra­vaux le leur per­mettent, ils aident à éplu­cher les légumes, à cou­per le pain pour la soupe. Ils vont cher­cher le lait quo­ti­dien ; m’ac­com­pagnent au mar­ché, et ne sont nul­le­ment embar­ras­sés — je parle ici des grands — pour se char­ger eux-mêmes d’un petit achat, voir avec change de monnaie.

Lais­ser les enfants dans l’oi­si­ve­té est mau­vais. C’est la meilleure manière de leur faire envi­sa­ger le tra­vail — auquel for­cé­ment ils seront tous appe­lés — comme une ser­vi­tude, une infé­rio­ri­té dont il est bon de pou­voir se libé­rer. Or, la libé­ra­tion du tra­vail pour quelques-uns a pour résul­tat de pro­duire plus de ser­vi­tude, plus de fatigue et de sur­me­nage pour les autres.

Il faut donc que, tout jeune, l’en­fant prenne le goût du tra­vail, il faut qu’il s’ha­bi­tue le plus pos­sible à faire par lui-même les petits tra­vaux qui lui seront utiles, qui lui pro­cu­re­ront un plai­sir ou un avan­tage et a ne pas tou­jours devoir à un voi­sin des ser­vices qu’il eut pu se rendre lui-même.

En somme, c’est assez facile d’oc­cu­per un enfant. Est-ce que, dans la vie fami­liale, une maman bien avi­sée ne trouve pas le moyen de faire faire à son enfant de petites besognes ?

Trier des hari­cots, des châ­taignes, rele­ver des pommes de terre, enle­ver les papiers qui traînent dans les allées du jar­din, pas­ser, les pinces à linge lors­qu’on étend la les­sive, etc., etc., sont autant de petits tra­vaux que peuvent faire de très jeunes enfants. Ce dont il faut tenir compte par exemple, c’est que l’en­fant se lasse très vite, et qu’il faut lui varier ses occu­pa­tions. Dans la vie fami­liale, cette varia­tion est facile.

Et, pour répé­ter ce que je disais, il y a un an, nous sommes sur­tout une famille, une grande famille, où l’on s’en­traide et où l’on s’aime. Fermes autant qu’il est néces­saire de l’être, nous nous effor­çons d’être, avec nos enfants, des édu­ca­teurs pater­nels. Nous tâchons qu’ils aient confiance en nous ; qu’ils aient conscience d’être chez eux près de nous, et nous fai­sons notre pos­sible pour leur don­ner tout le bon­heur et le bien-être que per­met notre budget.

Certes, la tache d’é­du­ca­teur est rude, pleine de dif­fi­cul­tés, et il faut en somme, pour la bien rem­plir, avoir une cer­taine dose de patience et de fermeté.

Et puis, nous avons bien aus­si quelques incon­vé­nients qui pour­raient être évi­tés, et dont je par­le­rai tout à l’heure.

Pour­tant, si la ques­tion maté­rielle n’é­tait pas aus­si dure pour nous, nous serions assez satis­faits du reste.

Le résul­tat que nous vou­lons obte­nir ne s’at­teint pas en un jour, ni en une année ; il est loin­tain et demande de la per­sé­vé­rance. C’est pour cette rai­son sans doute que bien peu de per­sonnes veulent abor­der ce rôle d’é­du­ca­teurs, et pour­quoi, aus­si, cer­taines s’en rebutent après l’a­voir essayé.

Naguère, je m’é­ton­nais de cela ; mais aujourd’­hui, après les deux années d’ex­pé­rience que nous venons de pas­ser, je com­prends mieux qu’on n’ait pas tou­jours la force de pour­suivre un idéal dont le but est si éloi­gné, sur­tout quand la route qui y mène est par­se­mée de toutes les dif­fi­cul­tés maté­rielles inhé­rentes à la pauvreté.

Je com­pa­rais, l’an­née der­nière l’«Avenir Social » à un nour­ris­son. Voi­ci a deux ans, ce nour­ris­son, et, pour être encore debout, il fal­lait vrai­ment qu’il soit doué d’une san­té robuste.

Voi­là pour­quoi j’ai confiance en sa vie future, en sa réus­site quand les jours d’ai­sance et de paix seront venus et nous per­met­tront enfin d’être plei­ne­ment les édu­ca­teurs que nous vou­lons être. 

La Presse Anarchiste