La Presse Anarchiste

À propos du livre « Offense à président » de Mezioud Ouldamer

[(Le 5 sep­tem­bre 1981, à l’ou­ver­ture du I Con­grès nation­al de Sol­i­darność, la pop­u­la­tion de Byd­goszcz délivrait quelques cent cinquante détenus en les aidant à franchir le mur d’en­ceinte de la prison dans laque­lle ils étaient enfermés. »

Sol­i­dar­ité avec les exclus de l’am­nistie en Pologne Les Amis de Robert et Tomek, 1985.

« Est puni d’un empris­on­nement de deux mois à deux ans et d’une amende de 500 à 5000 DA quiconque, dans l’in­ten­tion de porter atteinte à leur hon­neur, leur déli­catesse ou au respect dû à leur autorité, a out­ragé dans l’ex­er­ci­ce de leurs fonc­tions ou à l’oc­ca­sion de cet exer­ci­ce, un mag­is­trat, un fonc­tion­naire, un com­man­dant ou un agent de la force publique, soit par paroles, gestes, men­aces, envoi ou remise d’ob­jets quel­con­ques, soit par écrit ou dessin non ren­du public. »

Arti­cle 144 du Code pénal algérien)]

En ver­tu de l’ar­ti­cle cité ci-dessus, Mezioud Oul­damer fut arrêté en décem­bre 1980 à Médéa. Employé sub­al­terne dans une entre­prise de bâti­ment, il prit le par­ti des ouvri­ers lors d’une grève. Après une perqui­si­tion dans son bureau au tra­vail puis à son domi­cile, la gen­darmerie devait trou­ver des doc­u­ments attes­tant du « crime par la pen­sée » : une cir­cu­laire A los lib­er­tar­ios, un texte dacty­lo­graphié relatif à El Mou­jahid, des notes, réflex­ions, cita­tions faites dans un « esprit négatif », un dessin d’une mosquée où l’on décou­vrait une forme phallique.

Oul­damer sera con­damné d’abord à deux ans de prison ferme, puis, en appel, à un an.

L’É­tat algérien va pay­er cher cette année d’emprisonnement : le livre Offense à prési­dent existe et c’est déjà un mérite [[En Algérie, pour con­naître des faits réels, comme par exem­ple la sit­u­a­tion dans les pris­ons ou l’ex­plo­sion de mécon­tente­ment pop­u­laire dans telle ou telle région du pays, on doit sou­vent pass­er par le fameux « télé­phone arabe », moyen de com­mu­ni­ca­tion pour le moins lim­ité. Il est bien évi­dent que « El Mou­jahid » rend publiques des fari­boles idéologiques — des sta­tis­tiques men­songères jusqu’aux inévita­bles dis­cours du prési­dent — et garde secrètes toutes les cri­tiques faites au régime. La Sécu­rité mil­i­taire se charge, elle, de garder au secret les hommes qui en sont por­teurs.]]. C’est un réc­it sur l’Al­gérie mod­erne, une Algérie enchaînée. C’est aus­si un réc­it sur des pris­ons, sur des hommes emprisonnés.

Nom­breuses sont les mon­stru­osités sociales, mais la pire de toutes est, sans con­teste, la prison. La fonc­tion qu’elle rem­plit depuis déjà trop longtemps, mal­gré tant de boule­verse­ments, est de détru­ire l’in­di­vidu qui a le mal­heur de tomber der­rière ses bar­reaux. « Chara­bin dem ! Chara­bin dem!” (buveurs de sang). Buveurs de sang est une expres­sion désig­nant l’ap­pareil judi­ci­aire. […] Quelqu’un m’ex­pli­qua : “Ce sont vrai­ment des buveurs de sang. Tu vois dans toutes les pris­ons, il y a mille et une sorte de crim­inels. Cer­tains ont com­mis des actes atro­ces, comme de vio­l­er des enfants, engross­er leur pro­pre mère ou égorg­er de gens pour leur vol­er quelques cen­times. Mais com­ment tout cela serait-il pos­si­ble sans la pour­ri­t­ure qui règne dans toute la société ? Si tu savais com­ment cer­tains mag­is­trats agis­sent dans leur vie privée ! Bon, en admet­tant la grav­ité de tous ces crimes, que fait-on de nous en prison ? Per­son­ne par­mi nous ne com­prend qu’il est crim­inel, nous sen­tons seule­ment qu’on nous traite comme des déchets, on nous laisse pour­rir là-dedans, nous nous vidons. Ce sont eux les véri­ta­bles crim­inels, eux qui se repais­sent de sang humain. »

Oul­damer « séjourn­era » dans deux pris­ons : celle de Bou­farik, dite « l’An­nexe » et celle de Médéa. Elles se ressem­blent toutes deux comme doivent se ressem­bler les dizaines de pris­ons algéri­ennes. La promis­cuité est épou­vantable : sales, on y est entassé sur des pail­lass­es. Les cig­a­rettes sont la mon­naie d’échange. On s’y pros­titue et la honte rejail­lit inévitable­ment sur celui qui « se donne ». La nour­ri­t­ure est infecte : on meurt de faim si l’on ne peut recevoir des col­is d’al­i­ments au par­loir. Là juste­ment réside une dif­férence cen­trale entre « l’An­nexe » et la prison de Médéa : à l’An­nexe, on partage les col­is en autant de parts qu’il y a de prisonniers.

Cette sit­u­a­tion excep­tion­nelle est due à un homme excep­tion­nel : Rabah Ben Khel­lat. Par l’ex­em­ple, il « imposa » cette règle frater­nelle et égal­i­taire du partage, entraî­nant ain­si toute la prison. Les bagar­res, les jalousies, les vols dis­parurent. Ben Khel­lat est (était) en prison pour six ans, inculpé d’ap­par­te­nance à organ­i­sa­tion étrangère et déten­tion de doc­u­ments à car­ac­tère sub­ver­sif. Il lui était reproché, en fait, ses liens avec le Par­ti com­mu­niste internationaliste.

Tor­turé lors de son inter­roga­toire, il ne par­lera jamais, bien que la sécu­rité mil­i­taire ait été au courant de tous les détails de son affaire. Tous les détenus lui vouaient une sincère admi­ra­tion. On est tou­jours sans nou­velles de lui.

Stupé­fi­ant, ce Meziane, tout droit sor­ti endor­mi du roman d’Al­bert Cossery les Fainéants de la val­lée fer­tile : « Appelé au ser­vice nation­al, il avait déserté le lende­main de son arrivée à la caserne […] “Je préfère pass­er qua­tre ans ici qu’une journée sous les dra­peaux… tous les efforts me font hor­reur.” Il avait fui l’ar­mée, non en rai­son de quelque con­vic­tion per­son­nelle, mais “parce qu’on s’y lève trop tôt”.» « Dormir, dormir et encore dormir, je ne con­nais pas d’autre félicité. »

Qu’il a fière allure, Dje­ha, l’éc­umeur des quartiers rich­es d’Al­ger. Déser­teur et voy­ou, il fut empris­on­né non sans avoir essuyé les balles des gen­darmes et s’é­va­da pour être finale­ment repris. Son courage et son inso­lence tenaient en respect les gar­di­ens. Son idéal de vie était tatoué sur sa peau, une sorte de qua­train assez cru, que ne désavouerait pas un blat­noï :

Un cru­chon de vin,
Bais­er les putains,
Si je demande le paradis,
Je suis un chien.

Deux types de pris­on­niers se retrou­vent fréquem­ment dans Offense à prési­dent : le déser­teur et l’in­culpé dans une affaire dite économique. Un péni­tenci­er — la ferme — « accueille » cette pre­mière caté­gorie de détenus, « une pop­u­la­tion com­posée presqu’ex­clu­sive­ment de mil­i­taires, très jeunes pour la plu­part. […] Les pris­on­niers afflu­ent de toutes les régions, de toutes les villes, de tous les recoins d’Al­gérie. […] Par­mi les jeunes, on note une pro­por­tion impor­tante d’en­fants d’émi­grés. Beau­coup de ces mal­heureux étaient venus de leur pro­pre chef “rem­plir leur devoir envers la patrie”. Ils ont vu que cette patrie ne s’est sou­v­enue de leur exis­tence que pour les asservir. Décou­vrant cette réal­ité, ils déser­tent aus­sitôt, pour être repris aux fron­tières et jetés en prison. »

La sec­onde caté­gorie d’in­car­cérés est très large. Elle peut aller d’un min­istre déchu au mal­heureux compt­able d’une entre­prise de dix­ième ordre. En Algérie, on peut tout trafi­quer, même les choses les moins imag­in­ables. En haut, on jon­gle avec les mil­lions ; en bas, avec les miettes ramassées, qui améliorent le quo­ti­di­en. Cette sale men­tal­ité de biz­ness­man est telle­ment répan­due que la sit­u­a­tion sem­ble inex­tri­ca­ble. Cepen­dant, sur un point, tout est assez clair : les « gros » ont besoin des « petits » comme boucliers, et innom­brables sont les compt­a­bles arrêtés pour avoir détourné une somme dérisoire alors que des sommes impor­tantes avaient dis­paru. Tout le monde est au courant, à com­mencer par le juge, mais on pro­tège quelqu’un et l’af­faire s’ar­rête avec la con­damna­tion du petit employé — par­fois, cer­tains vrais respon­s­ables sont effec­tive­ment empris­on­nés, nulle­ment par souci de jus­tice, mais plus sim­ple­ment pour avoir joué le mau­vais cheval dans la course au pou­voir à laque­lle se livrent indéfin­i­ment les nom­breuses fac­tions rivales du gou­verne­ment [[Si, assuré­ment, l’Al­gérie appar­tient à la « famille social­iste » des bureau­craties de l’Est, elle n’en éprou­ve pas moins de la ten­dresse pour une autre famille, méditer­ranéenne celle-là : la maf­fia sicili­enne. L’É­tat algérien et la maf­fia sicili­enne ont plus d’une ressem­blance, à com­mencer par l’emploi de la force.

Tous deux ont « les moyens de vous faire par­ler » et au besoin de vous « faire dis­paraître » à titre de « témoin gênant », si par exem­ple vous avez rompu « la loi du silence ». Pour cela, on emploiera des « hommes de main » car, quand « on est bien placé », « au-dessus de tout soupçon », on ne s’oc­cupe pas de la « sale besogne ».

Ces deux gangs vous don­nent du tra­vail, vous le retirent au pre­mier man­que­ment. Vous ne votez que pour eux, car il n’y a qu’eux et mal­heur aux abstentionnistes.

Ces deux asso­ci­a­tions sont sol­idaires dès qu’elles sont men­acées, mais rivales dès qu’il s’ag­it de choisir le chef maf­fioso ou le prési­dent de la République. Ce n’est plus que com­plots, ren­verse­ments d’al­liance, fusil­lades, acci­dents d’avion étranges, etc.

Mais là où ces deux « rack­etts » se rejoignent dans une plus grande abjec­tion encore, c’est dans le sort qu’ils réser­vent à la femme. Bonne pour la pro­créa­tion, la sat­is­fac­tion des besoins sex­uels, c’est une véri­ta­ble esclave.]].

« L’É­tat algérien était en train de devenir vis­i­ble­ment ce qu’il était déjà essen­tielle­ment : une vaste asso­ci­a­tion d’e­scrocs. Ce qu’ailleurs le mer­can­til­isme a mis vingt siè­cles à con­quérir, il l’a con­quis en vingt ans en Algérie : retirez de votre bouche les mots “biz­ness” et “pour­cent­age” et nous n’au­rons plus rien à dire. »

Non con­tente de cor­rompre les hommes, la classe dom­i­nante cor­rompt aus­si les mots en redéfinis­sant leur sens selon ses besoins et selon les moments. En voici un exem­ple édi­fi­ant : Ben, arrêté pour « mau­vaise ges­tion », demande à Mezioud Oul­damer un ser­vice. « C’est alors que je l’aidais à rédi­ger un rap­port, des­tiné apparem­ment à témoign­er de sa par­faite con­duite dans l’ex­er­ci­ce de ses fonc­tions, qu’il me dic­ta cette phrase étrange : “J’ai tou­jours cor­recte­ment fourni l’en­vi­ron­nement…” Ne com­prenant pas très bien, je demandai : “Par­don?”

— Il y a une note qui dit qu’il faut tou­jours sat­is­faire l’en­vi­ron­nement avant de ven­dre au public.

— Qu’est-ce que c’est que ça, l’environnement ?

— Eh bien, oui… l’en­vi­ron­nement quoi… les chefs de la police, les fonc­tion­naires, les directeurs des dif­férents ser­vices, le maire, le chef du Par­ti, le chef de l’U.G.T.A.… […]»

Les nou­veaux maîtres de l’Al­gérie ne veu­lent rien voir autour d’eux qui ne soit leur vis­age. Tout doit par­ler d’eux-mêmes. Et tout ce spec­ta­cle cupi­de et bureau­cra­tique doit même pass­er pour le paysage !

Offense à prési­dent est un livre plein de sincérité et d’hu­mil­ité. Écrit par touch­es déli­cates, pudiques même, les divers­es sit­u­a­tions relatées don­nent forme à un som­bre tableau : l’Al­gérie est une immense prison. C’est la nuit. S’il y a une lueur d’e­spoir, elle est du côté des pro­lé­taires. Et il fau­dra, pour que l’Al­gérie brûle de mille feux, beau­coup d’autres Tizi-Ouzou [[En avril 80, une bonne par­tie de la pop­u­la­tion de Tizi-Ouzou se soule­va, affrontant pen­dant plusieurs jours la police et dégradant nom­bre de bâti­ments publics, pen­dant que les usines et les uni­ver­sités de la région étaient en grève. Tous les détails de ces journées et leur analyse se trou­vent dans le livre impor­tant l’Al­gérie brûle, écrit par « un groupe d’au­tonomes algériens » et pub­lié aux édi­tions Champ Libre en 1981.]] et d’«Offense à Président ».

Nas­dine Hobja 


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