La Presse Anarchiste

Andropov, la peur et la confiance

Le 10 févri­er 1984, les ser­vices d’in­for­ma­tion sovié­tiques et mon­di­aux ont mis fin aux rumeurs con­cer­nant l’é­tat de san­té d’An­dropov qui se propageaient depuis plusieurs mois, et annon­cèrent sa mort « qua­si-divine ». Les voici « orphe­lins » pour la ènieme fois, les peu­ples sovié­tiques et le « mou­ve­ment mon­di­al des ouvri­ers » et des « forces pro­gres­sistes ». Après le décès de pareilles « majestés » du rang des « rap­pelés à Dieu », grands chefs des ouvri­ers de Moscou, on a l’im­pres­sion que l’ère sovié­tique touche à sa fin pour les cama­rades communistes.

En ces cir­con­stances, le Par­ti éprou­ve une frousse mortelle devant la grande haine du peu­ple, et recourt pen­dant les obsèques à des mesures dra­coni­ennes con­tre d’éventuels désor­dres. Et comme il ne peut exiger que le peu­ple soit plongé dans un deuil réel, il sème la ter­reur. L’at­ti­tude du pou­voir envers le peu­ple pen­dant de telles céré­monies funèbres donne l’im­pres­sion que les com­mu­nistes con­sid­èrent que le seul respon­s­able du sort cru­el qui frappe leur Par­ti, c’est le peuple.

Pen­dant le car­naval funèbre organ­isé en l’hon­neur du plus émérite par­mi les plus fidèles du « Saint Siège du Krem­lin », la même mas­ca­rade que celle des obsèques de Bre­jnev un an aupar­a­vant a été répétée. Les sol­dats de l’ar­mée et du min­istère de l’in­térieur (se haïs­sant les uns les autres), les cadres supérieurs et les proches du régime ayant occupé la place Rouge et représen­tant 100% des présents, le reste de ce pour­cent­age a été… réservé au peu­ple. Les pais­i­bles citoyens sovié­tiques ont été stop­pés aux portes de Moscou par les mil­i­taires et la mil­ice, « armés jusqu’aux dents ». On les a empêchés de vis­iter, comme dit la chan­son, « leur Moscou ». On a même refusé les visas d’en­trée aux jour­nal­istes étrangers.

La messe d’ab­soute et l’o­rai­son funèbre exal­tant les mérites du défunt, ain­si que la légal­i­sa­tion des crimes col­lec­tifs com­mis pen­dant son ère, ont été con­fiées et célébrées par le nou­veau patri­arche du Saint Syn­ode moscovite, Tch­er­nenko, accom­pa­g­né de la chorale du reste des mem­bres de « l’asile de vieil­lards du Krem­lin ». La can­tate « Gloire à la très sainte société com­mu­niste » a été exé­cutée par Gromyko. Quand à Ousti­nov, il a proféré les men­aces et les insultes à l’adresse de « notre père (améri­cain)» qui leur donne « leur pain quotidien…»

Andropov, comme son prédécesseur Bre­jnev, était une per­son­nal­ité poli­tique piteuse, très détestée et méprisée par les peu­ples sovié­tiques. Il est entré dans l’his­toire sovié­tique en tant que Pre­mier Secré­taire Général du Par­ti Com­mu­niste, à la cinquième place après Bre­jnev, grâce à la prépondérance offi­cieuse des stal­in­iens dans les luttes pour le pou­voir. Immé­di­ate­ment après la mort de Bre­jnev, les stal­in­iens bar­ri­cadés au Krem­lin autour de Souslov et qui man­i­fes­taient une cer­taine activ­ité poli­tique, ont jugé le moment oppor­tun pour rétablir « le bon et glo­rieux passé…». Dans ces cir­con­stances, ils s’ar­rêtèrent sur celui qu’ils avaient préal­able­ment placé à la tête du KGB, le bon élève Andropov au temps du pro­fesseur en « droit du plus fort » ― le tris­te­ment célèbre Staline.

Avec l’élec­tion d’An­dropov, on croy­ait que la con­quête du Krem­lin par les stal­in­iens vers la fin de l’An 82 se con­sol­idait de plus en plus et qu’elle aurait pu devenir une réal­ité s’il n’é­tait pas mort pré­maturé­ment. Pen­dant son année de présence au Krem­lin, les dernières oasis du dégel qui exis­taient encore à la sur­face de l’Em­pire Sovié­tique ont dis­paru, dans tous les domaines de la vie du temps du « dégel kroutchevien », et ont lais­sé place au « gel polaire stalinien ».

Andropov a dû sûre­ment com­mencer sa car­rière dans le Par­ti com­mu­niste en s’il­lus­trant comme tor­tion­naire dans la prison de Boutyr­ka, et il a obtenu une énergie poten­tielle en 1956 dans les souter­rains de la Léga­tion sovié­tique à Budapest lors de la révo­lu­tion hon­groise, en réus­sis­sant à l’é­touf­fer. Pen­dant ces évène­ments, il a obtenu son diplôme de machi­avélisme avec la men­tion « très bien », ce qui lui a per­mis 11 ans plus tard d’ac­céder au poste de chef du KGB. Ayant acquis la vir­tu­osité dans les méth­odes poli­cières de l’An­tiq­ui­té à nos jours, il les applique au prof­it de son Par­ti, en n’ou­bliant pas, comme Staline, de garder pour lui la « part du lion », ce qui lui assura plus tard son élec­tion comme Secré­taire Général du Par­ti Com­mu­niste Sovié­tique. Et comme dis­ent les russ­es : « Te voilà, Salut ! ». Après la mort de Bre­jnev, meilleur grimpeur, il escalade le pre­mier le mur du Krem­lin et se fait proclamer par le jury du CC du PCUS Pre­mier Secré­taire Général.

Andropov lais­sera aux peu­ples sovié­tiques l’im­age d’un homme au sourire polici­er figé sur son vis­age, et il sera asso­cié dans leurs esprits à la ter­reur qu’il provo­quait par des mesures poli­cières staliniennes.

Il débu­ta en suiv­ant la voie tracée par les dic­ta­teurs sud-améri­cains et africains : lutte con­tre la cor­rup­tion et l’al­coolisme, dans le pays de l’éter­nelle con­struc­tion du social­isme, là où depuis 70 ans on ne cesse de répéter que le Par­ti n’a d’autres soucis que celui de l’homme. La réal­ité n’est sem­ble-t-il rien d’autre qu’un Par­ti appareil incu­ba­teur de gens les plus corrompus.

On a limogé 11 min­istres et licen­cié des cen­taines de hauts fonc­tion­naires, par­mi lesquels bon nom­bre ont été livrés à la jus­tice et con­damnés à la peine cap­i­tale. Une purge a frap­pé plus du tiers des employés du Par­ti et de l’ap­pareil d’É­tat, rem­placés par de nou­veaux cadres. Mais une ques­tion se pose : ces nou­veaux et jeunes cadres, pas encore cor­rom­pus, arriveront-ils à faire marcher cette machine de l’É­tat, lourde, sur­chargée et bien embour­bée dans le marécage de la doc­trine fos­sil­isée du Marx­isme-Lénin­isme, sans porter atteinte aux nids des par­venus-cor­rup­teurs C’est une doc­trine qui exporte une lit­téra­ture marx­iste-lénin­iste à bon marché et qui importe du blé cap­i­tal­iste et la tech­nolo­gie mod­erne de l’Occident.

Ces nou­veaux cadres arriveront-ils à irriguer le désert de l’é­conomie Sovié­tique avec un tra­vail libre­ment con­sen­ti et intel­li­gent, qui jusqu’à présent ne « fleuris­sait » que dans les pages des moyens de pro­pa­gande sovié­tique comme la lit­téra­ture, les jour­naux, les mag­a­zines, la radio, les émis­sions télévisées, les dis­cours et les divers compte-ren­dus, mais qui en pra­tique ne don­nait aucun fruit, c’est-à-dire aucun résultat.

Si la mort ne l’avait pas atteint dans les couloirs à son entrée au Krem­lin, Andropov pou­vait-il compter sur ces nou­veaux cadres, mis en place d’ailleurs par lui-même, et espér­er redress­er l’é­conomie, la sci­ence et la cul­ture sovié­tique?!!! Sans spéculer sur ce qu’a fait Andropov ni essay­er de devin­er l’u­til­ité que les peu­ples sovié­tiques auraient pu en tir­er, nous pou­vons dire qu’il n’a fait qu’un seul acte humain durant sa vie : mourir. Il a été inhumé près du Mur Rouge, avec les hon­neurs dus à une divinité et ceci d’une façon que seuls les bolchéviks savent faire. Mais à com­bi­en de veuves a‑t-il refusé le droit de con­naître l’en­droit où sont enter­rés les corps de leurs proches, et com­bi­en de jour­nal­istes et de com­men­ta­teurs de radio et de télévi­sion ont-ils com­pati au deuil de sa « mal­heureuse veuve » ! « Acte de cour­toisie » diront cer­tains. Que vrai­ment Andropov ait été ani­mé unique­ment d’in­ten­tions nobles dans l’ap­pli­ca­tion des mesures dra­coni­ennes, nous ne l’ad­met­tons pas, et en nous appuyant surtout sur notre expéri­ence et nos idées, nous pou­vons dire que lui comme tous ses prédécesseurs ont été sur la mau­vaise voie.

Il ne suf­fit pas seule­ment de lut­ter con­tre la cor­rup­tion, mais il faut lut­ter avant tout con­tre l’ap­pareil de l’É­tat et ses insti­tu­tions, qui per­ver­tis­sent les citoyens et les con­duisent à l’ar­bi­traire dans le Par­ti, parce que tout se fai­sait au nom du Par­ti ― priv­ilège qu’il a acquis par les com­plots, la mal­hon­nêteté, le mouchardage, les intrigues, les dépor­ta­tions de familles entières, les trans­plan­ta­tions des régions et… des nationalités.

Qui fait avancer la fameuse machine bolchévique et son peu­ple ? Indis­cutable­ment la ter­reur dra­coni­enne que les idéo­logues du Par­ti et de l’É­tat sèment par­mi leurs pro­pres peu­ples, et à des moments de rare « lucid­ité » se trans­met­tent à eux-mêmes, prend la forme d’une épidémie per­pétuelle et dirige la sacrée société bolchévique en avant, vers la ban­quer­oute poli­tique et économique. Pour réveiller la société et l’é­conomie sovié­tiques, nées sous le signe zodi­a­cal de l’oc­to­bre « bolchévique », du som­meil léthargique dans lequel elles sont plongées, il faut s’at­ta­quer aux insti­tu­tions fon­da­men­tales du Par­ti et de l’É­tat, mais… c’est l’af­faire du peu­ple et ce même peu­ple est exclu de la ges­tion de la société soviétique.

Une atteinte au Par­ti et aux insti­tu­tions de l’É­tat, selon l’é­vangile marx­iste-lénin­iste, est con­sid­érée comme un péché mor­tel. Pour cette rai­son, une dévi­a­tion de l’actuelle poli­tique des Sovi­ets n’au­ra pas lieu non plus sous Tch­er­nenko, l’idéo­logue actuel (dirigeant les ser­vices du départe­ment de l’idéolo­gie de Marx et Lénine) au Krem­lin. Indépen­dam­ment de cela, com­ment sera tran­scrite sur les pages du Livre d’Or du Krem­lin la poli­tique que suiv­ra le Par­ti Sovié­tique pen­dant l’ère Tch­er­nenko, indi­vidu­elle ou col­lec­tive ? Sans doute suiv­ra-t-elle le cours déjà tracé par le Par­ti Com­mu­niste des Soviets.

Sous pré­texte de préserv­er les « acquis des ouvri­ers » et du régime, leur but le plus cher est de con­serv­er leurs priv­ilèges, leur pro­pre exis­tence, et de cou­vrir les crimes com­mis sur le chemin les con­duisant au som­met du pou­voir ni de per­me­t­tre, en aucun cas, aux gens qui ont vécu les hor­reurs des goulags sovié­tiques de gag­n­er la con­fi­ance pop­u­laire, et de ne pas admet­tre un sec­ond Kroutchev qui les aurait accusés d’in­frac­tion aux normes du Parti.

Ils s’ef­for­cent aus­si de rester à leurs postes le plus longtemps pos­si­ble, ce qui leur garan­tit l’op­u­lence et leur donne le droit de man­i­fester leur présomption,leur arro­gance et la pos­si­bil­ité d’abaiss­er et de détru­ire leurs sem­blables ― qual­ités acquis­es durant leur longue pra­tique dans le Par­ti et dev­enues chez eux une sec­onde nature.

les « années de sécher­esse » vont con­tin­uer à jamais dans le désert économique des Sovi­ets, ceci pour dis­culper leur igno­rance dans le domaine de l’a­gri­cul­ture, et les réseaux de bar­belé le long des fron­tières aug­menteront dans trois dimen­sions : longueur, largeur et hauteur.

C’est sur ordre d’An­dropov qu’ont eu lieu des actes les plus atro­ces : alter­ca­tions sanglantes avec des vic­times inno­centes enchaînées dans les souter­rains des pris­ons et des com­mis­sari­ats de police, des dépor­ta­tions de cen­taines d’êtres humains et portés dis­parus, dont le seul crime était celui de penser dif­férem­ment du Par­ti com­mu­niste. Si tous ces actes igno­bles n’ont pas pesé sur la con­science d’An­dropov, s’il en avait une, un jour vien­dra où les futures généra­tions en auront honte !

Tant que les idéo­logues du Par­ti Sovié­tique et de l’É­tat ne cesseront pas de traiter l’homme comme un petit gosse, un « enfant à tout faire », et n’a­ban­don­neront pas l’idée-fixe que le cal­en­dri­er de notre ère ne com­mence pas avec la Révo­lu­tion d’Oc­to­bre et n’ac­cepteront pas la maxime que les anales de l’hu­man­ité com­men­cent bien après que l’Homme util­isant le lan­gage artic­ulé, s’est séparé du reste du monde ani­mal, s’est organ­isé en com­mu­nautés et devient créa­teur de bien et por­teur de lib­erté, la peur organique qu’ils ressen­tent de leurs pro­pres peu­ples ne les quit­tera jamais et ils n’ar­riveront pas à gag­n­er sa con­fi­ance, dont ils aiment telle­ment parler.

Nico­las Tenzerkov


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