La Presse Anarchiste

Le Bien pour tous et pour personne

[*«Je serai l’ad­ver­saire du peu­ple et lui ferai au Con­seil tout le mal que je pourrai. »

Ser­ment des oli­gar­ques cité in Aris­tote, Poli­tique, VIII, 7, 19*]

Le livre de Gáspár Mik­lós Tamás, L’Œil et la Main, paru en samiz­dat aux édi­tions indépen­dantes AB en 1983 à Budapest, est un des rares ouvrages cir­cu­lant à l’Est qui se réclame explicite­ment de la tra­di­tion lib­er­taire. À la dif­férence des travaux his­toriques du regret­té Litvi­nov sur le mou­ve­ment makhno­viste, L’Œil et la Main se présente comme un « essai poli­tique et philosophique », ce qui lui assigne d’emblée une visée plus ambitieuse, et du même coup l’ex­pose aux traits d’une cri­tique en proportion.

Pour résumer briève­ment le pro­jet de l’au­teur, dis­ons qu’il se pro­pose de min­er, à l’aide d’une réflex­ion cri­tique sur les con­cepts de société et d’in­sti­tu­tion, la vision dom­i­nante, tant « marx­iste » que bour­geoise, de l’É­tat, qui le présente tan­tôt comme un bien­fait, tan­tôt comme un mal néces­saire. Il est évi­dent, aujour­d’hui plus que jamais dans un monde qui subit une bureau­crati­sa­tion accélérée, que la néces­sité de ce mal ne trou­ve nul autre fonde­ment que dans dans la hiérar­chie inhérente à toute société divisée ; que ce mal n’é­mane pas mal­gré eux, au nom d’une pré­ten­due ratio­nal­ité économique supérieure, de ceux qui en sont les agents et en van­tent la néces­sité ; qu’il cor­re­spond à une volon­té et à un pro­jet. Le ser­ment des oli­gar­ques que je place en exer­gue de cet arti­cle nous rap­pelle qu’en des temps moins hyp­ocrites l’art de gou­vern­er ne s’embarrassait pas de faux sem­blants. L’ac­cou­tu­mance au mal­heur favorisant la sujé­tion, faire subir au peu­ple le plus de maux pos­si­bles, — on le gave de spec­ta­cles et de fast-food jusqu’à lui faire per­dre le sens du goût, on détru­it le cen­tre de ses villes pour le refouler à la périphérie comme à Paris ou à Bucarest, on le courbe sous le salari­at partout — voilà bien ce qui cimente l’u­nité des class­es pro­prié­taires de ce monde, partout ailleurs livré aux plus âpres divisions.

Donc, pour G.M. Tamás, « l’É­tat est un mal ». Et, une fois défi­ni le mal, n’est-on pas en devoir de définir le Bien ? Toute la pre­mière par­tie de L’Œil et la Main traite de ce prob­lème selon une méth­ode fondée sur la théorie du droit naturel. Tamás com­mence par pos­er une série de pos­tu­lats éthiques : il doit y avoir, par déf­i­ni­tion, un Bien auquel tous ont droit : « Le Bien n’est le Bien que si cha­cun y a droit, mal­gré toutes les dif­férences. Une sit­u­a­tion dans laque­lle cha­cun prof­ite du Bien à sa façon, nous l’ap­pelons la lib­erté. Une société dans laque­lle cha­cun prof­ite du Bien et où cha­cun approu­ve cet état de choses, nous l’ap­pelons une société libre ou bonne. » L’adop­tion d’une méth­ode éthico-juridique de cri­tique sociale reflète à l’év­i­dence la sit­u­a­tion du penseur dou­ble­ment isolé en tant que penseur et en tant que dis­si­dent au sein d’une société bureau­cra­tique con­gelée. Je reviendrai plus tard sur les con­séquences d’un tel choix méthodologique. G.M. Tamás repose, à l’ex­em­ple des social­istes utopistes, le pro­jet d’une société idéale, mais, sans chercher à la décrire comme Fouri­er l’Har­monie ou Déjacque l’Hu­man­is­phère, il se con­tente de met­tre au jour les con­di­tions de pos­si­bil­ité de cette société. Si l’on part du fait que celle-ci doit ignor­er la sépa­ra­tion et la hiérar­chie, il en découle logique­ment que nul indi­vidu et a for­tiori nul groupe ne peu­vent définir de l’in­térieur les car­ac­téris­tiques du Bien com­mun, vu que celui-ci résulte de la dif­férence jouant libre­ment entre les biens indi­vidu­els. Pour s’en con­va­in­cre il suf­fit de se représen­ter la liste des Biens dont nous acca­ble à la faveur des aléas de la dom­i­na­tion l’É­tat mod­erne : Développe­ment économique, Sécu­rité, Révo­lu­tion cul­turelle, Wel­fare State, Lutte anti-impéri­al­iste, Révo­lu­tion infor­ma­tique et autres Post-moder­nités. En démoc­rate con­va­in­cu, Tamás pro­pose de laiss­er libre la déf­i­ni­tion du Bien : le Bien n’est qu’un nom.

Cepen­dant si le car­ac­tère extra-économique d’une telle argu­men­ta­tion, s’op­posant aux analy­ses de bois pro­duites par les soci­o­logues à gages des pays bureau­cra­tiques, n’est pas pour nous déplaire, le fait de se situer dans la sphère abstraite de l’éthique va sérieuse­ment lim­iter le pro­pos de Tamás. On ne peut pas ne pas tenir compte du fait que pos­er comme souhaitable, pour ne pas dire néces­saire, l’avène­ment d’une « société libre et bonne » est une prise de par­ti oppos­able aux ten­ants de la mau­vaise société on délim­ite, à moins d’émet­tre un vœux pieux, un pro­jet d’ac­tion dans le monde, on définit un par­ti au sens his­torique du terme. On ne peut pas ignor­er que cette société ne sera pas bonne pour tous puisque cer­tains vont s’op­pos­er de toute leur force à sa mise en place. Il faut donc quit­ter le ciel des abstrac­tions pour se plac­er sur le ter­rain de l’his­toire. Dès lors, la théorie nom­i­nal­iste du Bien se révèle insuff­isante pour ren­dre compte de ce qui se passe réelle­ment quand une force sociale nou­velle, libre et anti­hiérar­chique, émerge et s’op­pose à l’or­dre ancien. Cette insuff­i­sance éclate surtout dans la sec­onde moitié de l’es­sai de Tamás (le chapitre Égal­ité et Lib­erté) où l’a­ban­don du point de vue his­torique fait dérap­er la cri­tique dans les spécu­la­tions les plus contestables.

D’abord lorsque Tamás fait la dif­férence entre les insti­tu­tions de type A et de type B [[En résumant le pro­pos de Tamás, on peut dire que les mem­bres de l’in­sti­tu­tion B régle­mentent leur pro­pre activ­ité, à l’in­verse de ceux de l’in­sti­tu­tion A qui régle­mentent celles d’autrui. L’É­tat est bien sûr une insti­tu­tion de type A.]], il ne s’aperçoit pas qu’il divise arti­fi­cielle­ment des entités qui sont liées de par la nature même de la société hiérar­chisée. Là toute insti­tu­tion est para-éta­tique, toute asso­ci­a­tion qui recherche une recon­nais­sance sociale repro­duit fatale­ment les rela­tions de pou­voir à l’in­térieur d’elle-même. À l’in­verse les asso­ci­a­tions d’in­di­vidus qui com­bat­tent réelle­ment l’É­tat ne sont en aucun cas des insti­tu­tions et se voient à juste titre, dès qu’elles débor­dent sur une action pra­tique, traitées comme asso­ci­a­tion de mal­fai­teurs. Ce serait un con­tre­sens de con­cevoir le Con­seil ou l’Assem­blée ouvrière comme des insti­tu­tions, alors qu’ils sont des instru­ments d’é­man­ci­pa­tion appelés à se trans­former après leur vic­toire en des formes incon­nues de nous. De même Sol­i­darność mérite d’être perçu non comme un syn­di­cat, fût-il le plus indépen­dant pos­si­ble, mais comme un mou­ve­ment social, et c’est bien plutôt tout ce qu’il y avait d’in­sti­tu­tion­nel dans Sol­i­darność qui a con­solidé la bureau­crati­sa­tion rapi­de de sa direc­tion et a mené aux erreurs his­toriques que l’on sait.

C’est là que le pro­jet de société tran­si­toire avancé par Tamás, appelé « Société du con­flit per­ma­nent », appa­raît infin­i­ment plus utopique que le pro­jet révo­lu­tion­naire défi­ni par deux siè­cles de révolte sociale, qui s’ex­prime comme une guerre avec mon­tée des deux par­tis aux extrêmes, jusqu’à la vic­toire d’un des deux sur l’autre. Qui va instituer le « Sys­tème com­pen­satoire des égal­ités » ? La par­tie con­ser­va­trice attachée à l’an­cien ordre ? Évidem­ment non ! Il faut qu’il y ait au moins une révolte à l’or­dre du jour. Mais alors quel intérêt trou­verait la par­tie révoltée à ce sys­tème ? En admet­tant qu’elle fît pré­val­oir cette solu­tion, elle imposerait con­tre leur gré aux anciens dirigeants (non seule­ment « l’élite éta­tique », mais aus­si la classe pro­prié­taire tout entière) un mode de gou­verne­ment que ceux-ci n’au­raient de cesse de jeter à bas. Elle aurait tous les risques attachés à la posi­tion dom­i­nante sans en recueil­lir aucun avan­tage. Il ne faut pas per­dre de vue que dans une sit­u­a­tion de crise où la divi­sion s’achève en con­flit ouvert, chaque par­ti joue son jeu pour lui-même. Ce qui peut arriv­er de pire pour une forme sociale en ascen­sion, c’est qu’elle se laisse intimider par le bluff de l’ad­ver­saire et freine pour des raisons tac­tiques, rel­e­vant non du jeu his­torique mais de l’an­cien jeu poli­tique, l’élan spon­tané qui la sou­tien. On a vu récem­ment toutes les con­séquences néfastes pour le pro­lé­tari­at polon­ais de la pra­tique de l’autolimitation.

Le « Sys­tème com­pen­satoire des égal­ités » sup­pose par trop que la nou­velle société ressem­ble à l’an­ci­enne pour que l’on puisse s’en sat­is­faire. Lorsque les mass­es se met­tent à défi­er ouverte­ment le pou­voir et accè­dent à l’ac­tiv­ité his­torique, la con­science de for­mer une société d’é­gaux qui s’im­pose alors à elles les amène à chang­er tous les aspects de la vie. Quelle iné­gal­ité anci­enne trou­verait grâce devant ce boule­verse­ment ? Ce sont les puis­sants d’hi­er qui se met­tent à envi­er les révoltés, l’or­dre des valeurs est changé sans retour, et toute com­pen­sa­tion des égal­ités relèverait du compte d’apoth­icaire. La grande médecine sociale ne peut que s’y sen­tir étrangère. Ain­si, la « nou­velle tri­bune » que Tamás appelle de ses vœux et qu’il sem­ble, analo­gie dan­gereuse, com­par­er à l’in­sti­tu­tion tri­buni­ci­enne plébéi­enne à Rome [On sait que celle-ci a con­tribué à ren­forcer l’É­tat romain en faisant accéder la plèbe aux plus hautes mag­i­s­tra­tures.]], ne saurait se main­tenir longtemps sans être ou récupérée ou détru­ite si elle ne s’ac­com­pa­gne pas par ailleurs d’un mou­ve­ment de dépos­ses­sion générale des class­es pro­prié­taires (nomen­klatu­ra ou bour­geoisie) par la masse des révoltés. Même affaib­li con­sid­érable­ment, l’É­tat ne con­sent jamais à dépérir. Le dou­ble pou­voir insti­tu­tion­nal­isé est une lourde illu­sion qui se retourne imman­quable­ment con­tre l’an­ci­enne classe dom­inée qui mon­tre qu’elle n’a pas su aller jusqu’au bout de son action.

Bien qu’il ne partage pas les illu­sions de nom­breux dis­si­dents sur la démoc­ra­tie bour­geoise, G.M. Tamás ne sem­ble pas se ren­dre compte du phénomène de bureau­crati­sa­tion accélérée du monde occi­den­tal ; il ne saisit pas non plus à quel point la démoc­ra­tie par­lemen­taire à laque­lle il accorde par une prophétie hasardeuse « un bel avenir », n’est qu’une forme par­ti­c­ulière­ment grotesque et décom­posée de spec­ta­cle, des­tinée à diver­tir l’in­di­vidu inté­grale­ment aliéné, fier d’au­to­gér­er son temps « libre » dans un des mul­ti­ples syn­di­cats de la vie quo­ti­di­enne qui achèvent de couler dans le moule insti­tu­tion­nel ce qui lui restait de vie privée. Dans ces con­di­tions, une « intro­duc­tion à la poli­tique », pour repren­dre le sous-titre de L’Œil et la Main, ne saurait sim­ple­ment con­vi­er à intro­duire la poli­tique là où ne parais­sent que l’É­tat et sa police, mais doit annon­cer le dépasse­ment de toute poli­tique séparée dans une Grande Poli­tique qui ne peut être rien moins que la con­struc­tion de la Cité humaine par la démoc­ra­tie directe et totale, « là seule­ment où les indi­vidus sont directe­ment liés à l’his­toire uni­verselle ; là seule­ment où le dia­logue s’est armé pour faire vain­cre ses pro­pres con­di­tions. » (Guy Debord, La société du spec­ta­cle).

Joël G.

Gáspár Miklós Tamás : Bibliographie sommaire

Metakri­tikai lev­él Lukacs Györ­gy Ontolo­gia­jarol (Let­tre méta­cri­tique sur l’on­tolo­gie de Georg Lukacs), Uj Sym­po­sium, 1979 ; pub­lié in Lucakacs Reval­ued, éd. A. Heller, Oxford, 1973

Max­i­mum vagy abso­lu­tum ? (Le max­i­mum ou l’ab­solu?), Hid, (Ujvidék) XLIII (1), 1979.

A nemzeti független­ség eszmé­je és kisebb­sé­gi prob­lé­ma (L’idée de l’indépen­dance nationale et le prob­lème des minorités), ms. 1982.

A nation­al­iz­mus mint rej­jel és metafo­ra (Le nation­al­isme comme code et métaphore), AB, Budapest, 1982.

A csön­des Europe (L’Eu­rope silen­cieuse), AB, Budapest, 1982.

Repub­likanus elmelkedések (Médi­ta­tions répub­li­caines), Mag­yar Füzetek, 12, Pa ris, 1983.

A szem és a kés, bevezetés a poli­tik­a­ba, AB, Budapest, 1983 ? En langue française, L’Œil et la Main, Édi­tions Noir, Genève, 1985.

Entre­tien avec G.M. Tamás sur l’op­po­si­tion démoc­ra­tique en Hon­grie, paru dans Iztok n°10, mars 1985.

Hon­grie, élec­tions démoc­ra­tiques ? entre­tiens avec G.M. Tamhttp://www.la-presse-anarchiste.net/spip/spip.php?article1772&lang=frs et Las­z­lo Rajk in Let­tre d’Iz­tok n°2, jan­vi­er 1986. 


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