La Presse Anarchiste

Dossier Tchernobyl

Dans cet arti­cle, paru dans Lit­er­a­tour­na Oukraï­na le 27 mars 1986, soit un mois avant la cat­a­stro­phe de Tch­er­nobyl, l’au­teur, Lioubov Kovalevs­ka, ingénieur ou écon­o­miste — on ne sait — attachée à la Cen­trale, s’en prend, avec un cer­tain courage, aux man­ques et aux mal­façons qui affectent la con­struc­tion de celle-ci. Alors même que les jour­naux français rivalisent de flagorner­ie nucléariste, il serait irréal­iste d’e­spér­er trou­ver dans un texte édité dans un organe offi­ciel du régime la moin­dre cri­tique du pro­gramme nucléaire. Bon nom­bre de tels arti­cles, s’ap­puyant sur les réso­lu­tions du XXVIIe con­grès et prô­nant une nou­velle effi­cac­ité et la réforme des struc­tures d’ap­pro­vi­sion­nement parais­sent actuelle­ment dans les jour­naux sovié­tiques. Celui-ci prend a pos­te­ri­ori une vigueur sup­plé­men­taire. De plus, on sent par­fois chez son auteur une véri­ta­ble inquié­tude de ce qui pour­rait se pass­er en cas d’ac­ci­dent et la con­science du dan­ger que représente la pro­duc­tion de l’én­ergie nucléaire. Le tout est naturelle­ment noyé dans la langue de bois habituelle à ce genre de textes. Ain­si, ce qui pour­rait servir de con­clu­sion, le pas­sage sûre­ment le plus sen­ti du texte, où la per­son­nal­ité de l’au­teur fait éclater la ter­mi­nolo­gie fatiguée — « un seul défaut se paiera très cher, se paiera pen­dant des dizaines d’an­nées » — se trou­ve coincé entre deux avalanch­es de chiffres à faire froid dans le dos. Ajou­tons enfin que l’au­teur, habi­tant Prip­i­at, a vraisem­blable­ment depuis subi l’en­fer de l’é­vac­u­a­tion, à moins qu’elle ne soit au nom­bre des victimes.

R. Gayraud

À l’attention de la Commission pansoviétique sur les problèmes d’approvisionnement.

En définis­sant la stratégie de sa poli­tique économique sur le principe de la mul­ti­plic­ité des fac­teurs orig­inels d’ex­pan­sion, le XXVIIe Con­grès du PCUS a égale­ment dégagé les voies réelles et con­crètes du pas­sage à une économie de haute organ­i­sa­tion et d’ef­fi­cac­ité par le moyen de forces agis­santes diver­si­fiées et dévelop­pées, de rela­tions social­istes mûries et d’un mécan­isme économique plan­i­fié. Il a égale­ment indiqué les modes de réal­i­sa­tion de cette stratégie, dont le plus impor­tant est la recon­struc­tion de l’é­conomie nationale sur la base du pro­grès sci­en­tifique et technique.

Garan­tir le développe­ment heureux de l’é­conomie nationale néces­site, en par­ti­c­uli­er, de pour­suiv­re le ren­force­ment du dis­posi­tif de pro­duc­tion d’én­ergie-com­bustible du pays, et d’ac­célér­er la con­struc­tion de cen­trales nucléaires. La puis­sance de ces dernières atteint actuelle­ment 28 mil­lions de kilo­watts. Le douz­ième plan quin­quen­nal prévoit de pro­duire 41 mil­lions de kilo­watts sup­plé­men­taires, c’est-à-dire de mul­ti­pli­er leur puis­sance par 2,5. « Il suf­fit d’une aug­men­ta­tion de 1% de l’arme­ment énergé­tique, a remar­qué le min­istre de l’Élec­tri­fi­ca­tion de l’URSS A.I. Maïorets, pour relever de manière sub­stantielle la pro­duc­tiv­ité du travail ».

L’én­ergie nucléaire s’est dévelop­pée en Ukraine à un rythme par­ti­c­ulière­ment accéléré. La pro­duc­tion de la cen­trale de Tch­er­nobyl atteignait 4 mil­lions de kilo­watts en 1984, les réac­teurs de cette cen­trale ayant été mis en place plus tôt que prévu. Tous ces fac­teurs ont per­mis à Tch­er­nobyl de pren­dre sa place en tête des cen­trales sovié­tiques et d’ap­porter une con­tri­bu­tion déci­sive à l’ap­pro­vi­sion­nement énergé­tique de l’ensem­ble des régions sud-ouest de l’U­nion. En out­re, depuis sep­tem­bre 1980, l’én­ergie pro­duite par la cen­trale de Tch­er­nobyl ali­mente les pays mem­bres du Con­seil d’Aide Économique Mutuelle. Et depuis la mise en exploita­tion, ce sont env­i­ron 150 mil­liards de kilo­wattheures par an qui ont été produits.

Cepen­dant, le tra­vail pour accroître la capac­ité de la cen­trale se pour­suit. La troisième phase de sa con­struc­tion va entraîn­er la mise à feu d’un cinquième et d’un six­ième réac­teurs qui devien­dront opéra­tionnels respec­tive­ment en 1986 et 1988. après la mise en ser­vice de ces réac­teurs, la pro­duc­tion attein­dra 6 mil­lions de kilo­watts et Tch­er­nobyl devien­dra la pre­mière cen­trale du monde.

Les quinze années qu’a duré l’éd­i­fi­ca­tion de la cen­trale de Tch­er­nobyl ont per­mis la for­ma­tion d’un col­lec­tif de con­struc­teurs. Sa cheville ouvrière est for­mée de tra­vailleurs haute­ment qual­i­fiés enseignés à la rude école de l’in­stal­la­tion du dis­posi­tif de pro­duc­tion d’én­ergie dans dif­férentes régions du pays. La con­struc­tion de nos qua­tre réac­teurs-mil­lion­naires n’a fait qu’ac­croître encore leur expéri­ence. Au cours même de leur tra­vail, de nom­breuses inven­tions ont été imag­inées et réal­isées. Tech­ni­ciens et ingénieurs ont con­sti­tué une équipe soudée. Les réal­i­sa­tions des bâtis­seurs, des mon­teurs, des ajus­teurs, des agents d’ex­ploita­tion et des pro­jecteurs leurs ont valu de hautes dis­tinc­tions de la part de l’É­tat Soviétique.

Dans le con­texte de tels suc­cès, la chute du rythme de con­struc­tion du cinquième réac­teur est par­ti­c­ulière­ment mar­quante. Ni les thèmes, ni le vol­ume, ni les plans pour 1985 des travaux de mon­tage et de con­struc­tion (TMC) n’ont été menés à bien. Est-ce un hasard ? Non, comme d’habi­tude. Pour­tant, une réponse à l’emporte-pièce ne suf­fit pas. Sans toute­fois nous lancer dans l’analyse des con­di­tions de l’ac­tiv­ité économique du col­lec­tif et de leurs con­séquences nous nous arrêterons plutôt sur ce qu’il y a de général et de car­ac­téris­tique pour tous les grands chantiers du pays.

« L’ef­fet, pour ne pas dire la réal­ité même de l’u­til­i­sa­tion de stocks gigan­tesques, a déclaré lors du Con­grès le pre­mier secré­taire du Comité Cen­tral du Par­ti Com­mu­niste d’Ukraine V.V. Chtcher­bit­s­ki, dépend pour une très large mesure de l’af­fer­misse­ment des bases de pro­duc­tion des organ­ismes de con­struc­tion, de la qual­ité des pro­jets et de la livrai­son en temps voulu de l’équipement. Or on se trou­ve ici con­fron­té à un nœud inex­tri­ca­ble de prob­lèmes graves…» J’a­jouterai : ces prob­lèmes vont s’ac­croître incom­men­su­rable­ment si aucune de ces con­di­tions n’est suff­isam­ment garantie. Dans un tel cas, il faut s’ap­puy­er sur l’enthousiasme.

Car par­mi les com­posantes d’un tra­vail couron­né de suc­cès, l’en­t­hou­si­asme doit occu­per, et occupe d’ailleurs, sa juste place. Bien plus, on peut même le plan­i­fi­er, mais seule­ment après que des con­di­tions de tra­vail cor­rectes auront été assurées pour la main-d’œu­vre, et non avant. En revanche, le seul résul­tat des con­di­tions de tra­vail actuelles, c’est le mécon­tente­ment général. Ne nég­li­geons pas la ques­tion des stim­u­lants matériels. La con­struc­tion doit s’ef­fectuer har­monieuse­ment, en se fon­dant stricte­ment sur la tech­nolo­gie de la con­struc­tion. C’est pré­cieuse­ment ce que l’on ne fait pas : les prob­lèmes du pre­mier réac­teur ont été trans­férés au deux­ième, du deux­ième au troisième, et ain­si de suite, de sorte que les prob­lèmes sont devenus de plus en plus pro­fonds, et l’on assiste à présent à une infla­tion de prob­lèmes irré­so­lus. Ces prob­lèmes ont d’abord été dis­cutés avec grand intérêt, puis ils sont devenus un sujet d’indig­na­tion, et finale­ment, c’est un sen­ti­ment d’im­puis­sance qui s’est instal­lé : « Com­bi­en de temps encore va-t-on dis­cuter éter­nelle­ment des mêmes choses ? À quoi riment toutes ces palabres ? ».

Le cinquième réac­teur… L’échéance de sa con­struc­tion a été réduite de trois à deux ans. Sa mise en route a com­mencé en 1985 avec un appro­vi­sion­nement min­i­mal. Un tel change­ment dans les dates, mais aus­si le resser­rage de plans déjà très dens­es sans cela, ont pris à l’im­pro­viste tant les ingénieurs que les pour­voyeurs de matières pre­mières et les con­struc­teurs eux-mêmes, dont les capac­ités sont bien sûr lim­itées. Mais les organ­ismes de direc­tion, et par­fois pour des raisons objec­tives, loin d’ac­croître autant le poten­tiel des entre­pris­es de con­struc­tion, n’ont même pas eu le souci d’é­tay­er les nou­veaux pro­grammes de tra­vail sur des ressources adéquates. Tout cela a con­duit à une désor­gan­i­sa­tion des pro­jets de con­struc­tions et sou­vent à un effon­drement des plans. Ain­si, l’In­sti­tut “Hydropro­jet Ser­gueï Jouk” n’a pas fourni à temps la doc­u­men­ta­tion du pro­gramme de finance­ment budgé­taire, ce qui a entraîné l’ou­bli dans le plan des com­man­des du béton armé et des char­p­entes métalliques néces­saires. La plu­part de ces matériels ne furent com­mandés qu’au qua­trième trimestre, ce qui entraî­na une grande irrégu­lar­ité dans le tra­vail d’assem­blage. Et il y eut encore une autre con­séquence : c’est l’ab­sence de rythme de tra­vail des sim­ples brigades d’ou­vri­ers. Ce ne fut qu’en octo­bre-novem­bre que les con­struc­tions eurent besoin des struc­tures de mon­tage, mais les petites unités n’é­taient déjà plus en mesure de digér­er le vol­ume de tra­vail demandé. La mau­vaise qual­ité du pro­gramme de finance­ment budgé­taire, comme il arrive hélas bien sou­vent, a exigé une dépense de tra­vail sup­plé­men­taire, et a plusieurs fois ren­du néces­saire la destruc­tion de ce qui avait été con­stru­it pour recon­stru­ire ensuite, tout cela deman­dant de grands efforts tant matériels que moraux.

La désor­gan­i­sa­tion n’a pas seule­ment affaib­li la dis­ci­pline, mais aus­si le sens de la respon­s­abil­ité glob­ale de chaque indi­vidu. L’in­ca­pac­ité et même la mau­vaise volon­té man­i­festées par la direc­tion de l’ingénierie et de la tech­nique pour organ­is­er le tra­vail des brigades, ont fini par entraîn­er l’ef­fon­drement des normes de réal­i­sa­tion. On a com­mencé à enreg­istr­er une cer­taine « fatigue », une cer­taine usure des équipements, des machines et des mécan­ismes, des pénuries d’in­stru­ments de mesure, etc… En un mot, tous les défauts du proces­sus de con­struc­tion, qui sont mal­heureuse­ment typ­iques, apparurent dans leur évi­dence et sous des formes extrêmes. Cette péri­ode coïn­cide avec le début de la réforme économique qui, comme on le sait bien, requiert avant tout un raje­u­nisse­ment de l’e­sprit humain. Et ce n’est pas dévoil­er un secret que de dire que ce proces­sus pren­dra du temps. Mais la vie elle-même nous pousse en avant.

Le retard accu­mulé en 1985 a com­pliqué la tâche de l’an­née suiv­ante : gag­n­er prés de 120 mil­lions de rou­bles sur la mise en marche du com­plexe (sur le TMC). Or le meilleur chiffre d’é­conomies réal­isées lors des TMC se situe un peu au-dessus de 70 mil­lions de rou­bles. Grosse dif­férence, on le voit.

À l’heure actuelle, à vrai dire, on a mis en place tout un train de mesures afin de nor­malis­er la sit­u­a­tion, mais trop de temps est déjà passé. Comme est déjà passé le bon entrain du col­lec­tif, pour­tant si effi­cace non seule­ment pour recon­stituer des réserves de force, mais aus­si pour trou­ver l’is­sue du prob­lème. Pour­tant, l’hon­neur du col­lec­tif appar­tient à celui-ci même. Mais on est loin d’avoir fait tout ce qui était pos­si­ble pour que le fait d’at­tein­dre et même de dépass­er les objec­tifs fixés devi­enne la norme.

Le XXVIIe Con­grès du PCUS s’est fixé comme objec­tif une amélio­ra­tion rad­i­cale de la con­struc­tion de struc­tures d’en­ver­gure. Une sub­stantielle ral­longe de moyens sera déblo­quée, les machines seront renou­velées et ren­dues plus per­for­mantes, etc.; Tout cela est indis­pens­able pour réformer notre tech­nic­ité. Mais la même restruc­tura­tion doit aus­si affecter l’in­dus­trie du bâti­ment, dont les délais trop lents ne font que frein­er les pro­grès sci­en­tifiques et tech­niques de l’é­conomie nationale. « Le min­istère de l’én­ergie de l’URSS a per­mis pour le onz­ième plan quin­quen­nal l’ar­rêt du développe­ment du pro­gramme nucléaire, cau­sant ain­si un recours exagéré aux com­bustibles minéraux. Si l’on con­sid­ère le poids du com­bustible dans la bal­ance com­mer­ciale du pays et le rôle crois­sant de l’én­ergie d’o­rig­ine nucléaire, un coup de frein de la sorte est main­tenant inad­mis­si­ble » a souligné le prési­dent du Con­seil des Min­istres sovié­tique N.I. Ryjkov dans son dis­cours. Ces dif­férentes mesures vont toutes dans le même sens, qui est d’in­suf­fler le dynamisme qu’il con­vient à notre économie afin de parachev­er notre pro­gramme social. Elles reposent toutes sur la disponi­bil­ité de chaque poste de la chaîne de mon­tage de l’éd­i­fi­ca­tion, sur chaque dirigeant, sur chaque ouvri­er. Elles posent aus­si la ques­tion de notre respon­s­abil­ité col­lec­tive vis-à-vis de l’avenir : qu’al­lons-nous léguer aux nou­velles générations ?

Il con­vient de s’ar­rêter plus longue­ment sur l’un des postes de la chaîne de l’éd­i­fi­ca­tion social­iste. « Les sys­tèmes d’ap­pro­vi­sion­nement matériel et tech­nique exi­gent de sérieuses mis­es au point, a noté le secré­taire général du CC du PCUS M.S. Gor­batchev lors de son dis­cours poli­tique. Ils doivent se trans­former en un mécan­isme économique sou­ple per­me­t­tant à l’é­conomie nationale de fonc­tion­ner de manière sta­ble et régulière. La tâche prin­ci­pale des organes d’ap­pro­vi­sion­nement d’É­tat est de col­la­bor­er active­ment à l’étab­lisse­ment sur des principes con­tractuels de liens durables entre pro­duc­teurs et util­isa­teurs et au ren­force­ment de la dis­ci­pline pour tout ce qui con­cerne les four­ni­tures de biens et d’équipements ».

L’élab­o­ra­tion et la dis­tri­b­u­tion du béton armé, dans les struc­tures du min­istère de l’Én­ergie de l’URSS, sont du ressort de l’or­gan­i­sa­tion « Soïouzen­er­gob­oud­prom ». La direc­tion de la con­struc­tion de la cen­trale de Tch­er­nobyl a con­clu un con­trat « expéri­men­tal » avec le groupe « Ener­gob­oud­kom­plek­tat­sia ». Mais qu’est-ce qu’un con­trat « expérimental » ?

Autre­fois, les con­trats étaient signés entre clients et fab­riques situés en dif­férents endroits du pays, ce qui com­pli­quait le mode de paiement des con­trac­tants ain­si que les éventuels con­tacts entre les deux par­ties, surtout lorsqu’elles avaient con­clu un marché d’échange mutuel de four­ni­tures. Aujour­d’hui, la direc­tion plan­i­fi­ca­trice men­tion­née plus haut opère comme une usine « cen­tral­isée » qui reçoit et dis­tribue les com­man­des et paie les entre­pris­es sous-trai­tantes quand la marchan­dise est prête. Le client n’a de rap­ports directs qu’avec la direc­tion d’«Energoboudkomplektatsia » et n’a à pay­er son parte­naire qu’après la four­ni­ture de la cen­trale ter­minée. Comme on le voit, un accord de ce genre arrange tout le monde, car il libère le client de toute con­trainte super­flue et garan­tit aux fab­ri­cants l’as­sur­ance d’être payés à l’heure. Mais, par con­tre, aucun doc­u­ment, dans le cadre de ce con­trat expéri­men­tal, n’a jamais indiqué de façon méthodique la des­ti­na­tion des com­man­des. Quant au tech­ni­cien qui reçoit la com­mande, il ne sait même pas quel com­plexe en a fait la demande. Pour­tant, la solu­tion ne serait pas bien com­pliquée : il suf­fi­rait d’ad­join­dre aux com­man­des et aux marchan­dis­es une doc­u­men­ta­tion pré­cisant quel en est l’ob­jet. Cela ne demande pas le moin­dre effort ni la moin­dre dépense sup­plé­men­taire, mais per­son­ne ne s’y est encore jamais résolu…

Mais il y a encore un autre « mais », beau­coup plus grave. Par suite de l’indéli­catesse d’un fab­ri­cant qui ne sait pas pour qui il pro­duit, le client n’est nulle­ment à l’abri des défauts de con­struc­tion, des com­man­des non com­plète­ment hon­orées et des rup­tures d’ap­pro­vi­sion­nement. Ain­si, en 1985, 45.000 m³ de béton armé pré­con­traint ont été com­mandés, mais 3200 m³ ne sont jamais arrivés, et sur les 42.000 m³ restant 6.000 m³ étaient de mau­vaise qual­ité. À la fin de l’an­née, plusieurs points du con­trat n’é­taient tou­jours pas honorés.

Quels effets provo­quent ces man­ques sur la con­struc­tion ? D’abord, l’ac­cu­mu­la­tion de matéri­au hors-norme. On a le béton, mais on ne peut pas le mon­ter. Les col­lec­tifs cessent le tra­vail, les délais sont dépassés. Ensuite, les effets que pro­duit toute accu­mu­la­tion anor­male de marchan­dise que l’on ne peut pas décharg­er (il faut atten­dre la four­ni­ture totale pour ne pas encom­bre le chantier avec des pièces inutiles), c’est-à-dire un surnom­bre de wag­ons sur les voies de garage, la con­struc­tion hâtive de hangars, des trans­ferts inces­sants. Les ser­vices tech­niques de la direc­tion de la con­struc­tion de la cen­trale parvi­en­nent à dépass­er sen­si­ble­ment les normes (16.048 tonnes de plus en 1985); mais il est impos­si­ble de men­tion­ner un tra­vail vrai­ment fructueux. Enfin, un appro­vi­sion­nement défectueux est syn­onyme de désor­gan­i­sa­tion de la pro­duc­tion, de journées de tra­vail per­dues, de mécon­tente­ment des individus.

Je ne cherche pas à me pos­er en pro­fesseur, et je sais très bien que les fab­ri­quants ont égale­ment leurs prob­lèmes d’ap­pro­vi­sion­nement. Je trou­ve pour­tant anor­male la posi­tion qui con­siste à rompre sys­té­ma­tique­ment les liens con­trac­tés. Ain­si, l’en­tre­prise « Dniproen­er­gob­oud­prom » a oublié l’an passé 800 m³ de matéri­au de con­struc­tion, l’u­sine de Doubro­vo de « Pivnitch­en­er­gob­oud­prom » s’est déjugée pour plus de 150 m³ de dalles de ciment et autres revête­ments de sol que « Lviven­er­gob­oud­prom » n’a pas envoyés.

Les four­nisseurs de con­struc­tions métalliques — (2.358 tonnes), l’u­sine de la Vol­ga (1000 tonnes), l’u­sine « Pivnitch­no-Kavkazs­ki » (326 t.), l’u­sine « Kourakhovs­ki » (172 t.), du Donets (202 t.)… ont égale­ment oublié Tch­er­nobyl. Et ce qu’ils envoy­aient était le plus sou­vent défectueux. Ain­si, 326 tonnes de cou­ver­ture des­tinées à noy­er les déchets nucléaires sont arrivées de l’u­sine de la Vol­ga avec de graves défauts. Com­bi­en de fois la même usine a‑t-elle lais­sé pass­er des erreurs après avoir véri­fié sa pro­duc­tion dans ses pro­pres salles de con­trôle. L’u­sine de mon­tage « Kachirs­ki » est respon­s­able, elle, d’en­v­i­ron 220 tonnes de marchan­dise inutilisable.

L’in­spec­tion tech­nique, qui con­trôle la qual­ité des four­ni­tures et du tra­vail à la cen­trale rédi­ge rap­port sur rap­port, où elle indique les appré­ci­a­tions qu’elle porte sur la qual­ité des con­struc­tions. Car un seul défaut se paiera très cher, se paiera pen­dant des dizaines d’années.

Quand j’énumère ces faits, je souhaite par­ti­c­ulière­ment attir­er l’at­ten­tion des lecteurs sur le car­ac­tère inad­mis­si­ble des défauts dans la con­struc­tion de cen­trales nucléaires, ain­si que de toute source d’én­ergie en général, où chaque détail de la con­struc­tion doit sat­is­faire à cer­taines normes. Chaque m3 de béton armé doit être d’une qual­ité et d’une sûreté garanties. La con­science doit être la lumière qui guide toute per­son­ne qui par­ticipe à l’in­dus­trie énergé­tique. Je suis con­va­in­cu que toute per­son­ne qui pos­sède une con­science ne per­me­t­tra pas de défauts de fab­ri­ca­tions, car ce serait dégradant pour cette per­son­ne elle-même.

Il est déshon­o­rant et offen­sant pour un tra­vailleur d’avoir à revenir sur les défauts des autres. C’est faire le tra­vail de quelqu’un qui vous a méprisé. Com­bi­en les con­struc­teurs ont-ils dû se con­tenir, de com­bi­en d’ingéniosité ont-ils dû faire preuve, de force, de solid­ité nerveuse, pour men­er à bien une tâche aus­si ingrate !

Au nom­bre des entre­pris­es les plus indéli­cates, il faut citer l’u­nité du Dniepr de « Soiouzatomen­er­gob­oud­prom », prin­ci­pal four­nisseur de béton armé pré­con­traint de Tch­er­nobyl. Sur les 11.500 m³ reçus l’an dernier, 10.300 m³ présen­taient des mal­façons, dont à peu près un mil­li­er pour le cœur de la cen­trale. Mais, surtout, le début de cette année n’a pas vu d’amélio­ra­tion, puisque, pour jan­vi­er-févri­er de cette année, seule­ment 500 m³ ont été four­nis. Tout cela s’a­joute aux man­ques des années précé­dentes, soit 3.200 m³. « Soiouzen­er­gob­oud­prom », quant à elle, est redev­able, pour ces deux mois, de 2.000 m³, plus 5.000 m³ sur les 12.300 com­mandés l’an­née dernière.

On relève le même sit­u­a­tion dans la con­struc­tion métallique. Dans ce domaine, les défauts s’élèvent à 2.436 tonnes, répar­ties entre l’u­sine de Kiev de con­struc­tions expéri­men­tales (744 tonnes), la fameuse usine de la Vol­ga (698 tonnes), l’u­sine Kourakhovs­ki (477 tonnes), l’u­sine du Donets (182 tonnes).

La con­struc­tion du foy­er socio-cul­turel et des loge­ments du per­son­nel reve­nait à l’u­sine ZZBK de Novovoronej. Sur 530 m³ de béton, 380 n’ont jamais été four­nis : plus de la moitié !

Tra­vailler dans ces con­di­tions est impos­si­ble ! Dans une société social­iste, la val­ori­sa­tion du tra­vail doit être le prin­ci­pal moyen d’at­tein­dre les meilleurs résul­tats fin­aux. La com­mu­ni­ca­tion entre les dif­férents mail­lons de la chaîne sup­pose une respon­s­abil­ité com­mune devant les résul­tats du tra­vail. Nous dirons franche­ment que pour le moment, ces résul­tats se font atten­dre. Pour­tant, une bonne part des objec­tifs du douz­ième plan quin­quen­nal dépend de l’én­ergie qui sera pro­duite par le 5e réac­teur de Tch­er­nobyl. La mise en ser­vice en temps utile de celui-ci n’est pas l’af­faire privée du col­lec­tif des con­struc­teurs de la cen­trale de Tch­er­nobyl : c’est l’af­faire de tous. Car elle est le sym­bole et la con­di­tion de toute notre activ­ité, de notre ini­tia­tive, de notre indépen­dance, de notre con­science, de notre intérêt pour tout ce qui se fait dans notre pays.

Lioubov Kovalevs­ka

Prip­i­at
in Lit­er­a­tour­na Oukraï­na, 27.3.1986

traduit de l’ukrainien par Régis Gayraud 


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