Aujourd’hui, le Parti Communiste Français ne manque aucune occasion de vanter le modèle soviétique, et dans la Vie ouvrière on a pu lire des éloges sur la manière dont il fonctionne. Il y a tout lieu de croire que le parti communiste, s’il vient au pouvoir, s’efforcera, compte tenu des conditions spécifiques à la France, de se rapprocher le plus possible de son modèle. Dans cette perspective, le renforcement de notre tendance anarcho-syndicaliste et syndicaliste révolutionnaire dans la classe ouvrière prend tout son sens.
En réalité, le syndicalisme soviétique est surtout une institution dont le rôle est de faire produire les travailleurs, un organisme au service des intérêts du parti, de son État et de sa bureaucratie.
Travailler plus
L’activité essentielle du syndicat dans l’entreprise est de stimuler la production :
« L’organisation de l’émulation constitue l’élément fondamental et principal de l’activité des commissions de production auprès du comité syndical d’entreprise dans les ateliers. » (Odborar, février 1967 – URSS, cité par T. Lowit.)
« Le comité central du parti communiste bulgare considère qu’à l’avenir, tout comme dans le passé, l’essentiel de l’activité des syndicats doit être de développer et d’enrichir davantage encore l’émulation socialiste et le mouvement pour le travail communiste. »
Pourquoi cette émulation ? Parce que :
« L’émulation constitue, dans le processus de la production, une méthode éprouvée d’édification du personnel et un élément d’activation important du personnel en vue de la réalisation des tâches du Plan et de la mise au jour des réserves de production. » (Résolution du conseil des ministres et du conseil central des syndicats polonais, 1966, cité par T. Lowit, p. 118.)
Les objectifs de l’émulation socialiste sont constamment adaptés aux nécessités de la politique économique suivie, les orientations étant toujours fixées au sommet par l’État. Il existe trois niveaux de rapports dans l’économie : les travailleurs ; la « technostructure » (gestionnaires, cadres, syndicalistes, etc.); la bureaucratie d’État. Les masses ne contrôlent pas du tout les gestionnaires ; les gestionnaires ne sont responsables que devant l’État, qui fixe les orientations du Plan, et en conséquence les objectifs de « l’émulation» ; l’État n’est responsable devant personne.
Les rapports de production dans l’entreprise sont caractérisés par le primat du critère de la productivité, et donc par l’émulation, les stimulants, c’est-à-dire sur la division : quelques faits suffisent : primat du salaire aux pièces ; de 50 à 75% d’écart entre le salaire de base et le salaire « après primes» ; cadences accélérées ; multitude de catégories professionnelles ; licenciements possibles ; abattement de zone de 17 à 32% selon les régions ; sous-qualification féminine.
L’émulation peut prendre différentes formes, correspondant aux objectifs économiques assignés. Elle peut être individuelle, entre salariés effectuant le même travail, entre équipes ou ateliers, ou entre entreprises. Mais toutes ces formes se complètent :
« L’émulation entre collectifs suppose un large développement simultané de l’émulation individuelle et par brigades. »
Il existe une « émulation dans l’émulation », en ce sens qu’il y a une hiérarchie es mérites : il faut en effet différencier les formes « inférieures » et les formes « supérieures » : des équipes en compétition peuvent aussi concourir pour le titre de « brigade du travail communiste », ou, à titre individuel, pour le titre de « travailleur de choc du travail communiste ».
Les titres ne requièrent pas seulement des qualités strictement professionnelles : ils se décernent sur des critères faisant appel aussi au comportement familial, ou « dans la vie en général ».
Les titres honorifiques sont variés : « héros du travail communiste », « brigade du travail communiste », « travailleur de choc du travail communiste» ; tableau d’honneur affiché dans l’entreprise ou l’atelier avec photo à l’appui ; « étendards rouges » qui, comme le maillot jaune du tour de France, est l’enjeu de la compétition Inter-entreprises.
« La remise de l’insigne de travailleur de choc du travail communiste, celle des insignes rouges et des diplômes rouges (…) doivent s’effectuer dans une atmosphère solennelle. » (Trud, 27 sept. 1966, cité par Lowit.)
« Le rôle des primes, des diplômes d’honneur, des drapeaux de challenge diminue s’ils sont attribués sans la solennité et la publicité nécessaires. C’est pourquoi pour bien agir, les organisations du parti et du syndicat doivent se préoccuper, avec une insistance particulière, de l’application créatrice des diverses formes de stimulants moraux. Il s’agit de faire en quelque sorte que les récompenses matérielles deviennent un facteur moral agissant. » (Pravda, 21 oct. 1966, cité par Lowit.)
L’organisation de l’émulation se fait en plusieurs étapes : élaboration des engagements, faite par la direction en collaboration avec les syndicats ; extension de la compétition dans les entreprises, dont le rôle est dévolu aux syndicats ; réalisation des objectifs fixés, sous le contrôle des syndicats ; et enfin, distribution des récompenses.
« Les meilleures performances de l’émulation devront être honorées publiquement. Les dirigeants syndicaux des entreprises, avec l’appui des responsables de l’économie (…) devront veiller à ce que les résultats particulièrement satisfaisants de l’émulation soient reconnus non seulement matériellement mais moralement. » (Allemagne de l’Est, Die Arbeit, n°12, déc. 1966, cité par Lowit.)
Dans le numéro de mai de Soli , nous avons vu quelles étaient les trois fonctions déclarées du syndicat en URSS et dans les pays de l’Est. Dans ce numéro-ci, nous avons insisté sur la question de « l’émulation » pour montrer à quel point le soutien à l’émulation est incompatible avec la défense des intérêts des travailleurs.
Nous sommes malheureusement ici trop limités par la place pour décrire dans le détail. les mécanismes de l’émulation ; c’est pourquoi nous nous sommes contentés d’en donner les principes. Nous aurons cependant l’occasion de revenir dans un prochain numéro sur le fonctionnement de la section syndicale, très instructif pour comprendre les relations qui existent, au niveau de l’entreprise, entre les travailleurs, la direction de l’entreprise, et la direction syndicale.
Pour comprendre la situation du syndicat en URSS, il faut connaître la situation économique et politique qui y prévaut : étatisation des moyens de production ; monopole du commerce extérieur par l’État ; planification d’État. Politiquement, c’est le parti communiste qui détient le pouvoir d’État, c’est lui qui détermine la politique économique, les formes d’administration de la société.
Il n’existe aucun contrôle des travailleurs sur la politique du parti, c’est lui qui désigne tous les responsables de l’économie, de l’État et de l’administration, qui ne sont responsables que devant l’État, c’est-à-dire le parti, et pas du tout devant les travailleurs. C’est le principe de la « direction unique » de l’économie institué par Lénine dans les premières années du régime.
Le parti a la suprématie sur toute autre organisation, syndicat compris. Ce principe fut établi par le 9e congrès du parti en 1920 :
« Il est évident que les syndicats, au fur et a mesure que se développent la conscience communiste et le rôle créateur des masses, devront se transformer progressivement en organisations auxiliaires de l’État prolétarien ; mais ce n’est pas l’inverse qui doit se passer. » (Souligné par nous.)
Ceci soulève un certain nombre de problèmes importants qui situent le marxisme par rapport à l’anarcho-syndicalisme. Alors que les syndicats constituent l’organisation de classe des ouvriers, par excellence, les syndicats n’ont pas pour rôle la direction de la société socialiste, de « l’État prolétarien ». C’est au parti d’assumer cette fonction, c’est « l’avant-garde » qui est appelée à diriger les masses.
Cela signifie d’abord que c’est une minorité qui dirige la société – et l’expérience montre que cette minorité est totalement incontrôlable – et surtout que l’organisation sociale ne se fait pas par les travailleurs à travers des organisations de producteurs, mais par le « citoyen » à travers une organisation d’État. Et encore pas n’importe quel « citoyen », mais ceux que le parti coopte.
On peut alors se demander comment on peut encore concevoir que l’État puisse un jour « dépérir », comme le croient naïvement les marxistes ; on peut se demander enfin, dans ces conditions, comment le « gouvernement des hommes » pourra céder la place à « l’administration des choses » comme disait Engels, reprenant la formule célèbre de Saint-Simon.
Ceci soulève la question des bases idéologiques de la conception marxiste-léniniste du syndicalisme, que nous étudierons le mois prochain.