La Presse Anarchiste

Bolchevisme et syndicalisme

Nous avons posé quelques jalons qui per­mettent de com­prendre le carac­tère du syn­di­ca­lisme de type sovié­tique. Ce syn­di­ca­lisme-là s’est éten­du à tous les pays d’Europe de l’Est après la seconde guerre mon­diale : la pre­mière par­tie de notre étude per­met donc de mieux com­prendre des insur­rec­tions ouvrières comme celle de Buda­pest en 1956, pour ne par­ler que de celle-là, qui se sont déclen­chées en sou­le­vant l’appui des masses.

Aujourd’hui, le Par­ti Com­mu­niste Fran­çais ne manque aucune occa­sion de van­ter le modèle sovié­tique, et dans la Vie ouvrière on a pu lire des éloges sur la manière dont il fonc­tionne. Il y a tout lieu de croire que le par­ti com­mu­niste, s’il vient au pou­voir, s’efforcera, compte tenu des condi­tions spé­ci­fiques à la France, de se rap­pro­cher le plus pos­sible de son modèle. Dans cette pers­pec­tive, le ren­for­ce­ment de notre ten­dance anar­cho-syn­di­ca­liste et syn­di­ca­liste révo­lu­tion­naire dans la classe ouvrière prend tout son sens. 

En réa­li­té, le syn­di­ca­lisme sovié­tique est sur­tout une ins­ti­tu­tion dont le rôle est de faire pro­duire les tra­vailleurs, un orga­nisme au ser­vice des inté­rêts du par­ti, de son État et de sa bureaucratie. 

Travailler plus

L’activité essen­tielle du syn­di­cat dans l’entreprise est de sti­mu­ler la production : 

« L’organisation de l’émulation consti­tue l’élément fon­da­men­tal et prin­ci­pal de l’activité des com­mis­sions de pro­duc­tion auprès du comi­té syn­di­cal d’entreprise dans les ate­liers. » (Odbo­rar, février 1967 – URSS, cité par T. Lowit.) 

« Le comi­té cen­tral du par­ti com­mu­niste bul­gare consi­dère qu’à l’avenir, tout comme dans le pas­sé, l’essentiel de l’activité des syn­di­cats doit être de déve­lop­per et d’enrichir davan­tage encore l’émulation socia­liste et le mou­ve­ment pour le tra­vail communiste. » 

Pour­quoi cette ému­la­tion ? Parce que : 

« L’émulation consti­tue, dans le pro­ces­sus de la pro­duc­tion, une méthode éprou­vée d’édification du per­son­nel et un élé­ment d’activation impor­tant du per­son­nel en vue de la réa­li­sa­tion des tâches du Plan et de la mise au jour des réserves de pro­duc­tion. » (Réso­lu­tion du conseil des ministres et du conseil cen­tral des syn­di­cats polo­nais, 1966, cité par T. Lowit, p. 118.) 

Les objec­tifs de l’émulation socia­liste sont constam­ment adap­tés aux néces­si­tés de la poli­tique éco­no­mique sui­vie, les orien­ta­tions étant tou­jours fixées au som­met par l’État. Il existe trois niveaux de rap­ports dans l’économie : les tra­vailleurs ; la « tech­no­struc­ture » (ges­tion­naires, cadres, syn­di­ca­listes, etc.); la bureau­cra­tie d’État. Les masses ne contrôlent pas du tout les ges­tion­naires ; les ges­tion­naires ne sont res­pon­sables que devant l’État, qui fixe les orien­ta­tions du Plan, et en consé­quence les objec­tifs de « l’émulation» ; l’État n’est res­pon­sable devant personne. 

Les rap­ports de pro­duc­tion dans l’entreprise sont carac­té­ri­sés par le pri­mat du cri­tère de la pro­duc­ti­vi­té, et donc par l’émulation, les sti­mu­lants, c’est-à-dire sur la divi­sion : quelques faits suf­fisent : pri­mat du salaire aux pièces ; de 50 à 75% d’écart entre le salaire de base et le salaire « après primes» ; cadences accé­lé­rées ; mul­ti­tude de caté­go­ries pro­fes­sion­nelles ; licen­cie­ments pos­sibles ; abat­te­ment de zone de 17 à 32% selon les régions ; sous-qua­li­fi­ca­tion féminine. 

L’émulation peut prendre dif­fé­rentes formes, cor­res­pon­dant aux objec­tifs éco­no­miques assi­gnés. Elle peut être indi­vi­duelle, entre sala­riés effec­tuant le même tra­vail, entre équipes ou ate­liers, ou entre entre­prises. Mais toutes ces formes se complètent : 

« L’émulation entre col­lec­tifs sup­pose un large déve­lop­pe­ment simul­ta­né de l’émulation indi­vi­duelle et par brigades. » 

Il existe une « ému­la­tion dans l’émulation », en ce sens qu’il y a une hié­rar­chie es mérites : il faut en effet dif­fé­ren­cier les formes « infé­rieures » et les formes « supé­rieures » : des équipes en com­pé­ti­tion peuvent aus­si concou­rir pour le titre de « bri­gade du tra­vail com­mu­niste », ou, à titre indi­vi­duel, pour le titre de « tra­vailleur de choc du tra­vail communiste ». 

Les titres ne requièrent pas seule­ment des qua­li­tés stric­te­ment pro­fes­sion­nelles : ils se décernent sur des cri­tères fai­sant appel aus­si au com­por­te­ment fami­lial, ou « dans la vie en général ». 

Les titres hono­ri­fiques sont variés : « héros du tra­vail com­mu­niste », « bri­gade du tra­vail com­mu­niste », « tra­vailleur de choc du tra­vail com­mu­niste» ; tableau d’honneur affi­ché dans l’entreprise ou l’atelier avec pho­to à l’appui ; « éten­dards rouges » qui, comme le maillot jaune du tour de France, est l’enjeu de la com­pé­ti­tion Inter-entreprises.

« La remise de l’insigne de tra­vailleur de choc du tra­vail com­mu­niste, celle des insignes rouges et des diplômes rouges (…) doivent s’effectuer dans une atmo­sphère solen­nelle. » (Trud, 27 sept. 1966, cité par Lowit.) 

« Le rôle des primes, des diplômes d’honneur, des dra­peaux de chal­lenge dimi­nue s’ils sont attri­bués sans la solen­ni­té et la publi­ci­té néces­saires. C’est pour­quoi pour bien agir, les orga­ni­sa­tions du par­ti et du syn­di­cat doivent se pré­oc­cu­per, avec une insis­tance par­ti­cu­lière, de l’application créa­trice des diverses formes de sti­mu­lants moraux. Il s’agit de faire en quelque sorte que les récom­penses maté­rielles deviennent un fac­teur moral agis­sant. » (Prav­da, 21 oct. 1966, cité par Lowit.) 

L’organisation de l’émulation se fait en plu­sieurs étapes : éla­bo­ra­tion des enga­ge­ments, faite par la direc­tion en col­la­bo­ra­tion avec les syn­di­cats ; exten­sion de la com­pé­ti­tion dans les entre­prises, dont le rôle est dévo­lu aux syn­di­cats ; réa­li­sa­tion des objec­tifs fixés, sous le contrôle des syn­di­cats ; et enfin, dis­tri­bu­tion des récompenses. 

« Les meilleures per­for­mances de l’émulation devront être hono­rées publi­que­ment. Les diri­geants syn­di­caux des entre­prises, avec l’appui des res­pon­sables de l’économie (…) devront veiller à ce que les résul­tats par­ti­cu­liè­re­ment satis­fai­sants de l’émulation soient recon­nus non seule­ment maté­riel­le­ment mais mora­le­ment. » (Alle­magne de l’Est, Die Arbeit, n°12, déc. 1966, cité par Lowit.) 

Dans le numé­ro de mai de Soli , nous avons vu quelles étaient les trois fonc­tions décla­rées du syn­di­cat en URSS et dans les pays de l’Est. Dans ce numé­ro-ci, nous avons insis­té sur la ques­tion de « l’émulation » pour mon­trer à quel point le sou­tien à l’émulation est incom­pa­tible avec la défense des inté­rêts des travailleurs. 

Nous sommes mal­heu­reu­se­ment ici trop limi­tés par la place pour décrire dans le détail. les méca­nismes de l’émulation ; c’est pour­quoi nous nous sommes conten­tés d’en don­ner les prin­cipes. Nous aurons cepen­dant l’occasion de reve­nir dans un pro­chain numé­ro sur le fonc­tion­ne­ment de la sec­tion syn­di­cale, très ins­truc­tif pour com­prendre les rela­tions qui existent, au niveau de l’entreprise, entre les tra­vailleurs, la direc­tion de l’entreprise, et la direc­tion syndicale. 

Pour com­prendre la situa­tion du syn­di­cat en URSS, il faut connaître la situa­tion éco­no­mique et poli­tique qui y pré­vaut : éta­ti­sa­tion des moyens de pro­duc­tion ; mono­pole du com­merce exté­rieur par l’État ; pla­ni­fi­ca­tion d’État. Poli­ti­que­ment, c’est le par­ti com­mu­niste qui détient le pou­voir d’État, c’est lui qui déter­mine la poli­tique éco­no­mique, les formes d’administration de la société.

Il n’existe aucun contrôle des tra­vailleurs sur la poli­tique du par­ti, c’est lui qui désigne tous les res­pon­sables de l’économie, de l’État et de l’administration, qui ne sont res­pon­sables que devant l’État, c’est-à-dire le par­ti, et pas du tout devant les tra­vailleurs. C’est le prin­cipe de la « direc­tion unique » de l’économie ins­ti­tué par Lénine dans les pre­mières années du régime.

Le par­ti a la supré­ma­tie sur toute autre orga­ni­sa­tion, syn­di­cat com­pris. Ce prin­cipe fut éta­bli par le 9e congrès du par­ti en 1920 : 

« Il est évident que les syn­di­cats, au fur et a mesure que se déve­loppent la conscience com­mu­niste et le rôle créa­teur des masses, devront se trans­for­mer pro­gres­si­ve­ment en orga­ni­sa­tions auxi­liaires de l’État pro­lé­ta­rien ; mais ce n’est pas l’inverse qui doit se pas­ser. » (Sou­li­gné par nous.)

Ceci sou­lève un cer­tain nombre de pro­blèmes impor­tants qui situent le mar­xisme par rap­port à l’anarcho-syndicalisme. Alors que les syn­di­cats consti­tuent l’organisation de classe des ouvriers, par excel­lence, les syn­di­cats n’ont pas pour rôle la direc­tion de la socié­té socia­liste, de « l’État pro­lé­ta­rien ». C’est au par­ti d’assumer cette fonc­tion, c’est « l’avant-garde » qui est appe­lée à diri­ger les masses. 

Cela signi­fie d’abord que c’est une mino­ri­té qui dirige la socié­té – et l’expérience montre que cette mino­ri­té est tota­le­ment incon­trô­lable – et sur­tout que l’organisation sociale ne se fait pas par les tra­vailleurs à tra­vers des orga­ni­sa­tions de pro­duc­teurs, mais par le « citoyen » à tra­vers une orga­ni­sa­tion d’État. Et encore pas n’importe quel « citoyen », mais ceux que le par­ti coopte.

On peut alors se deman­der com­ment on peut encore conce­voir que l’État puisse un jour « dépé­rir », comme le croient naï­ve­ment les mar­xistes ; on peut se deman­der enfin, dans ces condi­tions, com­ment le « gou­ver­ne­ment des hommes » pour­ra céder la place à « l’administration des choses » comme disait Engels, repre­nant la for­mule célèbre de Saint-Simon.

Ceci sou­lève la ques­tion des bases idéo­lo­giques de la concep­tion mar­xiste-léni­niste du syn­di­ca­lisme, que nous étu­die­rons le mois prochain. 

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