Mais l’augmentation de la production est-elle en elle-même le but du socialisme, ou est-elle une condition suffisante pour l’instauration du socialisme ?
« Le développement des forces productives est une condition pratique préalable absolument indispensable, car sans lui, la pénurie qui deviendrait générale et, avec le besoin, c’est aussi la lutte pour le nécessaire qui recommencerait et l’on retomberait fatalement en plein dans le vieux fatras. » (Marx, l’Idéologie allemande.)
Le socialisme ne se caractérise-t-il pas aussi par les conditions de l’organisation de la production, qui sont directement ressenties par les travailleurs ?
Pour avoir pris leur maître à penser trop à la lettre, pour avoir considéré l’augmentation de la production comme la seule, ou la plus importante des conditions « préalables », en négligeant d’instaurer des rapports socialistes dans les conditions d’organisation de la production, les héritiers de la révolution russe ont tendu un tapis de velours aux pieds la bureaucratie et du stalinisme.
S’il est nécessaire pour le socialisme d’augmenter la production, cette augmentation ne doit pas se faire n’importe comment. Les procédés de « l’émulation socialiste » sont largement déterminés par le cadre socio-politique dans lequel ils sont appliqués, et, dans une large mesure, ils reflètent aussi ce cadre.
L’instrument sur lequel le régime soviétique s’appuie pour l’application de sa politique économique est le syndicat. Celui-ci joue un rôle capital dans différents domaines :
1. – Dans le soutien à la production :
« Les organisations du parti doivent aider les syndicats et les entreprises à recenser les ouvriers qualifiés afin de les entraîner vers le travail de production avec autant d’esprit de suite et de vigueur que lorsqu’il s’agissait des besoins de l’armée. » (IXe Congrès du Parti, 31 mars 1920).
Dès 1922, il est expressément indiqué que le rôle des syndicats est de soutenir l’activité économique des entreprises, et non d’intervenir dans leur gestion.
2. – Les syndicats sont un organisme qui permet au parti et à l’État d’affirmer leur suprématie. En décembre 1919, les statuts du parti prévoient que les communistes forment dans tout groupement non politique, en particulier dans les syndicats, une « fraction » « complètement subordonnée au parti ». Tous les points à l’ordre du jour du groupement doivent être préalablement débattus par la fraction, obligée de suivre les directives du comité central du parti. Ces statuts prévoient que « les candidats à tous les postes les plus importants du groupement ou de l’organisme intéressé, au sein duquel fonctionne la fraction, sont nommés par la fraction avec le concours de l’instance compétente du parti ».
Une résolution du parti, du 30 avril 1920, dit ceci :
« Le Parti exerce son influence sur les couches sans-parti des travailleurs par l’intermédiaire des fractions et des cellules communistes dans toutes les autres organisations ouvrières, et en particulier dans les syndicats. (…)
« C’est pourquoi dans chaque syndicat il doit exister une fraction disciplinée et organisée des communistes. Chaque fraction du parti est affiliée à une organisation locale du parti et subordonnée au comité du parti ; et la fraction communiste au sein du conseil central des syndicats soviétiques est subordonnée au comité central du parti communiste. »
3. – Enfin, les syndicats ont pour rôle la défense des travailleurs. Officiellement, cette tâche est considérée comme « la tâche principale et la plus urgente des syndicats ». (14e congrès du Parti, décembre 1925). Mais il est évident que dans les conditions imposées par les deux points ci-dessus, la signification de cette « défense » est tout à fait particulière : il ne s’agit pas de n’importe quelle défense.
S’il s’agit de « promouvoir la situation matérielle des travailleurs » et de « rectifier les erreurs ou les exagérations », cette activité se mène dans les strictes limites permises par le Parti et par l’État.
«…La tâche des syndicats est de contribuer à un règlement aussi rapide et heureux que possible des conflits en procurant le maximum d’avantages aux groupements ouvriers qu’ils représentent, dans la mesure où ces avantages peuvent être accordés sans porter préjudice aux autres groupements et sans faire de tort à l’État dans son ensemble…» (Résolution du 11e congrès du Parti, 2 avril 1922).
L’action syndicale a donc un champ très limité et son objectif essentiel apparaît : maintenir le calme dans l’entreprise pour permettre à la production de se faire, production sur les normes desquelles les travailleurs n’ont pas leur mot à dire.
Lorsque Staline accédera au pouvoir, il aura entre ses mains un appareil d’oppression dont les rouages sont parfaitement au point et rodés. Un seul exemple : en mai 1920, la fraction bolchevik du syndicat des ouvriers de la métallurgie de Moscou refuse, par 40 voix contre 12, d’élire à son comité exécutif la liste des candidats présentés par le comité central du parti. Celui-ci ne tient aucun compte du scrutin et nomme un comité formé de ses propres candidats.
En décembre 1921, une conférence du parti décide que dorénavant l’on ne nommerait aux postes syndicaux que des « membres anciens et expérimentés du Parti qui n’avaient appartenu à aucun autre parti que le Parti communiste ».
Staline n’aura donc rien à inventer. Si plus tard le syndicalisme évolue, pour s’adapter aux nécessités du premier plan quinquennal axé sur l’industrialisation, rien de fondamental ne sera changé.
Staline ne fera que continuer l’œuvre de ses prédécesseurs, en utilisant les armes qu’ils auront eux-mêmes forgées.
1. – Le rôle du syndicat comme aiguillon à la production est accru :
« Production d’abord ; (…) Au stade actuel de l’édification socialiste, la place des syndicats est au premier rang des combattants pour le rythme de production. » (Pravda, 29 sept. 1929).
« L’émulation socialiste et les brigades de travailleurs de choc doivent devenir la base de toute l’activité des syndicats en matière de production dans les entreprises et les ateliers. » (16e congrès du Parti, juin-juillet 1930.)
On devine que l’expression : « travailleurs de choc » peut être prise au sens propre…
2. – La suprématie du parti sur le syndicat prend un aspect plus direct : alors qu’elle se faisait avant par l’intermédiaire des fractions communistes, la direction du parti devient une « direction concrète » :
« Les organisations du parti doivent améliorer et renforcer la direction concrète de l’activité des organisations syndicales en pénétrant jusque dans l’essence même de l’activité des syndicats, en aidant ceux-ci à corriger leurs défauts et leurs erreurs. » (16e congrès du Parti).
En 1949, les statuts des syndicats seront modifiés :
«…les syndicats soviétiques exercent toute leur activité sous la direction du parti communiste, force organisatrice et dirigeante de la société soviétique. »
Cette évolution ne constitue pas un changement qualitatif dans le rôle des syndicats, mais seulement une différence de degré. Les modifications statutaires ne font qu’entériner un état de fait existant depuis longtemps. L’idée de « direction concrète », d’intervention directe de l’État dans l’activité syndicale, ne peut être opposée au système d’intervention « indirecte » par l’intermédiaire des « fractions », puisque l’activité des syndicats a toujours été définie au préalable par le Parti. Ce ne sont que deux expressions recouvrant la même réalité.
3. – La mise en œuvre du premier plan quinquennal en 1929 a mis au premier plan le rôle des syndicats comme stimulateurs de la production, et en même temps transformé le sens de la défense des intérêts des travailleurs.
Les intérêts des travailleurs sont assimilés aux intérêts de l’État et de la production économique : ce qui est bon pour ces derniers est bon pour les premiers. Le syndicat se bornera à veiller à ce que les dispositions prises par l’appareil de l’État soient appliquées, un point c’est tout.
La période stalinienne n’a vu qu’une accentuation de tous les principes définis dès 1917 par le parti bolchevik. Il y a continuité entre ces deux périodes, qui se caractérisent par le soutien apporté par les syndicats à la production, la direction du parti sur les syndicats, et le rôle limité de la défense des travailleurs.
Cet exposé de l’évolution de la pratique syndicale en URSS de la période bolchevik à l’ère de Staline est malheureusement trop succinct. Néanmoins, il incitera peut-être nos lecteurs à approfondir la question et à se faire eux-mêmes une idée.
Il nous restera à étudier la pratique du syndicalisme contemporain en URSS et à analyser les bases idéologiques et historiques de la conception du syndicalisme, commune aux néo-bolcheviks et aux néo-staliniens d’aujourd’hui.