La Presse Anarchiste

Renault : la situation syndicale et politique

[(Nos cama­rades de Renault nous ont fait par­ve­nir un texte qu’ils ont publié qui est le compte ren­du d’une réunion à laquelle assis­taient des mili­tants de dif­fé­rentes ten­dances. Nous ne pou­vons mal­heu­reu­se­ment publier ce texte en entier car il fait 11 pages. L’ob­jet de cette réunion était de cla­ri­fier cer­tains pro­blèmes concer­nant les évé­ne­ments de ces der­niers mois, en par­ti­cu­lier à la suite de l’as­sas­si­nat d’O­ve­mey. L’é­vé­ne­ment n’est peut-être plus très récent, mais il reste encore pré­sent dans les esprits chez Renault. )]

L’a­na­lyse de l’é­chec de la ten­ta­tive de la C.F.D.T. d’or­ga­ni­ser une riposte ame­na les cama­rades à ana­ly­ser les rap­ports qui existent entre la classe ouvrière et les syn­di­cats : com­ment les syn­di­cats ont-ils condi­tion­né la classe ouvrière et quel consen­sus cette der­nière donne aux premiers ? 

Expli­quant l’é­chec de la riposte de la C.F.D.T., un cama­rade dit : « Je crois, pour ana­ly­ser le manque de réac­tion devant la mort de ce mili­tant, qu’il faut remon­ter loin en arrière. Au moment où cela s’est pro­duit, nous étions satu­rés de tracts tous les matins aux portes, satu­rés aus­si d’af­fron­te­ments vio­lents, qui se pas­saient la plu­part du temps en dehors de nous. 

– Et puis, il faut cri­ti­quer la ligne des maos, les erreurs qu’ils ont com­mises. Ce que je leur reproche, c’est de trom­per conti­nuel­le­ment les gens, de fal­si­fier les évé­ne­ments. Par exemple, le jour du meurtre, les maos ont dit qu’il y avait eu un mou­ve­ment spon­ta­né de 1.200 ou 1.500 tra­vailleurs par­tis en mani­fes­ta­tion. C’est faux. Les types sont res­tés sur place parce qu’ils ne savaient pas quoi faire. En plus, quand les maos sont reve­nus en force, les tra­vailleurs croyaient qu’ils allaient leur taper dessus!… 

– Il faut bien com­prendre : ce n’est pas une cri­tique super­fi­cielle. Le P.C. a suf­fi­sam­ment trom­pé les gens pour qu’on ne recom­mence pas aujourd’­hui. Les ouvriers prennent peu à peu conscience de ce qu’est le P.C. Un copain à moi a été vingt-deux ans au P.C. et à la C.G.T., il vient d’en sor­tir. 90% de notre sec­tion syn­di­cale, dans mon ate­lier, est com­po­sée d’an­ciens de la C.G.T. Alors, quand on com­mence à en sor­tir, on ne peut admettre de voir repro­duire par les maos les même démarches, les mêmes atti­tudes, qui abou­tissent fina­le­ment à refu­ser aux tra­vailleurs les moyens d’in­for­ma­tion et de com­pré­hen­sion pour se déter­mi­ner eux-mêmes. Dans leur sys­tème, il n’y a que les chefs qui peuvent savoir décider… 

– Les maos repré­sentent un cou­rant, mais ils ne repré­sentent pas une orga­ni­sa­tion à l’in­té­rieur de la boîte, diri­gée par les tra­vailleurs, et non plus par des mar­gi­naux, à l’ex­té­rieur de l’en­tre­prise. Et les tra­vailleurs ne sont pas dupes. Tant que cette orga­ni­sa­tion n’exis­te­ra pas, les ouvriers ne feront pas de mou­ve­ment d’am­pleur, même si ça va jus­qu’à la mort d’un homme… 

– C’est en terme « indi­vi­dua­listes » que les pro­blèmes sont posés par les maos. En retour, c’est éga­le­ment comme des indi­vi­dus qu’ils sont per­çus par les travailleurs…» 

La C.G.T. et le P.C.F. dénoncent le « complot »

– Pour com­prendre le P.C. et la C.G.T. aujourd’­hui à Renault, il faut par­tir de 1945. Il y a eu trois étapes qui expliquent leur ligne actuelle : 

1. En 1945 ; fra­ter­ni­sa­tion de toutes les couches sociales. Ils espé­raient créer un cou­rant poli­tique qui leur don­ne­rait le pou­voir par les voies légales. 

À la Régie, ils ont joué cette carte de la fra­ter­ni­sa­tion à fond ; de 1945 à 1947, le syn­di­cat patro­nal à l’in­té­rieur de Renault, c’é­tait la C.G.T. C’é­tait le délé­gué C.G.T. qui était à la porte des ves­tiaires pour que les gars ne partent pas avant l’heure. C’é­tait la C.G.T. qui orga­ni­sait la pro­duc­tion et la dis­ci­pline à l’in­té­rieur de l’u­sine, en accord avec la direction. 

Quand je suis ren­tré à Renault, en 1947, ce n’é­tait pas le chef d’a­te­lier qui m’in­for­mait du règle­ment inté­rieur, qui don­nait les ordres, etc., c’é­tait le mili­tant de la C.G.T.

Au début, il y avait un cou­rant com­mu­niste et sym­pa­thi­sant très fort dans l’u­sine. Puis, les tra­vailleurs ont com­men­cé à se rendre compte qu’il n’y avait pas que le patron à les exploi­ter, le syn­di­cat y par­ti­ci­pait pour une bonne part. Il y a eu la grève de 1947 et la consti­tu­tion du syn­di­cat trots­kyste. De cette période, la C.G.T. a tiré tout un tas d’a­van­tages et de droits pour les syn­di­cats mais pas autant pour les travailleurs. 

Quand les com­mu­nistes ont été ren­voyés du gou­ver­ne­ment, ils se sont ressaisis. 

2. Là, il y a eu la deuxième période qui a été une période de ten­sion entre la C.G.T. et la direc­tion. C’est sur­tout cette période que j’ai connue. C’est pour cela que j’ai cru long­temps au P.C. et à la C.G.T. Seule­ment, toutes les lois qui avaient été faites conti­nuaient à don­ner une grande marge de manœuvre au syn­di­cat. C’est là que la forme de repré­sen­ta­tion a com­men­cé à dégé­né­rer. Les masses n’in­ter­ve­naient plus comme des sujets, mais comme des objets, par rap­port à la ligne et à l’in­té­rêt du syn­di­cat. Il y eut la créa­tion de struc­tures nou­velles, qui n’exis­taient pas avant 1945. Ils ont eu un comi­té d’en­tre­prise, qui touche de l’argent et qui le gère. Il s’oc­cupe du res­tau­rant, etc. Le bud­get actuel est de 2 mil­liards de francs, ils en réclament 4. Cet argent, c’est la sueur des tra­vailleurs. Ils ont ain­si plus d’une cen­taine de per­ma­nents payés par le comi­té d’en­tre­prise. Ils ont com­men­cé à avoir leur inté­rêt propre qui n’é­tait pas tou­jours celui des tra­vailleurs. Et ça a ame­né une forme de repré­sen­ta­tion par­le­men­taire et autoritaire. 

3. La troi­sième étape se situe autour de 1956 lorsque les com­mu­nistes appuyèrent le gou­ver­ne­ment socia­liste de Guy Mol­let et votèrent les pou­voirs spé­ciaux auto­ri­sant l’en­voi du contin­gent en Algé­rie. Alors là, cer­tains tra­vailleurs se posèrent sérieu­se­ment des ques­tions sur la stra­té­gie poli­tique du P.C.

– Toute l’or­ga­ni­sa­tion du P.C. et de la C.G.T. est basée sur les pro­fes­sion­nels, sur le sec­teur séden­taire, plu­tôt que sur le sec­teur immi­gré où on peut dif­fi­ci­le­ment implan­ter une orga­ni­sa­tion durable. Jus­qu’à ces der­nières années chez les pro­fes­sion­nels, les tra­vailleurs entraient à 20 ans et sor­taient à 65. Mais même chez les pro­fes­sion­nels, une prise de conscience com­mence à se faire… 

– Quand la C.G.T. a vou­lu faire un mee­ting cen­tral pour tout Renault, appe­lé par « l’Hu­ma­ni­té » du matin, devant les portes de l’u­sine, pour pro­tes­ter cantre les pro­vo­ca­tions et le com­plot, ils se sont retrou­vés à 400. Là-des­sus, il faut comp­ter une cen­taine de gau­chistes et de C.F.D.T. qui vou­laient voir, et 200 à 250 per­ma­nents et délé­gués C.G.T. Il n’y a donc eu per­sonne. Il y a refus ; on ne veut plus se lais­ser manipuler. 

– Jus­te­ment, la C.G.T. et le P.C. ont fait une contre-pro­pa­gande le lun­di 28 février, pour que les tra­vailleurs ne sortent pas. Et cette contre-pro­pa­gande a mar­ché. Sur quoi s’appuie-t-elle ? 

Il fau­drait peut-être faire ici un rap­pro­che­ment entre ce qui a été dit et ce qui s’est pas­sé en mai 1971, au moment de la grève des O.S. du Mans et de l’oc­cu­pa­tion de Billan­court. À ce moment-là éga­le­ment, les tra­vailleurs assis­taient en masse aux mee­tings quo­ti­diens qui déci­daient de la pour­suite de la grève. Ils étaient 15.000, 20.000. Quand les syn­di­cats, du haut de la tri­bune, pro­po­saient aux tra­vailleurs de conti­nuer la grève avec « occu­pa­tion mas­sive », l’as­sem­blée se pro­non­çait par oui ou par non, comme lors d’un réfé­ren­dum. La pour­suite de la grève était tou­jours votée à l’u­na­ni­mi­té. Puis, cette même masse de tra­vailleurs quit­tait l’u­sine, comme un seul homme, et de la même manière qu’elle avait déci­dé de pour­suivre l’oc­cu­pa­tion mas­sive. Seuls res­taient pour occu­per l’u­sine 500 mili­tants, par­fais 1.000. N’y a‑t-il pas là un décalque, au niveau de l’en­tre­prise, des formes de repré­sen­ta­tion typi­que­ment bour­geoises, où l’on vote pour un délé­gué ou pour un dépu­té sans que ce vote implique quoi que ce sait quant à la prise en charge, l’ap­pro­pria­tion réelle par l’en­semble des votants des thèmes sur les­quels cette élec­tion a eu lieu ? 

– Notre syn­di­ca­lisme est par­le­men­taire. Les tra­vailleurs sont écœu­rés, mais ils votent quand même. C’est aus­si la rai­son pour laquelle le besoin d’u­ni­té des orga­ni­sa­tions syn­di­cales est si fort dans la classe ouvrière. Des délé­gués unis, c’est plus puis­sant par rap­port à la direc­tion. C’est un vieux réflexe. 

– C’est sur­tout la C.F.D.T. qui est sen­sible à cela. Elle prend trop sou­vent ses posi­tions en fonc­tion de la C.G.T. On passe ain­si à 90% à côté de ce qu’il fau­drait faire. C’est un réflexe de bureau­crate, de mili­tant qui est pour une cer­taine forme de repré­sen­ta­tion. Et ce phé­no­mène n’existe pas seule­ment à la C.G.T. Il est déjà à la C.F.D.T. La C.F.D.T., de façon incons­ciente, a pris la C.G.T. comme modèle, en ce qui concerne le côté bureaucratique. 

De tout ce qui vient d’être dit, il semble qu’il y ait un cer­tain type de rup­ture entre les syn­di­cats et la classe ouvrière. 

– Si cer­tains tra­vailleurs refusent d’al­ler à un mee­ting de la C.G.T., ou de faire grève à son appel, ce n’est pas pour autant qu’ils feraient grève sur un mot d’ordre juste, car la situa­tion reste trop ambi­guë, et beau­coup de tra­vailleurs ne sai­sissent plus les choses d’une manière claire ; cette incer­ti­tude y est pour beaucoup. 

Là, il faut mener une réflexion. Car s’il est vrai qu’il y a des chan­ge­ments en pro­fon­deur, une cer­taine radi­ca­li­sa­tion, si on est dans une période où les tra­vailleurs se cherchent, il y a aus­si des ten­dances de droite qui se déve­loppent chez les pro­fes­sion­nels. « Ordre nou­veau » com­mence à faire du tra­vail. Ils ont col­lé des affiches il y a quinze jours aux portes de l’u­sine alors qu’au­pa­ra­vant ils n’a­vaient jamais osé le faire. Les pro­fes­sion­nels sont des ouvriers mieux payés que les O.S.; il y a dans ce sec­teur une cer­taine men­ta­li­té indi­vi­dua­liste. Les fas­cistes déve­loppent des thèmes anti-gau­chistes et anti-com­mu­nistes. Ils réclament l’ordre. Il faut dire aus­si que le ter­rain est déjà pré­pa­ré depuis long­temps par le P.C. et la C.G.T. Ils ont tou­jours mis en avant la néces­si­té de l’ordre et de l’é­qui­libre à l’in­té­rieur de Renault. Ils ont « pour­ri » la classe ouvrière de l’intérieur. 

- Il y a une cer­taine crise du syn­di­cat à Renault, mais cela ne signi­fie pas pour autant qu’un dépas­se­ment puisse aujourd’­hui s’o­pé­rer dans un sens révolutionnaire. 

- Il y a une contra­dic­tion dans l’u­sine que l’on pour­rait résu­mer de la façon sui­vante. Le syn­di­cat est un appa­reil, une force ; il jouit d’une cer­taine forme de recon­nais­sance par les tra­vailleurs ; mais il n’a plus d’i­déo­lo­gie révo­lu­tion­naire. Et puis, à côté, il y a un cou­rant, un vaste cou­rant, les idées gau­chistes sont puis­santes dans la classe ouvrière, mais il n’y a aucune orga­ni­sa­tion qui per­mette de les matérialiser. 

– Pour­tant, depuis plus d’un an, un pro­ces­sus de matu­ra­tion en pro­fon­deur est en train de se déve­lop­per. Au moment de l’oc­cu­pa­tion de mai 1971, la moi­tié des gré­vistes qui occu­paient étaient trai­tés de « gau­chistes » par la C.G.T. parce qu’ils n’é­taient pas d’ac­cord avec son orien­ta­tion et avec la manière dont elle enten­dait lut­ter. Depuis, dans l’u­sine, des formes de lutte auto­nome ont été menées. Par exemple, il y a quinze jours, les caristes ont mené un mou­ve­ment de grève en pre­nant en charge eux-mêmes, au cours d’as­sem­blées géné­rales, la tota­li­té de leur lutte. Ils ont sor­ti des tracts en leur propre nom ; ils signa­laient que la C.F.D.T. avait four­ni le maté­riel mais que ces tracts avaient été direc­te­ment écrits par eux. D’autres mou­ve­ments, sou­vent plus limi­tés et n’ayant pas tou­jours une expres­sion aus­si claire et aus­si consciente, se sont dérou­lés à Renault. 

– Cette situa­tion contra­dic­toire au niveau poli­tique, idéo­lo­gique et syn­di­cal laisse une situa­tion ouverte. » 

Les A.S. Renault 

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