Par une de ces ironies dont l’Histoire est commune, la révolte de 1968 – mouvement antiparlementaire et libertaire – aboutira-t-elle à la création d’un gouvernement de gauche ? C’est qu’une course est engagée, course qui conditionnera les trente années à venir ; et la gauche politique l’a compris ! Ou bien, par les moyens traditionnels et parlementaires, elle réussit à focaliser le mécontentement populaire ; ou bien elle disparaît comme force décisive.
Et tous les leaders ont saisi que leur existence politique était en jeu.
Qui dit course dit concurrent ; et l’adversaire des parlementaires est de taille à les faire réfléchir : c’est cette mouvance révolutionnaire, « dite gauchiste », hétéroclite et tumultueuse, mais décidée et dangereuse, et qui pourrait changer radicalement les données du problème. Sa qualité première est de ne plus se faire d’illusions sur le Parlement et ses possibilités de transformation sociale. Elle mûrit par ses actions et la répression ; de la révolte, elle passe à la révolution et pour cela fait peur.
Quant à nous, syndicalistes révolutionnaires et anarcho-syndicalistes, il nous faut être lucides. Nous devons garder un jugement sain et dépourvu de passion. Tous les fronts populaires ont échoué ! Aucun n’a établi le socialisme, c’est-à-dire exproprié le capital et remis l’économie entre les mains du prolétariat ; celui-là, s’il naît, fera comme les autres.
Actuellement, au Chili, se développe une expérience analogue. Le gouvernement d’Allende oscille entre la gauche révolutionnaire – qui aide les paysans à prendre la terre et à la garder – et le capitalisme décidé à défendre sa propriété et son pouvoir. N’a‑t-on pas vu l’armée, sur ordre du gouvernement, tirer sur les paysans et rendre la terre aux grands propriétaires !
Là est le cœur du problème ; le gouvernement de gauche, qui soulève le plus souvent de grands espoirs dans les masses populaires, ne fait rien de socialiste. Les propriétaires et les gestionnaires restent les mêmes ; les travailleurs restent des salariés qui n’ont aucun contrôle sur le produit de leur travail. et ne possèdent pas collectivement les moyens de production.
Léon Blum a été un « gérant loyal », abandonnant l’Espagne révolutionnaire pour conserver l’alliance des radicaux, eux-mêmes protégeant les intérêts du capital anglais, refusant en outre aux républicains espagnols les plus à gauche de fomenter une rébellion sur l’arrière des fascistes, au Maroc, de peur que les possessions françaises d’Afrique du Nord soient entraînées dans la révolte.
Après 1945, le P.C.F. lui-même, après les pitreries de la « grève est l’arme des trusts » et « un peuple, un État, une armée » – désarmement de ce qui aurait pu être l’embryon d’un double pouvoir – abandonnait en catastrophe le gouvernement après la grève de Renault parce qu’il était en train de perdre le contrôle de la classe ouvrière.
Bien souvent, trop souvent, le gouvernement de gauche fait la sale besogne du capital. Il proclame le socialisme en construction (des ministres socialistes ne peuvent gérer qu’un pays socialiste…) et décide que les meilleurs défenseurs du peuple siègent au Parlement. Le droit de grève ne sert donc plus à rien, on l’ampute ; les « énervés » servent la réaction, on les emprisonne. Des lois répressives sont votées d’enthousiasme, qui servent ensuite quand la gauche a rempli le rôle qu’attendait le capital.
Notre travail, en cette circonstance, est donc tout tracé : maintenir coûte que coûte l’indépendance des organisations ouvrières, démontrer partout que même si le gouvernement se dit socialiste, le patron est toujours là ! Et surtout nous préparer, car la réaction viendra. L’épreuve de force ne nous sera pas épargnée : mauvais coup des capitalistes ou politique répressive de la gauche. Les travailleurs, comme toujours, sont seuls et ne doivent compter que sur leur seule force.
Cette puissance réside dans la position du prolétariat dans la société : producteurs des richesses, il peut s’arrêter de produire ; le monde se passerait volontiers de ministres et de parlementaires discourant sur la grandeur de la France, mais s’écroulerait sans métallos, mineurs, cheminots, paysans et techniciens.
C’est de ce fait indiscutable que dérive notre stratégie, préparer la grève générale insurrectionnelle et expropriatrice, et notre tactique, renforcer toujours les organisations ouvrières en indépendance et en puissance, quel que soit le nom qu’on leur donne.
Le front populaire ne changera rien à la marche du monde ; peut-être aura-t-il l’utilité de faire perdre aux travailleurs leurs dernières illusions parlementaristes !
L’Alliance syndicaliste.