La Presse Anarchiste

Vers le Front Populaire ?

1973 ver­ra peut-être la nais­sance d’un nou­veau gou­ver­ne­ment de front popu­laire. Les forces poli­tiques de gauche s’y emploient acti­ve­ment. Le der­nier congrès du par­ti socia­liste a vu Mit­ter­rand deve­nir secré­taire géné­ral. Il est l’homme de l’union de la gauche poli­tique. Déjà, il s’aligne sur une des reven­di­ca­tions les plus chères au cœur du P.C.F.: le scru­tin pro­por­tion­nel. En outre, la poli­tique de dis­cus­sion idéo­lo­gique des socia­listes avec les com­mu­nistes est aban­don­née. On rede­vient prag­ma­tique ; un seul but : la majo­ri­té au Par­le­ment. Pour ce faire, on pré­pa­re­ra un « pro­gramme de gou­ver­ne­ment », petit cock­tail de « démo­cra­tie avan­cée » et de « démo­cra­tie socialiste ». 

Par une de ces iro­nies dont l’Histoire est com­mune, la révolte de 1968 – mou­ve­ment anti­par­le­men­taire et liber­taire – abou­ti­ra-t-elle à la créa­tion d’un gou­ver­ne­ment de gauche ? C’est qu’une course est enga­gée, course qui condi­tion­ne­ra les trente années à venir ; et la gauche poli­tique l’a com­pris ! Ou bien, par les moyens tra­di­tion­nels et par­le­men­taires, elle réus­sit à foca­li­ser le mécon­ten­te­ment popu­laire ; ou bien elle dis­pa­raît comme force décisive. 

Et tous les lea­ders ont sai­si que leur exis­tence poli­tique était en jeu. 

Qui dit course dit concur­rent ; et l’adversaire des par­le­men­taires est de taille à les faire réflé­chir : c’est cette mou­vance révo­lu­tion­naire, « dite gau­chiste », hété­ro­clite et tumul­tueuse, mais déci­dée et dan­ge­reuse, et qui pour­rait chan­ger radi­ca­le­ment les don­nées du pro­blème. Sa qua­li­té pre­mière est de ne plus se faire d’illusions sur le Par­le­ment et ses pos­si­bi­li­tés de trans­for­ma­tion sociale. Elle mûrit par ses actions et la répres­sion ; de la révolte, elle passe à la révo­lu­tion et pour cela fait peur. 

Quant à nous, syn­di­ca­listes révo­lu­tion­naires et anar­cho-syn­di­ca­listes, il nous faut être lucides. Nous devons gar­der un juge­ment sain et dépour­vu de pas­sion. Tous les fronts popu­laires ont échoué ! Aucun n’a éta­bli le socia­lisme, c’est-à-dire expro­prié le capi­tal et remis l’économie entre les mains du pro­lé­ta­riat ; celui-là, s’il naît, fera comme les autres. 

Actuel­le­ment, au Chi­li, se déve­loppe une expé­rience ana­logue. Le gou­ver­ne­ment d’Allende oscille entre la gauche révo­lu­tion­naire – qui aide les pay­sans à prendre la terre et à la gar­der – et le capi­ta­lisme déci­dé à défendre sa pro­prié­té et son pou­voir. N’a‑t-on pas vu l’armée, sur ordre du gou­ver­ne­ment, tirer sur les pay­sans et rendre la terre aux grands propriétaires ! 

Là est le cœur du pro­blème ; le gou­ver­ne­ment de gauche, qui sou­lève le plus sou­vent de grands espoirs dans les masses popu­laires, ne fait rien de socia­liste. Les pro­prié­taires et les ges­tion­naires res­tent les mêmes ; les tra­vailleurs res­tent des sala­riés qui n’ont aucun contrôle sur le pro­duit de leur tra­vail. et ne pos­sèdent pas col­lec­ti­ve­ment les moyens de production. 

Léon Blum a été un « gérant loyal », aban­don­nant l’Espagne révo­lu­tion­naire pour conser­ver l’alliance des radi­caux, eux-mêmes pro­té­geant les inté­rêts du capi­tal anglais, refu­sant en outre aux répu­bli­cains espa­gnols les plus à gauche de fomen­ter une rébel­lion sur l’arrière des fas­cistes, au Maroc, de peur que les pos­ses­sions fran­çaises d’Afrique du Nord soient entraî­nées dans la révolte. 

Après 1945, le P.C.F. lui-même, après les pitre­ries de la « grève est l’arme des trusts » et « un peuple, un État, une armée » – désar­me­ment de ce qui aurait pu être l’embryon d’un double pou­voir – aban­don­nait en catas­trophe le gou­ver­ne­ment après la grève de Renault parce qu’il était en train de perdre le contrôle de la classe ouvrière. 

Bien sou­vent, trop sou­vent, le gou­ver­ne­ment de gauche fait la sale besogne du capi­tal. Il pro­clame le socia­lisme en construc­tion (des ministres socia­listes ne peuvent gérer qu’un pays socia­liste…) et décide que les meilleurs défen­seurs du peuple siègent au Par­le­ment. Le droit de grève ne sert donc plus à rien, on l’ampute ; les « éner­vés » servent la réac­tion, on les empri­sonne. Des lois répres­sives sont votées d’enthousiasme, qui servent ensuite quand la gauche a rem­pli le rôle qu’attendait le capital. 

Notre tra­vail, en cette cir­cons­tance, est donc tout tra­cé : main­te­nir coûte que coûte l’indépendance des orga­ni­sa­tions ouvrières, démon­trer par­tout que même si le gou­ver­ne­ment se dit socia­liste, le patron est tou­jours là ! Et sur­tout nous pré­pa­rer, car la réac­tion vien­dra. L’épreuve de force ne nous sera pas épar­gnée : mau­vais coup des capi­ta­listes ou poli­tique répres­sive de la gauche. Les tra­vailleurs, comme tou­jours, sont seuls et ne doivent comp­ter que sur leur seule force. 

Cette puis­sance réside dans la posi­tion du pro­lé­ta­riat dans la socié­té : pro­duc­teurs des richesses, il peut s’arrêter de pro­duire ; le monde se pas­se­rait volon­tiers de ministres et de par­le­men­taires dis­cou­rant sur la gran­deur de la France, mais s’écroulerait sans métal­los, mineurs, che­mi­nots, pay­sans et techniciens. 

C’est de ce fait indis­cu­table que dérive notre stra­té­gie, pré­pa­rer la grève géné­rale insur­rec­tion­nelle et expro­pria­trice, et notre tac­tique, ren­for­cer tou­jours les orga­ni­sa­tions ouvrières en indé­pen­dance et en puis­sance, quel que soit le nom qu’on leur donne. 

Le front popu­laire ne chan­ge­ra rien à la marche du monde ; peut-être aura-t-il l’utilité de faire perdre aux tra­vailleurs leurs der­nières illu­sions parlementaristes !

L’Alliance syn­di­ca­liste.

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