La Presse Anarchiste

Bolchevisme et syndicalisme

Le mois der­nier, nous avons expo­sé les solu­tions que Trots­ky enten­dait appor­ter à la crise consé­cu­tive à la révo­lu­tion de 1917 et quel rôle il attri­buait aux syn­di­cats. Ces solu­tions lui ont valu d’être trai­té de bureau­crate par Lénine, et Sta­line s’est offert le luxe plus tard de qua­li­fier Trots­ky, dont il avait copié le pro­gramme, de « patriarche des bureaucrates ».

Voyons quelles ont été ses posi­tions quand il fut reje­té défi­ni­ti­ve­ment hors de la scène poli­tique en U.R.S.S.

Après son exclu­sion du par­ti bol­che­vik par les sta­li­niens et pen­dant son exil, Trots­ky consa­cra sa vie à com­battre le sta­li­nisme en agi­tant le dra­peau du léni­nisme. Il prô­na le retour aux sources, vers les sains pré­ceptes du bol­che­visme ori­gi­nel qu’il oppo­sa au sta­li­nisme dégénéré. 

Les milieux trots­kistes recon­naissent géné­ra­le­ment aujourd’hui que sur la ques­tion syn­di­cale Trots­ky « était allé trop loin » et qu’il avait été cor­ri­gé par Lénine. Mais ce qu’il faut voir c’est que Trots­ky, avec ses juge­ments à l’emporte-pièce, ne fai­sait qu’exprimer ce que bien des bol­che­viks pen­saient mais n’osaient pas dire ouvertement. 

Lorsque Trots­ky dénon­ça l’Opposition ouvrière qui lut­ta dès 1920 contre la bureau­cra­tie enva­his­sante et pour le pou­voir éco­no­mique aux tra­vailleurs orga­ni­sés dans leurs syn­di­cats, il dira : 

« Ils ont mis en avant des mots d’ordre dan­ge­reux… Ils ont pla­cé le droit des ouvriers de faire élire leurs repré­sen­tants au-des­sus du par­ti. Comme si le par­ti n’avait pas le droit d’affirmer sa dic­ta­ture, même si cette dic­ta­ture était en conflit tem­po­raire avec les humeurs chan­geantes de la démo­cra­tie ouvrière ! »

Lorsque, quelques années plus tard, Trots­ky fut limo­gé par cette bureau­cra­tie qu’il avait contri­bué à façon­ner, les ouvriers firent la sourde oreille ; faut-il s’en étonner ? 

Les posi­tions de Trots­ky en exil seront par­fois en oppo­si­tion avec celles qu’il avait prises pen­dant sa période de pou­voir, en Rus­sie. On pour­rait voir là soit une évo­lu­tion de sa part, soit le fait qu’il ait été cor­ri­gé par Lénine, dont il aurait assi­mi­lé les « leçons ». Nous ne pen­sons pas qu’il y ait contra­dic­tion chez Trots­ky sur ce plan, mais seule­ment que, la situa­tion ayant évo­lué pour l’ancien lea­der de 17, son optique a chan­gé aus­si. Avant, il était au pou­voir, main­te­nant, il est reje­té du pou­voir ; avant, il avait les masses à ses ordres, main­te­nant, il s’agit de recon­qué­rir une influence sur elles. 

« La ques­tion des syn­di­cats est l’une des plus impor­tantes qui soient pour le mou­ve­ment ouvrier et, par voie de consé­quence, pour l’opposition. Sans une posi­tion pré­cise sur cette ques­tion, l’opposition sera inca­pable de gagner un jour une influence réelle sur la classe ouvrière. » 

Mais la posi­tion fon­da­men­tale de Trots­ky reste la même, c’est-à-dire celle de Lénine : 

« Le par­ti com­mu­niste est l’arme fon­da­men­tale de l’action révo­lu­tion­naire du pro­lé­ta­riat, l’organisation de com­bat de son avant-garde, qui doit s’élever au rang de guide de la classe ouvrière par­tout où elle com­bat et, par consé­quent, aus­si dans le mou­ve­ment syndical. » 

Ceux qui prônent l’autonomie des syn­di­cats par rap­port au par­ti, dit-il, opposent les sec­teurs les plus arrié­rés du pro­lé­ta­riat à l’avant-garde ; ce sont des oppor­tu­nistes ; la théo­rie syn­di­ca­liste révo­lu­tion­naire de la mino­ri­té agis­sante est une théo­rie incom­plète du par­ti pro­lé­ta­rien. « Dans toute sa poli­tique, le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire était un embryon du par­ti révolutionnaire ».

« Après la guerre, le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire fran­çais trou­va dans le com­mu­nisme à la fois sa réfu­ta­tion, son dépas­se­ment et son achè­ve­ment ; ten­ter de faire revivre aujourd’hui le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire serait tour­ner le dos à l’histoire. Pour le mou­ve­ment ouvrier, une telle ten­ta­tive ne pour­rait avoir qu’un sens réactionnaire. » 

Par­ler d’indépendance syn­di­cale, « cela signi­fie la dis­so­lu­tion de l’avant-garde révo­lu­tion­naire dans la masse arrié­rée que sont les syn­di­cats ; c’est flat­ter le pro­lé­ta­riat, c’est en faire autre chose que ce qu’il est et qu’il peut être sous le capi­ta­lisme, qui condamne les masses tra­vailleuses à l’ignorance. »

Alors qu’au Xe Congrès du par­ti com­mu­niste russe, Trots­ky s’acharnait contre l’Opposition ouvrière qui récla­mait quelque démo­cra­tie syn­di­cale, alors qu’il fus­ti­geait les « humeurs chan­geantes de la démo­cra­tie ouvrière » et son « prin­cipe for­mel », Trots­ky, main­te­nant en exil, dit : 

« L’autonomie réelle, concrète et non méta­phy­sique des syn­di­cats n’est en rien gênée ou dimi­nuée par le com­bat du par­ti com­mu­niste pour étendre son influence, chaque syn­di­qué a le droit de voter selon sa conscience et d’élire qui bon lui semble. Les com­mu­nistes ont ce droit comme les autres. » 

En mai 1921, à la confé­rence des syn­di­cats de la métal­lur­gie sovié­tique, le comi­té cen­tral du par­ti, dont fai­sait par­tie Trots­ky, pré­sente une liste de can­di­dats recom­man­dés pour les postes de direc­tion. Les délé­gués des métal­lur­gistes refu­sèrent cette liste. La direc­tion du par­ti pas­sa outre et nom­ma froi­de­ment ses propres can­di­dats aux postes diri­geants du syn­di­cat. Est-ce cela que Trots­ky appelle, en 1929, le droit de chaque syn­di­qué à « voter selon sa conscience » ? C’est qu’en réa­li­té Trots­ky ne renonce en rien à ses pra­tiques pré­cé­dentes, il s’adapte seule­ment à la situation. 

Il n’est évi­dem­ment plus pos­sible à Trots­ky, qui n’est plus au pou­voir, de pla­cer les tra­vailleurs sous la loi mar­tiale, comme il l’a fait pour les che­mi­nots lorsqu’il était res­pon­sable du com­mis­sa­riat aux trans­ports. N’étant plus au pou­voir, il ne pou­vait pas expul­ser les res­pon­sables élus du syn­di­cat et en nom­mer d’autres, prêts à suivre les volon­tés du par­ti, comme il l’a fait pour le syn­di­cat des che­mi­nots, en 1920 ; c’est sans doute ce qu’il veut dire lorsque, en 1929, il écrit : 

« Dans un pays don­né, et selon l’étape de déve­lop­pe­ment atteint, les styles, les méthodes et les formes que peut revê­tir le carac­tère diri­geant du par­ti peuvent varier consi­dé­ra­ble­ment avec les condi­tions géné­rales. Dans les pays capi­ta­listes, où le par­ti ne dis­pose d’aucun moyen de coer­ci­tion, il est évident que le par­ti com­mu­niste ne peut don­ner de direc­tion au syn­di­cat que par l’intermédiaire des com­mu­nistes tra­vaillant dans les syndicats…» 

Ce qui veut dire en clair que, dans d’autres cir­cons­tances, il envi­sa­ge­rait de don­ner une direc­tion aux syn­di­cats par l’intermédiaire des com­mu­nistes en dehors des syn­di­cats. Pour les scep­tiques, citons un autre fait : en mars 1922 eut lieu une nou­velle confé­rence des syn­di­cats de la métal­lur­gie sovié­tique. La poli­tique du syn­di­cat fut déter­mi­née par la frac­tion nom­mée par la direc­tion du par­ti, dont les réunions pro­fi­tèrent de la pré­sence de métal­lur­gistes dis­tin­gués tels que Lénine, Kame­nev, Zino­viev, Molo­tov, Sta­line, Mar­cel Cachin et Cla­ra Zetkin…

Indépendance syndicale et parti

Il est sur­pre­nant de consta­ter que le Trots­ky de l’exil se fera le cham­pion de l’indépendance syn­di­cale. Mais pas n’importe quelle indé­pen­dance ; pour lui « plus influence du par­ti croît, en géné­ral, plus la situa­tion devient révo­lu­tion­naire ». C’est ce qui per­met « d’apprécier le degré et la forme de l’autonomie vraie, réelle et non méta­phy­sique, des syn­di­cats ». En août 1940, juste avant son lâche assas­si­nat par les sta­li­niens, il pré­cise défi­ni­ti­ve­ment sa pensée : 

« L’indépendance des syn­di­cats dans un sens de classe, dans leurs rap­ports avec l’État bour­geois, ne peut être assu­rée dans les condi­tions actuelles que par une direc­tion com­plè­te­ment révo­lu­tion­naire qui est la direc­tion de la IVe Inter­na­tio­nale. Cette direc­tion, natu­rel­le­ment, peut et doit être ration­nelle et assu­rer aux syn­di­cats le maxi­mum de démo­cra­tie conce­vable dans les condi­tions concrètes actuelles. Mais sans la direc­tion poli­tique de la IVe Inter­na­tio­nale, l’indépendance des syn­di­cats est impossible. »

En période de paix sociale, quand il y a tout juste quelques grèves, « le par­ti n’a pas à prendre posi­tion sur telle ou telle grève iso­lée », « la pre­mière place revient bien évi­dem­ment au syn­di­cat ». Mais en période révo­lu­tion­naire, « le rôle diri­geant du par­ti doit être direct, visible et immé­diat. Les syn­di­cats… deviennent de fait l’appareil orga­ni­sa­tion­nel du par­ti qui, au vu et au su de la classe ouvrière tout entière, assume la direc­tion de la révo­lu­tion, et porte toute la res­pon­sa­bi­li­té du mouvement ». 

« Mais, en tous les cas, le par­ti tente de gagner la direc­tion du mou­ve­ment en s’appuyant sur l’autonomie réelle des syn­di­cats qui, en tant qu’organisation, ne sont pas, cela va sans dire, sou­mis au joug du parti. »

Trots­ky ana­lyse la ques­tion de l’apolitisme syn­di­cal d’une manière assez proche de la nôtre, mais les conclu­sions poli­tiques qu’il en tire sont opposées. 

« Les théo­ri­ciens de l’“indépendance” du mou­ve­ment syn­di­cal ne se sont pas don­né la peine de réflé­chir à la ques­tion de savoir pour­quoi leur mot d’ordre ne s’est jamais réa­li­sé nulle part, et pour­quoi, au contraire, la dépen­dance du syn­di­cat par rap­port au par­ti devient par­tout, et sans excep­tion, une évi­dence absolue. »

Pour Trots­ky, cela tient à l’impérialisme qui accen­tue les contra­dic­tions entre l’aristocratie ouvrière et les couches les plus exploitées. 

« Il est clair que le mot d’ordre “d’indépendance” syn­di­cale ne peut venir en aucun cas des masses. Le mot d’ordre d’indépendance est à sa racine même un mot d’ordre bureau­cra­tique et non un mot d’ordre de classe ! »

En quelque sorte, l’indépendance syn­di­cale est un mot d’ordre bureau­cra­tique mis en avant par des bureau­crates qui veulent se sous­traire non au contrôle de la classe ouvrière mais de son avant-garde, laquelle se confond avec l’appareil du par­ti, son comi­té cen­tral et le bureau poli­tique, comme le disait Trots­ky dans « Nos tâches politiques ».

Il est vrai que l’apolitisme syn­di­cal est un mythe : aucune orga­ni­sa­tion sociale ne peut être indé­pen­dante du contexte poli­tique et social dans lequel elle se trouve, et sur­tout pas un syn­di­cat. Un grou­pe­ment de dizaines de mil­liers de tra­vailleurs repré­sente néces­sai­re­ment des inté­rêts de classe, par sa com­po­si­tion d’abord, par son mode d’organisation et par le but qu’il se pro­pose ensuite. En somme par son pro­gramme, par sa tac­tique, par sa politique.

La neu­tra­li­té ou l’apolitisme, cela n’existe pas : tout indi­vi­du, tout groupe prend posi­tion même lorsqu’il pré­tend qu’il ne prend pas posi­tion. C’est pour­quoi nous avons tou­jours dénon­cé ceux – « révo­lu­tion­naires » ou réfor­mistes – qui refusent aux tra­vailleurs le droit ou la pos­si­bi­li­té de déter­mi­ner leur action à tra­vers leurs orga­ni­sa­tions de classe. Le meilleur moyen pour subor­don­ner les syn­di­cats à une influence exté­rieure à la classe ouvrière, c’est de les rendre « apo­li­tiques », c’est-à-dire d’empêcher les tra­vailleurs d’y prendre aucune posi­tion autre que reven­di­ca­tive sur le plan économique. 

« Mais, dirait Trots­ky, les tra­vailleurs ne peuvent pas déter­mi­ner eux-mêmes leurs inté­rêts à long terme. Par nature, ils sont réfor­mistes. » S’il en est ain­si ce n’est pas la peine de se dire révo­lu­tion­naires, ou en tout cas ce n’est pas la peine de pré­tendre pré­pa­rer la révo­lu­tion sociale ; tout au plus fera-t-on un bou­le­ver­se­ment qui pla­ce­ra à la tête de la socié­té l’appareil des par­tis diri­gistes, c’est-à-dire « les intel­lec­tuels bour­geois », comme l’avoue Lénine lui-même, dans Que faire ?.

De telles affir­ma­tions ne reposent d’ailleurs sur rien, sinon sur des a prio­ri tels que « l’histoire atteste que»… sui­vis d’une affir­ma­tion par­tielle, voire car­ré­ment erro­née. On peut avoir une idée de la valeur scien­ti­fique de cer­taine pro­po­si­tion telles que : « Le par­ti, c’est le pro­lé­ta­riat tel qu’il devrait être alors que les syn­di­cats sont le pro­lé­ta­riat tel qu’il est. » 

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