La Presse Anarchiste

Bolchevisme et syndicalisme

Au cours de notre étude suc­cincte sur « Syn­di­cal­isme et bolchevisme », nous pen­sons avoir détru­it un cer­tain nom­bre de mythes qui courent sur l’action et la théorie lénin­istes. En général, les cri­tiques qu’ont portées les syn­di­cal­istes lib­er­taires sur les divers­es ver­sions du bolchevisme ont été le plus sou­vent sans effet sur la bonne con­science de ses mil­i­tants ; que le bolchevisme soit fon­cière­ment anti-démoc­ra­tique, ils l’admettent, quelques-ans même avec une cer­taine fierté ; qu’il leur faille par­fois par­ler à la classe ouvrière avec des fusils ne les trou­ble pas out­re mesure. Ils se pensent comme le fac­teur his­torique­ment pro­gres­sif, et se trou­ver dans le vent de l’histoire peut tout justifier. 

Ce rôle de théorie ouvrière du marx­isme-lénin­isme est-il réel ? 

Lorsqu’on observe les événe­ments his­toriques des soix­ante dernières années, on ne pas ne pas remar­quer com­bi­en ceux-ci con­tre­dis­ent cette affir­ma­tion. Le bolchevisme n’est pas né dans les pays indus­triels les plus dévelop­pés ; son élab­o­ra­tion a été effec­tuée dans une région du monde à large majorité agri­cole, dans une société à ves­tiges féo­daux assez impor­tants. Son champ d’action et de réus­site s’est éten­du sur des con­trées en voie d’industrialisation, dom­inées par l’impérialisme économique ou poli­tique des grandes nations indus­tri­al­isées. Les par­tis de type bolchevik – théorique­ment avant-garde ouvrière – ont été effi­caces pour détru­ire des sociétés dans lesquelles la classe ouvrière était très minori­taire, voire qua­si­ment inex­is­tante. En out­re, toutes les révo­lu­tions nation­al­istes ont été faites sur le mod­èle bolchevik, quelle que soit l’idéologie qui les sous-tendait ; Algérie, Egypte, Yémen, etc. ont été coupés en par­tie du marché cap­i­tal­iste mon­di­al par l’action révo­lu­tion­naire d’une minorité forte­ment organ­isée dirigée par des représen­tants de l’intelligentsia – couche sociale par­ti­c­ulière des pays peu indus­tri­al­isés et dom­inés par l’impérialisme.

Au con­traire, dans les pays cap­i­tal­istes dévelop­pés, tous les par­tis de type bolchevik, tous ceux du moins qui sont suff­isam­ment impor­tants pour influer sur les événe­ments, sont assim­i­l­ables à la social-démoc­ra­tie – démoc­ra­tie interne en moins. 

De tous ces faits, il nous sem­ble jus­ti­fié de tir­er la con­clu­sion suiv­ante : le bolchevisme, dans son aspect réel, et sans tenir compte de sa phraséolo­gie, n’est pas une théorie révo­lu­tion­naire du pro­lé­tari­at ; il est his­torique­ment la théorie révo­lu­tion­naire de la petite bour­geoisie intel­lectuelle des pays en voie de développe­ment dom­inés par l’impérialisme. Son rôle est de couper les con­trées où son pou­voir peut s’implanter du con­trôle et des intérêts de l’impérialisme afin d’y assur­er l’accumulation qui ren­dra pos­si­ble l’essor indus­triel sur des bases nationales ; en out­re, les fameuses con­quêtes d’octobre – plan­i­fi­ca­tion, nation­al­i­sa­tions, mono­pole du com­merce extérieur – des trot­skistes, bases du pré­ten­du État ouvri­er dégénéré, sont les fonde­ments socio-économiques de la nou­velle classe d’exploiteurs de la même manière que la pro­priété privée des moyens de pro­duc­tion, la lib­erté du com­merce, la loi de la valeur et le salari­at sont les piliers du capitalisme. 

Syndicalisme révolutionnaire

À la même époque où Lénine élab­o­rait le bolchevisme, nais­sait en Europe occi­den­tale et aux U.S.A. une autre théorie révo­lu­tion­naire, authen­tique­ment pro­lé­tari­enne celle-là, ce qu’on a appelé le syn­di­cal­isme révo­lu­tion­naire, ou l’anarcho-syndicalisme. En effet, alors que le lénin­isme est une syn­thèse du pop­ulisme et du marx­isme de Kaut­sky , c’est-à-dire une réflex­ion des intel­lectuels social­istes, réflex­ion qui con­clut par l’exigence du rôle dirigeant de ces mêmes intel­lectuels d’extraction bour­geoise venus au social­isme, le syn­di­cal­isme révo­lu­tion­naire est issu indis­cutable­ment de la pra­tique ouvrière ; Grif­fu­el­h­es, qui fut secré­taire de la C.G.T., pou­vait écrire que cer­tains « s’efforcent de rat­tach­er les orig­ines du mou­ve­ment ouvri­er actuel aux principes posés par la con­cep­tion anar­chiste ; les autres s’appliquent à les trou­ver dans la con­cep­tion social­iste… À mon sens, le mou­ve­ment ouvri­er actuel ne remonte à aucune de ces deux sources. Il ne se rat­tache directe­ment à aucune des deux con­cep­tions qui voudraient se le dis­put­er : il est le résul­tat d’une longue pra­tique, créée bien plus par les événe­ments que par tels ou tels hommes…» C’était la pra­tique ouvrière qui don­nait nais­sance à une théorie, et non le contraire. 

Nous pen­sons que l’outil révo­lu­tion­naire entre­vu à cette époque dans cer­tains pays indus­triels dévelop­pés – le syn­di­cal­isme envis­agé comme expres­sion glob­ale du pro­lé­tari­at – et le moyen qui en découle – la grève générale insur­rec­tion­nelle et expro­pri­atrice – sont tou­jours, et seront de plus en plus, l’outil et le moyen révo­lu­tion­naires des sociétés indus­trielles développées. 

Premier acte révolutionnaire : la destruction de l’État

C’est par la destruc­tion de l’État que com­mence toute révo­lu­tion. Déten­teur exclusif de l’usage légitime de la force, celui-ci a tou­jours été le dernier rem­part des class­es priv­ilégiées dans toute l’histoire, que ce soient les patriciens antiques, les féo­daux, les cap­i­tal­istes mod­ernes ou la nou­velle classe oli­garchique des pays col­lec­tivistes d’État. La plus grande erreur du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire a été, à notre sens, de penser que toutes les formes d’État seraient abattues d’une manière ana­logue, sans tenir compte de la société civile dont il est l’émanation et l’aliénation poli­tiques pour repren­dre le vocab­u­laire proudhonien. 

1) Dans les sociétés à large majorité agricole

Ain­si que le soulig­nait Saint-Simon, les couch­es priv­ilégiées des sociétés agri­coles ont tou­jours été en leur majorité for­mées de sol­dats ; la richesse prin­ci­pale étant la richesse fon­cière, celui qui peut cou­vrir une con­trée et domin­er ses paysans, c’est essen­tielle­ment l’homme de guerre. Le noble des sociétés féo­dales est avant tout un mil­i­taire. Son État est fruste, il n’est que l’organisation de ban­des armées et le fisc. Pour les paysans en révolte, le seul moyen était de bat­tre le sol­dat sur son ter­rain. Sa lutte devient tout de suite une lutte armée con­tre les forces de répres­sion. L’histoire four­mille d’exemples : Spar­ta­cus, les donatistes, les jacqueries, la révolte des paysans alle­mands au XVIe siè­cle et par­tielle­ment au XXe siè­cle, la Russie, la Chine, Cuba, l’Algérie, voire même le Vietnam. 

2) Caractéristiques des sociétés industrielles développées

La muta­tion intro­duite par la nais­sance de l’industrie n’a pas été assez soulignée par le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire. La société indus­trielle est com­plexe, imbriquée et frag­ile. Elle fait une dépense énorme d’énergie et pour elle les com­mu­ni­ca­tions sont vitales. L’économie agri­cole est sta­ble, peu con­som­ma­trice d’énergie, aux moyens de com­mu­ni­ca­tions som­maires. Au con­traire, le point faible des sociétés indus­trielles, c’est l’industrie et l’énergie. Il ne s’agit plus aujourd’hui de com­bat­tre unique­ment les forces de répres­sion mais de porter son effort prin­ci­pal vers le point faible de l’adversaire de classe et de l’État : sa dépen­dance à l’égard de l’industrie et de l’énergie.

En effet, on peut dire que l’État se com­pose de trois grands corps : le gou­verne­ment cen­tral et ses ser­vices, les admin­is­tra­tions cen­tral­isées qui cou­vrent tout le pays (préfets, etc.) et enfin les forces de répres­sion spé­cial­isées (env­i­ron 75.000 policiers, 20.000 gardes mobiles, 50.000 gen­darmes, 15.000 CRS). La pre­mière tâche révo­lu­tion­naire ten­dra donc à isol­er les trois grands corps les uns des autres et à rompre leurs rela­tions internes. Ils ne sont effi­caces que dans la mesure où exis­tent entre eux des liaisons ; dans le cas où ces liaisons sont rompues, ce ne sont plus que des indi­vidus et des ser­vices isolés. Qu’est-ce qu’un préfet sans téléphone ? 

Autrement dit, aujourd’hui, la destruc­tion de l’État passe en très grande par­tie par la destruc­tion des com­mu­ni­ca­tions entre les grands corps admin­is­trat­ifs et le blocage de l’énergie.

Il ne faudrait pas penser que les anar­cho-syn­di­cal­istes croient que tout affron­te­ment direct avec les forces de répres­sion sera exclu ; mais gag­n­er quelques batailles de rues sans s’attaquer à l’organisation même de l’État serait inutile­ment sanglant. 

L’outil. – La destruc­tion de l’État se faisant en grande par­tie par l’économie, l’importance des organ­i­sa­tions à la base économique des tra­vailleurs devient énorme, et le nom qu’on donne à ces organ­i­sa­tions n’a que peu d’intérêt. Il faut priv­ilégi­er le tra­vail des mil­i­tants révo­lu­tion­naires dans toute forme d’organisation qui trou­ve sa causal­ité dans la con­di­tion économique des tra­vailleurs : organ­i­sa­tion de classe, par­tant de l’entreprise et se fédérant ver­ti­cale­ment par l’industrie et hor­i­zon­tale­ment par local­ité, région, etc.; aujourd’hui, ce sont les syn­di­cats ; demain, ce sera peut-être autre chose, une con­fédéra­tion de con­seils ouvri­ers, par exemple. 

Le moyen. – Rompre les liaisons des par­ties de l’État et arrêter la pro­duc­tion d’énergie, là est le but de la grève générale simul­tanée de toutes les indus­tries. Évidem­ment, un cer­tain nom­bre de prob­lèmes human­i­taires se posent, et le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire se devra de les pos­er, par exem­ple, la main­te­nance des hôpi­taux et les besoins essen­tiels de la population. 

Destruction de l’État et construction socialiste

La destruc­tion de l’État par la grève générale est l’acte négatif de la révo­lu­tion. Ain­si, en mai 1968, pen­dant quelques jours, l’État n’a pra­tique­ment plus existé, les forces de répres­sion se démo­bil­i­saient, les offi­ciels ne savaient que faire. 

Cette vacance du pou­voir est le but de l’acte négatif révo­lu­tion­naire, mais il est insuffisant. 

Ce n’est que par la reprise de la pro­duc­tion sur des bases social­istes que la lutte révo­lu­tion­naire mon­tera d’un cran. Et pour ce faire, il est absol­u­ment néces­saire que préex­is­tent des liaisons entre indus­tries avant le choc révolutionnaire . 

Pour la con­struc­tion social­iste, le rôle de l’organisation économique des tra­vailleurs est encore plus cap­i­tal que dans la grève générale. Seule, parce qu’elle est for­mée unique­ment de tra­vailleurs, elle pour­ra déter­min­er sur quelles bases s’organisera l’autogestion social­iste ; seule, parce qu’elle est organ­isée à la fois par l’industrie et locale­ment dans les usines mêmes, elle pour­ra relancer la pro­duc­tion, l’organiser, en répar­tir les résultats. 

Dans le cadre d’un arti­cle, il est impos­si­ble de détailler ce que pour­rait être, par exem­ple, l’action d’une union départe­men­tale, à la fois pour la pro­duc­tion et la répar­ti­tion, mais il est évi­dent qu’elle pour­rait être de la plus grande importance. 

C’est sur la réus­site ou l’échec de la reprise du tra­vail, après l’expropriation de fait, que se jouera le sort de tout mou­ve­ment insur­rec­tion­nel ; et en cas d’échec, c’est le fas­cisme, quel que soit le nom dont on l’affuble !

Conclusion

Lorsque Lénine dit que l’histoire atteste que le mou­ve­ment ouvri­er livré à ses seules forces ne peut dépass­er le réformisme, il se trompe. Son erreur est d’autant plus lourde qu’il pou­vait observ­er dans le même temps la nais­sance d’un mou­ve­ment révo­lu­tion­naire essen­tielle­ment pro­lé­tarien ; c’est-à-dire un mou­ve­ment qui, par son auto-organ­i­sa­tion, fab­ri­quait sa théorie de classe. Expro­pri­a­tion cap­i­tal­iste par l’action révo­lu­tion­naire du pro­lé­tari­at lui-même sans inter­mé­di­aires, tels que par­tis poli­tiques et par­lemen­tarisme ; organ­i­sa­tion de la pro­duc­tion sur la base de la ges­tion ouvrière col­lec­tive et coor­don­née, d’où dis­pari­tion des class­es et destruc­tion de l’État, cette théorie était indis­cutable­ment socialiste. 

Elle sur­git tout au long de l’histoire du mou­ve­ment ouvri­er, pour autant que le pro­lé­tari­at puisse s’organiser sur des bases de classe et théoris­er libre­ment sa pra­tique ; on la retrou­ve de la Pre­mière Inter­na­tionale aux recherch­es actuelles, issues de 1968 et de ses comités de lutte, en pas­sant par la C.G.T. d’avant 1914, les sovi­ets et les comités d’usine de 1905 à 1917 en Russie, les I.W.W., l’U.S.I., la C.N.T. d’Espagne, les révoltes de Budapest, de Pologne, de Tché­coslo­vaquie ; qu’on la nomme social­isme révo­lu­tion­naire en 1870, syn­di­cal­isme révo­lu­tion­naire en 1906, anar­chosyn­di­cal­isme en 1936, social­isme auto­ges­tion­naire en 1968 – cha­cune de ces appel­la­tions ne recou­vrant qu’une par­tie de sa réal­ité et se com­plé­tant plutôt que s’opposant – elle est authen­tique­ment la pen­sée poli­tique de la classe des pro­duc­teurs qui s’oppose à ses oppresseurs et à ses exploiteurs. 

Au con­traire, le fonde­ment du bolchevisme est la con­vic­tion que la con­science social­iste doit être apportée du dehors, et c’est au-dehors du pro­lé­tari­at que l’ouvrier révo­lu­tion­naire doit for­mer son intel­li­gence et affer­mir sa con­vic­tion. Et dans cette for­ma­tion est inclus le devoir de se met­tre à l’école « des intel­lectuels bour­geois venus au social­isme », lequel n’est pas né des aspi­ra­tions et de la pra­tique ouvrières mais jail­li qua­si­ment ex nihi­lo de la réflex­ion de savants. 

Le car­ac­tère par­ti­c­uli­er de l’intelligentsia des pays en voie de développe­ment et le rôle dirigeant qu’elle revendique appor­tent la clé qui per­met d’élucider le para­doxe d’une théorie de classe née dans l’esprit d’individus d’une autre classe et de luttes d’une classe dirigées par des indi­vidus d’une autre classe. En effet, de la même manière que la bour­geoisie s’est servie du pro­lé­tari­at nais­sant et de la paysan­ner­ie pau­vre pour asseoir son pou­voir poli­tique con­tre la noblesse, la petite bour­geoisie intel­lectuelle entend se servir du pro­lé­tari­at pour com­bat­tre le cap­i­tal­isme et asseoir son pou­voir poli­tique, son moyen étant le col­lec­tivisme oli­garchique d’État qui expro­prie le cap­i­tal­isme et la place en ges­tion­naire – rôle économique indis­cutable – et en pro­prié­taire oli­garchique de fait. C’est pour cette rai­son que tous les lénin­istes s’opposent à l’autogestion – ges­tion ouvrière col­lec­tive et coor­don­née – et à la pro­priété col­lec­tive et indi­vise des tra­vailleurs sur les moyens de pro­duc­tion, d’échange et de répar­ti­tion, et qu’ils s’y opposeront tou­jours. Auto­ges­tion et pro­priété col­lec­tive non éta­tique nient leur place future de ges­tion­naires et de pro­prié­taires collectifs ! 

La voie de la société sans class­es et sans État a été tracée par les généra­tions de mil­i­tants qui théorisèrent la pra­tique ouvrière dans ses organ­i­sa­tions de classe. A l’inverse des affir­ma­tions de ses adver­saires, le syn­di­cal­isme révo­lu­tion­naire et la grève générale insur­rec­tion­nelle et expro­pri­atrice sont bien l’outil et le moyen de la révo­lu­tion pro­lé­tari­enne dans les pays indus­triels développés. 


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