La Presse Anarchiste

Le capital U.S. en Union Soviétique

staline.jpg L’événement de poli­tique inter­na­tio­nale le plus impor­tant du moment est sans doute la visite de Bre­j­nev aux États-Unis. Au plan poli­tique comme au plan éco­no­mique, cette visite est très impor­tante. Elle pro­voque l’enthousiasme à l’Est comme à l’Ouest dans les classes diri­geantes. En effet, les accords signés ne vont être que la conti­nua­tion d’une poli­tique menée depuis plu­sieurs années en vue de résoudre, sur le dos des tra­vailleurs, un cer­tain nombre de contra­dic­tions qui se font jour tant en U.R.S.S. qu’aux États-Unis. 

M. Dent, ministre du Com­merce US, par­lant du com­merce avec les pays « socia­listes », déclare : 

« Dans les rap­ports avec ces pays, on voit appa­raître non seule­ment des liens com­mer­ciaux ayant des consé­quences éco­no­miques impor­tantes pour le busi­ness amé­ri­cain, mais aus­si des rela­tions par­ti­cu­liè­re­ment impor­tantes pour le cli­mat de la détente gran­dis­sante. » (Le Monde, 19 juin 1973.)

Selon la presse amé­ri­caine, le nombre de busi­ness­men amé­ri­cains qui séjournent en U.R.S.S. au cours d’une semaine s’élève à quelque trois cents per­sonnes contre une cin­quan­taine il y a seule­ment un an. M. Dent, encore lui, déclare également : 

« Le volume géné­ral des expor­ta­tions et des impor­ta­tions trai­tées par les cin­quante orga­ni­sa­tions com­mer­ciales sovié­tiques atteint 25 mil­liards de dol­lars. Le volume du com­merce de cer­taines d’entre elles dépasse un mil­liard de dol­lars par an, ce qui est beau­coup, même pour le niveau américain. » 

Mélor Stou­roua, com­men­ta­teur à l’agence de presse Novos­ti, lui, s’extasie d’avoir été inter­pel­lé dans la rue Gor­ki par le pré­sident du conseil des direc­teurs de la com­pa­gnie Occi­den­tal Petro­leum. Et, citant Lénine qui aurait dit – ce que nous ne contes­tons pas : « Nous sommes les par­ti­sans réso­lus d’une entente éco­no­mique avec l’Amérique et avec tous les pays, mais en par­ti­cu­lier avec l’Amérique », Mélor Stou­roua ajoute : 

« Les géants finan­ciers des États-Unis, comme la Chase Man­hat­tan Bank de Rocke­fel­ler, la Bank of Ame­ri­ca, l’U.S. Export-Import Bank ouvrent des suc­cur­sales à Mos­cou. L’U.S.E. a été créée dans les années 30 pour finan­cer le com­merce avec l’Union sovié­tique. Ces mes­sieurs de la Chase Man­hat­tan Bank sont fiers d’avoir leur bureau à Mos­cou à l’adresse sui­vante : 1, place Karl-Marx. N’est-ce pas symbolique ? » 

On com­prend. Il y a de quoi être fier… Remar­quable dia­lec­ti­cien, M. Stou­roua observe « le pas­sage de chan­ge­ments quan­ti­ta­tifs à des chan­ge­ments qualitatifs ». 

En effet, « la mise en place d’une telle coopé­ra­tion ren­drait dans une large mesure irré­ver­sible le pro­ces­sus de la détente internationale ». 

Détente, donc, pour les classes diri­geantes, mais à quel prix ? 

Le « mar­ché » sovié­tique, débou­ché pour l’impérialisme

L’une des carac­té­ris­tiques du capi­ta­lisme contem­po­rain, moti­vé par le pro­fit, c’est la recherche inces­sante de nou­veaux débou­chés. Dans les sec­teurs où les inves­tis­se­ments sont satu­rés, il y a sur­pro­duc­tion. Les capi­taux doivent donc se tour­ner vers d’autres branches de l’économie, ou s’expatrier. Ces expor­ta­tions de capi­taux créent des riva­li­tés entre les dif­fé­rents blocs impé­ria­listes qui se par­tagent le monde. Des conflits sur­viennent pour un nou­veau par­tage du tiers monde. 

Un des grands espoirs des bour­geoi­sies occi­den­tales satu­rées par la sur­ac­cu­mu­la­tion du capi­tal et han­di­ca­pées par le manque de débou­chés pour ces der­niers, est de voir s’ouvrir cet énorme mar­ché que repré­sentent les pays de l’Est, l’U.R.S.S. et la Chine. Si ces pays s’ouvraient au capi­tal, amé­ri­cain en par­ti­cu­lier, les classes domi­nantes se ver­raient offrir pro­vi­soi­re­ment une nou­velle ère de prospérité. 

Dans Le Monde du 17 avril 1973, on a pu lire cette décla­ra­tion de Samuel Pisar, busi­ness­man spé­cia­li­sé dans le com­merce Est-Ouest : 

« Les Amé­ri­cains ont besoin de vendre, la situa­tion inter­na­tio­nale se com­plique, le mar­ché mon­dial est satu­ré : l’Europe de l’Est, l’Union sovié­tique, la Chine consti­tuent d’énormes mar­chés qui ne sont pas encore tout à fait ouverts, mais qui peuvent s’ouvrir. Pour l’industriel et le fer­mier amé­ri­cains, c’est exac­te­ment ce qu’ils ont trou­vé en Europe de l’Ouest après les des­truc­tions de la Seconde Guerre mon­diale : un mar­ché tota­le­ment dénué, qui a faim de tout. » 

Jusqu’ici, les inves­tis­se­ment occi­den­taux en U.R.S.S. étaient faibles, en pro­por­tion des expor­ta­tions totales des pays déve­lop­pés : 3 à 4%. En effet pour impor­ter des biens d’équipement dont les pays « socia­listes » ont besoin, il faut les payer en mon­naies recon­nues sur le mar­ché mon­dial : or, dol­lar, livre, mark, etc. Ces mon­naies, les pays « socia­listes », qui manquent de capi­taux, ne pou­vaient se les pro­cu­rer qu’en aug­men­tant leurs expor­ta­tions. Mal­heu­reu­se­ment, les pro­duits russes, de qua­li­té médiocre, se vendent mal. La source essen­tielle de liqui­di­tés pour l’Union sovié­tique est la vente ou l’échange des matières pre­mières dont elle ne manque pas. 85% des expor­ta­tions sovié­tiques vers les pays indus­triels capi­ta­listes étaient, en 1968, des matières pre­mières. La bour­geoi­sie occi­den­tale suit tout cela d’un œil « inté­res­sé » : la concur­rence entre matières pre­mières d’Union sovié­tique et matières pre­mières du tiers monde en fait bais­ser les prix… 

Mais don­nons encore la parole à S. Pisar : 

« Les Russes savent ou devraient savoir que l’intégration au mar­ché mon­dial, les pro­jets com­muns, ce que j’appelle les com­pa­gnies “trans-idéo­lo­giques” (socié­tés mixtes à par­ti­ci­pa­tion com­mu­niste et capi­ta­liste égale), tout cela est un che­min sans retour. Car si on veut être com­pé­ti­tif sur le mar­ché mon­dial, il faut créer de nou­veaux sys­tèmes de ges­tion, se pré­oc­cu­per de choses comme la cou­leur, le des­sin, l’emballage, le mar­ke­ting. Parce que pour ache­ter, il faut vendre. Et on ne peut vendre seule­ment de la vod­ka, du caviar et du crabe, il faut vendre des choses impor­tantes, donc s’adapter. »

C’est donc la fai­blesse des éco­no­mies « socia­listes » qui empêche celles-ci de s’ouvrir au mar­ché capi­ta­liste. Lorsque M. Dent est allé à Mos­cou, le gou­ver­ne­ment sovié­tique lui a com­man­dé des ordi­na­teurs, des machines-outils et du blé. Com­mandes symp­to­ma­tiques qui expriment la faillite de la poli­tique sta­li­nienne à la fois dans le déve­lop­pe­ment de l’agriculture, de l’industrie et de la technologie. 

Pénétration des capitaux occidentaux 

Dans l’état actuel des choses, puisque les éco­no­mies « socia­listes » ne peuvent déve­lop­per des échanges sur des pro­duits, la seule solu­tion est que les mar­chés de l’Est s’ouvrent aux capi­taux occi­den­taux. C’est seule­ment par de très impor­tants prêts concé­dés par les bour­geoi­sies occi­den­tales que les États « socia­listes » pour­ront impor­ter les biens d’équipement néces­saires à la créa­tion d’économies natio­nales capables de concur­ren­cer les pays capi­ta­listes. Ce pro­ces­sus de péné­tra­tion du capi­tal occi­den­tal dans les éco­no­mies « socia­listes » a déjà com­men­cé il y a quelques années mais il reste très faible, eu égard aux pos­si­bi­li­tés. L’État russe et les U.S.A., le Japon, la France et la Grande-Bre­tagne négo­cient l’importation d’énormes capi­taux pour mettre en valeur les immenses res­sources de la Sibé­rie en Pétrole, gaz, char­bon et cuivre. En 1972, la Rus­sie a déjà emprun­té par l’intermédiaire de la Banque pour la coopé­ra­tion éco­no­mique du Comé­con une somme de 120 mil­lions d’euro-dollars. En 1971, la Banque natio­nale de Hon­grie emprunte 75 mil­lions de dol­lars. En You­go­sla­vie, le capi­tal amé­ri­cain inves­tit dans l’industrie auto­mo­bile, détient des par­ti­ci­pa­tions majo­ri­taires dans cer­taines entre­prises et rapa­trie les béné­fices. Pour l’instant, cela reste limi­té, mais la bour­geoi­sie occi­den­tale garde bon espoir. C’est que l’enjeu est immense : un mar­ché presque vide, des besoins immenses que le socia­lisme d’État n’a pas pu satis­faire, un pro­lé­ta­riat orga­ni­sé, dis­ci­pli­né par cin­quante ans ou vingt ans de syn­di­ca­lisme inté­gré à l’État. Les bureau­crates offrent sur un pla­teau leur pro­lé­ta­riat à l’exploitation de l’impérialisme occi­den­tal. Pisar voit ain­si les socié­tés à par­ti­ci­pa­tion mixte com­mu­niste-capi­ta­liste ; elles « allient d’un côté le dyna­misme, l’énergie de l’entreprise pri­vée, de l’autre une main‑d’œuvre qua­li­fiée, bon mar­ché et dis­ci­pli­née. Qui pour­rait faire concur­rence, par exemple, à une socié­té unis­sant le capi­ta­lisme alle­mand, avec son effi­ca­ci­té, sa tech­no­lo­gie et ses res­sources finan­cières, et un par­te­naire hon­grois avec sa force de tra­vail qua­li­fiée, des res­sources natu­relles à bon mar­ché et une main‑d’œuvre qui ne se met jamais en grève ? » 

Les « analyses » de Trotsky

En 1931, dans « La Révo­lu­tion tra­hie », Trots­ky écrivait : 

« Deux ten­dances oppo­sées gran­dissent au sein du régime : déve­lop­pant les forces pro­duc­tives – au contraire du capi­ta­lisme stag­nant –, il crée les fon­de­ments éco­no­miques du socia­lisme ; et pous­sant à l’extrême, dans sa com­plai­sance envers les diri­geants, les normes bour­geoises de répar­ti­tion, il pré­pare une res­tau­ra­tion capi­ta­liste. La contra­dic­tion entre les formes de la pro­prié­té et les normes de la répar­ti­tion ne peut pas croître indé­fi­ni­ment. Ou les normes bour­geoises devront, d’une façon ou d’un autre, s’étendre aux moyens de pro­duc­tion, ou les normes socia­listes devront être accor­dées à la pro­prié­té socialiste. »

Et plus loin, il disait encore :

« Les moyens de pro­duc­tion appar­tiennent à l’État. L’État appar­tient à la bureau­cra­tie. Si ces rap­ports encore tout à fait récents se sta­bi­li­saient, se léga­li­saient, deve­naient nor­maux sans résis­tance ou contre la résis­tance des tra­vailleurs, ils fini­raient par la liqui­da­tion com­plète des conquêtes de la révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne. Mais cette hypo­thèse est encore pré­ma­tu­rée. Le pro­lé­ta­riat n’a pas encore dit son der­nier mot. La bureau­cra­tie n’a pas créé de base sociale à sa domi­na­tion, sous la forme de condi­tions par­ti­cu­lières à la pro­prié­té. Elle est obli­gée de défendre la pro­prié­té d’État, source de son pou­voir et de ses reve­nus. Par cet aspect de son acti­vi­té, elle demeure l’instrument de la dic­ta­ture du prolétariat. » 

Les posi­tions de Trots­ky appa­raissent aujourd’hui com­plè­te­ment dépas­sées. La contra­dic­tion entre les formes « socia­listes » de pro­prié­té (éta­ti­sée) et les normes bour­geoises de répar­ti­tion (pri­vi­lèges) n’est pas une contra­dic­tion, mais le fon­de­ment même du sys­tème bureau­cra­tique sovié­tique ; ces rap­ports sont sta­bi­li­sés depuis cin­quante ans et ils pré­fi­gurent peut-être ceux du capi­ta­lisme à son stade le plus déve­lop­pé. Les soi-disant conquêtes du pro­lé­ta­riat : éta­ti­sa­tion, pla­ni­fi­ca­tion, mono­pole du com­merce exté­rieur, sont les bases mêmes de la domi­na­tion de la bureau­cra­tie [[Pré­ci­sons que, pour nous, les­dites « conquêtes d’octobre » (éta­ti­sa­tion, dénom­mée natio­na­li­sa­tion, des moyens de pro­duc­tion et d’échange ; mono­pole du com­merce exté­rieur ; pla­ni­fi­ca­tion) consti­tuent au plan éco­no­mique les fon­de­ments de l’accumulation du capi­tal sur des bases natio­nales dans un pays ancien­ne­ment domi­né par l’impérialisme, et au plan social les condi­tions néces­saires à la consti­tu­tion d’une nou­velle classe sociale, diver­se­ment qua­li­fiée : bour­geoi­sie d’État, bureau­cra­tie, etc.]] et les formes mêmes de la pro­prié­té oli­gar­chique sur les moyens de pro­duc­tion. Leur remise en cause, soit vers des formes socia­listes, soit vers des formes capi­ta­listes tra­di­tion­nelles se heur­te­rait à l’opposition vio­lente de la bureaucratie. 

Les inves­tis­se­ments occi­den­taux en Europe de l’Est, en Rus­sie, en Chine, n’ébranleront par la pro­prié­té « col­lec­tive » de la bureau­cra­tie sur les moyens de pro­duc­tion, ils ne réta­bli­ront pas la pro­prié­té pri­vée. Cela, les capi­ta­listes amé­ri­cains et autres n’y tiennent pas. Les inves­tis­se­ments occi­den­taux en Rus­sie, joints à la forme éta­ti­sée de pro­duc­tion, consti­tuent pour les impé­ria­listes amé­ri­cains les meilleures condi­tions sociales pour l’exploitation du tra­vail sala­rié : un pro­lé­ta­riat dis­ci­pli­né et qua­li­fié, une infra­struc­ture suf­fi­sam­ment déve­lop­pée, un mar­ché affa­mé de biens de consom­ma­tion. En d’autres termes, l’impérialisme amé­ri­cain inves­tit en URSS, la bureau­cra­tie ouvre le mar­ché sovié­tique et exploite le pro­lé­ta­riat pour lui 

Conclusion

Dans l’immédiat, la conver­gence entre les impé­ria­lismes occi­den­taux aux capa­ci­tés éco­no­miques excé­den­taires qui cherchent des mar­chés à l’Est, et des États de l’Est qui, à la dif­fé­rence des pays sous-déve­lop­pés, ont une solide infra­struc­ture éco­no­mique mais manquent de devises et de tech­no­lo­gie, cette conver­gence per­met­tra de résoudre momen­ta­né­ment cer­taines contra­dic­tions qui auraient pu résul­ter dans une vaste crise économique. 

Mais, en défi­ni­tive, l’évolution actuelle, si elle se confirme, aura une autre consé­quence, à terme : en liant le pro­lé­ta­riat de l’Est au mar­ché mon­dial, et par consé­quent au pro­lé­ta­riat inter­na­tio­nal, l’union de la classe ouvrière inter­na­tio­nale contre la socié­té d’exploitation, qu’elle soit capi­ta­liste ou bureau­cra­tique, devien­dra peut-être une réalité. 

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