On ne saurait d’ailleurs rendre quiconque responsable d’un tel état de fait. L’immense enthousiasme déclenché par la révolution russe dans le prolétariat international, la censure sociale par laquelle fut entretenu le mythe bolchevique, puis la dictature stalinienne, son emprise sur la classe ouvrière par des organisations politiques et syndicales policières, le terrorisme idéologique dans lequel était emprisonnée toute velléité de réflexion libre et originale entraînèrent un reflux des luttes ouvrières.
Il fallut la lente désagrégation du carcan stalinien, politique et idéologique, la crise ouverte au sein de la classe bureaucratique communiste pour que puisse s’exprimer parmi les travailleurs une nouvelle poussée vers la prise en main de leur lutte. Répondant à cette résurgence sur le plan social, un courant idéologique peu à peu prit forme. On commença de déchanter à propos du stalinisme officiel, puis les études reprirent sur la révolution russe. On remit en cause le mythe de Lénine. Un mouvement anti-autoritaire vit le jour, vague, confus, constitué des débris de l’ancien et des aspirations nouvelles.
Cependant, ce renouveau théorique demeure, aujourd’hui encore, dans son ensemble, empêtré dans la problématique d’où il a surgi. Les uns se contentèrent de proposer sans critique l’orthodoxie « anarchiste », livrant en bloc toutes les productions antérieures du mouvement libertaire comme vérité à prendre ou à laisser, comme si un siècle d’histoire vivante pouvait présenter une unité ; les autres, oubliant que le léninisme était bel et bien le rejeton du marxisme originel, se mirent à inventer des synthèses ! on eut la bouche pleine de marxisme libertaire, on voulait bien toucher à tout, mais pas mettre en cause le premier père ; bref, d’un côté comme de l’autre et aussi libertaire qu’on fût, on n’avait pas les reins assez solides pour vivre ailleurs que dans la mouvance marxienne, que ce soit sur un mode positif ou négatif.
En conséquence de quoi, personne ne se pencha sur ce qui avait pu être produit dans la science contemporaine en dehors de cette mouvance, tant on demeurait hypnotisé par ce que Marx avait pu dire ou pu faire. Ce fut le cas de la psychanalyse. Rarissimes sont les articles parus dans la presse révolutionnaire à ce sujet. Nous pensons que le moment est venu de combler cette lacune.
La psychanalyse, qu’est-ce que c’est ?
La psychanalyse se présenta à l’origine comme une technique, utilisée en médecine pour guérir les névroses [[On distingue en pathologie mentale deux grandes catégories de troubles : les névroses (névrose d’angoisse, phobique, obsessionnelle, hystérie) et les psychoses (schizophrénie, paranoïa). Les premières, à propos desquelles la psychanalyse est la seule technique efficace, dont la compréhension fut apportée par Freud et lors desquelles le sujet demeure conscient de ses troubles et adapté à la réalité. Les secondes, dans lesquelles on voit un peu plus clair aujourd’hui, grâce aux travaux de Lacan. Ici, les troubles (délires, incohérences…) ne sont pas perçus comme tels et le malade peut totalement « déraper » de la réalité.]]. Mais, très vite, elle dépassa le cadre de la thérapeutique pour devenir une méthode d’investigation de toutes sortes de phénomènes (analyse des rêves, des lapsus, des mots d’esprit…) et finit par élaborer une théorie fort complexe du sujet humain à partir du matériel pratique accumulé (découverte de l’inconscient, de la sexualité enfantine, position nouvelle du problème du langage, analyse spécifique de la religion, de l’armée, de la science, du pouvoir). Toute une littérature se mit à proliférer à ce sujet. Les travaux de Freud demeurant néanmoins en la matière les seuls qui soient vraiment importants pour quiconque veut s’initier au problème. Très vite, en effet, toute l’affaire dégénéra en une mixture incroyablement indigeste qui, dans l’ensemble, ne dépassa pas le niveau du commentaire. À côté de cette littérature proprement psychanalytique, apparut aussi toute une production parallèle, qu’on peut classer sous la rubrique « freudo-marxisme », fantastique déferlement de doctrines de l’évasion où, sans doute, ni Freud ni Marx n’auraient jamais pu retrouver leurs petits. Le cas le plus marquant fut celui de Reich (dont on connaît les démêlés avec les anarcho-syndicalistes allemands de son temps).
La dernière en date des entreprises publicitaires de ce genre qui ait réussi semble celle d’Ivan Illitch, en plus suave, plus curé. Quoi qu’il en soit tout cela ne présente aucun intérêt, ni scientifique, ni pratique.
Psychanalyse et théorie révolutionnaire du prolétariat
Lénine, les groupes gauchistes qui s’en réclament, les théoriciens marxistes du mouvement des conseils ont souvent reproché à la psychanalyse d’ignorer le problème de la lutte de classes et en particulier de ne pas contribuer à l’élaboration de la théorie révolutionnaire du mouvement ouvrier, pour finalement en conclure qu’il s’agissait d’une idéologie bourgeoise. La position objective de classe des psychanalystes (appartenance à la petite-bourgeoisie) a souvent aussi été incriminée.
Effectivement, les psychanalystes demeurent dans leur pratique tributaires de l’échange marchand, à leur profit. Ils appartiennent comme catégorie à la bourgeoisie, mais en cela d’ailleurs ni plus ni moins que les médecins ou les autres catégories de savants ou de cadres supérieurs. Le problème est le même pour toutes les sciences et il n’est venu à l’idée de personne (sauf de Staline) de dire que la physique est une science bourgeoise…
Il y a deux points sur lesquels nous voudrions insister pour essayer d’y voir un peu plus clair sur les rapports entre les deux théories :
• En premier lieu, la pratique psychanalytique ne s’exerce que par rapport à un individu (le malade ou l’analysant) et les analystes dans cette pratique ne peuvent pas plus rencontrer la lutte de classes que les linguistes par exemple, les uns et les autres n’ayant à étudier que des objets spécifiques (la langue, l’inconscient) et il est idiot de demander à la psychanalyse ce qu’elle ne peut pas donner. La plus belle fille du monde… Par contre, ce qu’on peut en attendre c’est un éclairage sur les mécanismes « microscopiques » chez l’individu par lesquels, par exemple, agissent l’autorité, la religion mais pas du tout la signification globale, sociale de l’État, de l’armée, de l’Église.
• Surtout, il est tout à fait hors de question pour nous, anarcho-syndicalistes, de demander, contrairement à tous les courants « autoritaires » du socialisme, à quelque science que ce soit, même la plus rigoureuse, d’élaborer une théorie de la révolution sociale. Ce que nous appelons autonomie du prolétariat, c’est une autonomie organisationnelle mais aussi théorique ; c’est-à-dire qu’au sein de la classe ouvrière apparaissent peu à peu des formes d’organisation et des théories entièrement engendrées par les travailleurs en lutte et toute tentative par un corps de savants ou d’intellectuels de se placer en position « d’ingénieur en chef de la révolution mondiale », pour employer l’expression de Bakounine à propos de l’activité de Marx dans la Première Internationale, est une tentative frauduleuse qui permet aux intellectuels de la petite-bourgeoisie, en parlant au nom de la science, de prendre le pouvoir, ce qui aboutit comme on sait à la constitution illico d’une nouvelle classe exploiteuse.
Par conséquent il n’y a pas lieu d’exiger de la psychanalyse qu’elle devienne une branche d’un nouveau « socialisme scientifique ». Il faut n’avoir rien compris à la dynamique révolutionnaire pour s’indigner parce qu’une science ne parle jamais au nom des travailleurs.
Ces réserves faites, il est évident que les acquis de la recherche scientifique peuvent être utilisés par les organisations ouvrières si celles-ci y voient un intérêt dans leur lutte idéologique ou politique.
Quelques exemples
Ainsi on trouve dans ces acquis de la recherché psychanalytique, de ce point de vue spécifique qui est le sien, des points importants qui convergent avec les intuitions et les analyses des théoriciens libertaires du XIXe siècle, en les développant parfois. On ne peut que citer des exemples dans un article qui ne prétend pas énoncer une vérité nouvelle mais seulement attirer l’attention sur des problèmes généralement peu traités.
Par exemple, à propos de la croyance et de la pratique religieuses, les analyses de Freud, qui y voit un phénomène de nature obsessionnelle, rejoignent la critique de Stirner : « le sacré, c’est l’idée fixe », à propos de la structure de l’armée également.
Beaucoup plus importantes à cet égard, les analyses de Bakounine sur le contenu des relations sociales, l’importance du langage, de « l’autre » dans la constitution du sujet humain ; ces fondements reconnus par lui comme nécessaires pour toute problématique de la liberté, et la constitution de toute éthique libertaire anticipent largement, de manière fondamentale, sur les découvertes de la seconde génération des psychanalystes.
Un dernier exemple, plus récent et qui peut donner à certains l’idée d’aller y voir de plus près. Il vient de paraître aux Éditions du Seuil, un ouvrage de Pierre Legendre, psychanalyste et historien des institutions, ouvrage intitulé l’Amour du censeur, qui traite justement de l’autorité, de l’État centraliste occidental, français en particulier, de la bureaucratie nationaliste qu’il développe et de son rapport originel et fondamental à la structure de l’Église catholique qui lui a servi de référence, une étude sur « les thèmes qui fondent la croyance au pouvoir » et qui entraînent à aimer ça. Il s’agit d’un livre un peu « ésotérique », écrit dans ce style contemporain, qui peut apparaître parfois affligeant. On peut regretter surtout que la constitution de la bureaucratie étatique soit étudiée uniquement en rapport avec les discours théologiques, puis politiques, juridiques qui l’expliquent et jamais en rapport avec l’exploitation économique qui en constitue pour nous le fondement. L’auteur s’est interrogé sur la science canonique qui fut celle des clercs du Moyen Age, avant d’être celle des juristes de la République et de la propagande contemporaine. De son point de vue, psychanalytique, il en vient à reconnaître la valeur des analyses proudhoniennes : « Nul mieux que Proudhon n’a su mettre en évidence la superposition des deux discours, le laïque et le religieux, et la concordance des deux langues pour dire le droit de l’autorité ; au chapitre du paupérisme, une doctrine de la grâce vient à point nommé spiritualiser la justice des propriétaires. » À propos des « sciences nouvelles », dans le même ordre d’idées : « Cette frénésie de l’explicite obtient pour résultat essentiel de dévaloriser l’ancienne rhétorique nationaliste, non démolir l’État centraliste et ses classes. »
Conclusion
Aujourd’hui où des théoriciens, extérieurs au mouvement ouvrier, mais du point de vue scientifique qui est le leur, rejoignent les critiques qui furent classiquement celles du mouvement libertaire, il nous appartient, à nous anarcho-syndicalistes, de développer ces critiques, en utilisant les résultats des recherches scientifiques actuelles et l’héritage de plus d’un siècle de réflexions et d’expériences libertaires. Ainsi, à propos de ces discours scientifiques qui justifient les organisations bureaucratiques des États, il nous appartient de pointer les querelles dans l’Internationale et la lutte acharnée que dut mener Bakounine contre ceux qui, justement, en posant leur discours comme celui de la science, voulurent, au nom de cette science, imposer leur pouvoir au prolétariat. Il nous appartient, face à tous ces discours, ceux de l’Église, ceux de l’État, ceux de la science, de soutenir qu’il en est un (absent des analyses de M. Legendre) absolument irréductible à tout autre, et le seul qui soit prometteur d’espérance, celui des masses laborieuses s’organisant et luttant, et découvrant dans cette lutte qu’il n’est qu’un terme à leur exploitation, la révolution sociale.