La Presse Anarchiste

Psychanalyse et socialisme libertaire

DEPUIS un demi-siècle, le mou­ve­ment liber­taire dans ce pays a vécu d’un héri­tage. Long­temps, de maigres cercles, divi­sés par des que­relles intes­tines, se conten­tèrent de main­te­nir la mémoire des expé­riences anté­rieures et des textes du pas­sé. Mais, pra­ti­que­ment aucune recherche théo­rique, aucun renou­vel­le­ment idéo­lo­gique, le tout en par­fait accord avec l’absence qua­si totale de pra­tique. Len­te­ment, mais iné­luc­ta­ble­ment, le mou­ve­ment liber­taire se trans­for­mait en petite secte, aus­si fana­tique que les autres. 

On ne sau­rait d’ailleurs rendre qui­conque res­pon­sable d’un tel état de fait. L’immense enthou­siasme déclen­ché par la révo­lu­tion russe dans le pro­lé­ta­riat inter­na­tio­nal, la cen­sure sociale par laquelle fut entre­te­nu le mythe bol­che­vique, puis la dic­ta­ture sta­li­nienne, son emprise sur la classe ouvrière par des orga­ni­sa­tions poli­tiques et syn­di­cales poli­cières, le ter­ro­risme idéo­lo­gique dans lequel était empri­son­née toute vel­léi­té de réflexion libre et ori­gi­nale entraî­nèrent un reflux des luttes ouvrières. 

Il fal­lut la lente désa­gré­ga­tion du car­can sta­li­nien, poli­tique et idéo­lo­gique, la crise ouverte au sein de la classe bureau­cra­tique com­mu­niste pour que puisse s’exprimer par­mi les tra­vailleurs une nou­velle pous­sée vers la prise en main de leur lutte. Répon­dant à cette résur­gence sur le plan social, un cou­rant idéo­lo­gique peu à peu prit forme. On com­men­ça de déchan­ter à pro­pos du sta­li­nisme offi­ciel, puis les études reprirent sur la révo­lu­tion russe. On remit en cause le mythe de Lénine. Un mou­ve­ment anti-auto­ri­taire vit le jour, vague, confus, consti­tué des débris de l’ancien et des aspi­ra­tions nouvelles. 

Cepen­dant, ce renou­veau théo­rique demeure, aujourd’hui encore, dans son ensemble, empê­tré dans la pro­blé­ma­tique d’où il a sur­gi. Les uns se conten­tèrent de pro­po­ser sans cri­tique l’orthodoxie « anar­chiste », livrant en bloc toutes les pro­duc­tions anté­rieures du mou­ve­ment liber­taire comme véri­té à prendre ou à lais­ser, comme si un siècle d’histoire vivante pou­vait pré­sen­ter une uni­té ; les autres, oubliant que le léni­nisme était bel et bien le reje­ton du mar­xisme ori­gi­nel, se mirent à inven­ter des syn­thèses ! on eut la bouche pleine de mar­xisme liber­taire, on vou­lait bien tou­cher à tout, mais pas mettre en cause le pre­mier père ; bref, d’un côté comme de l’autre et aus­si liber­taire qu’on fût, on n’avait pas les reins assez solides pour vivre ailleurs que dans la mou­vance mar­xienne, que ce soit sur un mode posi­tif ou négatif. 

En consé­quence de quoi, per­sonne ne se pen­cha sur ce qui avait pu être pro­duit dans la science contem­po­raine en dehors de cette mou­vance, tant on demeu­rait hyp­no­ti­sé par ce que Marx avait pu dire ou pu faire. Ce fut le cas de la psy­cha­na­lyse. Raris­simes sont les articles parus dans la presse révo­lu­tion­naire à ce sujet. Nous pen­sons que le moment est venu de com­bler cette lacune.

La psychanalyse, qu’est-ce que c’est ?

La psy­cha­na­lyse se pré­sen­ta à l’origine comme une tech­nique, uti­li­sée en méde­cine pour gué­rir les névroses [[On dis­tingue en patho­lo­gie men­tale deux grandes caté­go­ries de troubles : les névroses (névrose d’angoisse, pho­bique, obses­sion­nelle, hys­té­rie) et les psy­choses (schi­zo­phré­nie, para­noïa). Les pre­mières, à pro­pos des­quelles la psy­cha­na­lyse est la seule tech­nique effi­cace, dont la com­pré­hen­sion fut appor­tée par Freud et lors des­quelles le sujet demeure conscient de ses troubles et adap­té à la réa­li­té. Les secondes, dans les­quelles on voit un peu plus clair aujourd’hui, grâce aux tra­vaux de Lacan. Ici, les troubles (délires, inco­hé­rences…) ne sont pas per­çus comme tels et le malade peut tota­le­ment « déra­per » de la réa­li­té.]]. Mais, très vite, elle dépas­sa le cadre de la thé­ra­peu­tique pour deve­nir une méthode d’investigation de toutes sortes de phé­no­mènes (ana­lyse des rêves, des lap­sus, des mots d’esprit…) et finit par éla­bo­rer une théo­rie fort com­plexe du sujet humain à par­tir du maté­riel pra­tique accu­mu­lé (décou­verte de l’inconscient, de la sexua­li­té enfan­tine, posi­tion nou­velle du pro­blème du lan­gage, ana­lyse spé­ci­fique de la reli­gion, de l’armée, de la science, du pou­voir). Toute une lit­té­ra­ture se mit à pro­li­fé­rer à ce sujet. Les tra­vaux de Freud demeu­rant néan­moins en la matière les seuls qui soient vrai­ment impor­tants pour qui­conque veut s’initier au pro­blème. Très vite, en effet, toute l’affaire dégé­né­ra en une mix­ture incroya­ble­ment indi­geste qui, dans l’ensemble, ne dépas­sa pas le niveau du com­men­taire. À côté de cette lit­té­ra­ture pro­pre­ment psy­cha­na­ly­tique, appa­rut aus­si toute une pro­duc­tion paral­lèle, qu’on peut clas­ser sous la rubrique « freu­do-mar­xisme », fan­tas­tique défer­le­ment de doc­trines de l’évasion où, sans doute, ni Freud ni Marx n’auraient jamais pu retrou­ver leurs petits. Le cas le plus mar­quant fut celui de Reich (dont on connaît les démê­lés avec les anar­cho-syn­di­ca­listes alle­mands de son temps). 

La der­nière en date des entre­prises publi­ci­taires de ce genre qui ait réus­si semble celle d’Ivan Illitch, en plus suave, plus curé. Quoi qu’il en soit tout cela ne pré­sente aucun inté­rêt, ni scien­ti­fique, ni pratique. 

Psychanalyse et théorie révolutionnaire du prolétariat

Lénine, les groupes gau­chistes qui s’en réclament, les théo­ri­ciens mar­xistes du mou­ve­ment des conseils ont sou­vent repro­ché à la psy­cha­na­lyse d’ignorer le pro­blème de la lutte de classes et en par­ti­cu­lier de ne pas contri­buer à l’élaboration de la théo­rie révo­lu­tion­naire du mou­ve­ment ouvrier, pour fina­le­ment en conclure qu’il s’agissait d’une idéo­lo­gie bour­geoise. La posi­tion objec­tive de classe des psy­cha­na­lystes (appar­te­nance à la petite-bour­geoi­sie) a sou­vent aus­si été incriminée. 

Effec­ti­ve­ment, les psy­cha­na­lystes demeurent dans leur pra­tique tri­bu­taires de l’échange mar­chand, à leur pro­fit. Ils appar­tiennent comme caté­go­rie à la bour­geoi­sie, mais en cela d’ailleurs ni plus ni moins que les méde­cins ou les autres caté­go­ries de savants ou de cadres supé­rieurs. Le pro­blème est le même pour toutes les sciences et il n’est venu à l’idée de per­sonne (sauf de Sta­line) de dire que la phy­sique est une science bourgeoise… 

Il y a deux points sur les­quels nous vou­drions insis­ter pour essayer d’y voir un peu plus clair sur les rap­ports entre les deux théories : 

• En pre­mier lieu, la pra­tique psy­cha­na­ly­tique ne s’exerce que par rap­port à un indi­vi­du (le malade ou l’analysant) et les ana­lystes dans cette pra­tique ne peuvent pas plus ren­con­trer la lutte de classes que les lin­guistes par exemple, les uns et les autres n’ayant à étu­dier que des objets spé­ci­fiques (la langue, l’inconscient) et il est idiot de deman­der à la psy­cha­na­lyse ce qu’elle ne peut pas don­ner. La plus belle fille du monde… Par contre, ce qu’on peut en attendre c’est un éclai­rage sur les méca­nismes « micro­sco­piques » chez l’individu par les­quels, par exemple, agissent l’autorité, la reli­gion mais pas du tout la signi­fi­ca­tion glo­bale, sociale de l’État, de l’armée, de l’Église.

• Sur­tout, il est tout à fait hors de ques­tion pour nous, anar­cho-syn­di­ca­listes, de deman­der, contrai­re­ment à tous les cou­rants « auto­ri­taires » du socia­lisme, à quelque science que ce soit, même la plus rigou­reuse, d’élaborer une théo­rie de la révo­lu­tion sociale. Ce que nous appe­lons auto­no­mie du pro­lé­ta­riat, c’est une auto­no­mie orga­ni­sa­tion­nelle mais aus­si théo­rique ; c’est-à-dire qu’au sein de la classe ouvrière appa­raissent peu à peu des formes d’organisation et des théo­ries entiè­re­ment engen­drées par les tra­vailleurs en lutte et toute ten­ta­tive par un corps de savants ou d’intellectuels de se pla­cer en posi­tion « d’ingénieur en chef de la révo­lu­tion mon­diale », pour employer l’expression de Bakou­nine à pro­pos de l’activité de Marx dans la Pre­mière Inter­na­tio­nale, est une ten­ta­tive frau­du­leuse qui per­met aux intel­lec­tuels de la petite-bour­geoi­sie, en par­lant au nom de la science, de prendre le pou­voir, ce qui abou­tit comme on sait à la consti­tu­tion illi­co d’une nou­velle classe exploiteuse. 

Par consé­quent il n’y a pas lieu d’exiger de la psy­cha­na­lyse qu’elle devienne une branche d’un nou­veau « socia­lisme scien­ti­fique ». Il faut n’avoir rien com­pris à la dyna­mique révo­lu­tion­naire pour s’indigner parce qu’une science ne parle jamais au nom des travailleurs. 

Ces réserves faites, il est évident que les acquis de la recherche scien­ti­fique peuvent être uti­li­sés par les orga­ni­sa­tions ouvrières si celles-ci y voient un inté­rêt dans leur lutte idéo­lo­gique ou politique. 

Quelques exemples

Ain­si on trouve dans ces acquis de la recher­ché psy­cha­na­ly­tique, de ce point de vue spé­ci­fique qui est le sien, des points impor­tants qui convergent avec les intui­tions et les ana­lyses des théo­ri­ciens liber­taires du XIXe siècle, en les déve­lop­pant par­fois. On ne peut que citer des exemples dans un article qui ne pré­tend pas énon­cer une véri­té nou­velle mais seule­ment atti­rer l’attention sur des pro­blèmes géné­ra­le­ment peu traités. 

Par exemple, à pro­pos de la croyance et de la pra­tique reli­gieuses, les ana­lyses de Freud, qui y voit un phé­no­mène de nature obses­sion­nelle, rejoignent la cri­tique de Stir­ner : « le sacré, c’est l’idée fixe », à pro­pos de la struc­ture de l’armée également. 

Beau­coup plus impor­tantes à cet égard, les ana­lyses de Bakou­nine sur le conte­nu des rela­tions sociales, l’importance du lan­gage, de « l’autre » dans la consti­tu­tion du sujet humain ; ces fon­de­ments recon­nus par lui comme néces­saires pour toute pro­blé­ma­tique de la liber­té, et la consti­tu­tion de toute éthique liber­taire anti­cipent lar­ge­ment, de manière fon­da­men­tale, sur les décou­vertes de la seconde géné­ra­tion des psychanalystes. 

Un der­nier exemple, plus récent et qui peut don­ner à cer­tains l’idée d’aller y voir de plus près. Il vient de paraître aux Édi­tions du Seuil, un ouvrage de Pierre Legendre, psy­cha­na­lyste et his­to­rien des ins­ti­tu­tions, ouvrage inti­tu­lé l’Amour du cen­seur, qui traite jus­te­ment de l’autorité, de l’État cen­tra­liste occi­den­tal, fran­çais en par­ti­cu­lier, de la bureau­cra­tie natio­na­liste qu’il déve­loppe et de son rap­port ori­gi­nel et fon­da­men­tal à la struc­ture de l’Église catho­lique qui lui a ser­vi de réfé­rence, une étude sur « les thèmes qui fondent la croyance au pou­voir » et qui entraînent à aimer ça. Il s’agit d’un livre un peu « éso­té­rique », écrit dans ce style contem­po­rain, qui peut appa­raître par­fois affli­geant. On peut regret­ter sur­tout que la consti­tu­tion de la bureau­cra­tie éta­tique soit étu­diée uni­que­ment en rap­port avec les dis­cours théo­lo­giques, puis poli­tiques, juri­diques qui l’expliquent et jamais en rap­port avec l’exploitation éco­no­mique qui en consti­tue pour nous le fon­de­ment. L’auteur s’est inter­ro­gé sur la science cano­nique qui fut celle des clercs du Moyen Age, avant d’être celle des juristes de la Répu­blique et de la pro­pa­gande contem­po­raine. De son point de vue, psy­cha­na­ly­tique, il en vient à recon­naître la valeur des ana­lyses prou­dho­niennes : « Nul mieux que Prou­dhon n’a su mettre en évi­dence la super­po­si­tion des deux dis­cours, le laïque et le reli­gieux, et la concor­dance des deux langues pour dire le droit de l’autorité ; au cha­pitre du pau­pé­risme, une doc­trine de la grâce vient à point nom­mé spi­ri­tua­li­ser la jus­tice des pro­prié­taires. » À pro­pos des « sciences nou­velles », dans le même ordre d’idées : « Cette fré­né­sie de l’explicite obtient pour résul­tat essen­tiel de déva­lo­ri­ser l’ancienne rhé­to­rique natio­na­liste, non démo­lir l’État cen­tra­liste et ses classes. » 

Conclusion

Aujourd’hui où des théo­ri­ciens, exté­rieurs au mou­ve­ment ouvrier, mais du point de vue scien­ti­fique qui est le leur, rejoignent les cri­tiques qui furent clas­si­que­ment celles du mou­ve­ment liber­taire, il nous appar­tient, à nous anar­cho-syn­di­ca­listes, de déve­lop­per ces cri­tiques, en uti­li­sant les résul­tats des recherches scien­ti­fiques actuelles et l’héritage de plus d’un siècle de réflexions et d’expériences liber­taires. Ain­si, à pro­pos de ces dis­cours scien­ti­fiques qui jus­ti­fient les orga­ni­sa­tions bureau­cra­tiques des États, il nous appar­tient de poin­ter les que­relles dans l’Internationale et la lutte achar­née que dut mener Bakou­nine contre ceux qui, jus­te­ment, en posant leur dis­cours comme celui de la science, vou­lurent, au nom de cette science, impo­ser leur pou­voir au pro­lé­ta­riat. Il nous appar­tient, face à tous ces dis­cours, ceux de l’Église, ceux de l’État, ceux de la science, de sou­te­nir qu’il en est un (absent des ana­lyses de M. Legendre) abso­lu­ment irré­duc­tible à tout autre, et le seul qui soit pro­met­teur d’espérance, celui des masses labo­rieuses s’organisant et lut­tant, et décou­vrant dans cette lutte qu’il n’est qu’un terme à leur exploi­ta­tion, la révo­lu­tion sociale. 

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