La Presse Anarchiste

Renault, Zimmerfer, Girosteel, Dauphilait : L’action des O.S.

[*♦ Remise en cause de l’organisation par­cel­lisée du travail

♦ Brèche vers l’égalisation des salaires et des statuts*]

Le con­flit Renault a fait couler beau­coup d’encre et de salive s’apparentant le plus sou­vent à la « pol­lu­tion intel­lectuelle » courante car ce sont rarement les tra­vailleurs eux-mêmes qui s’expriment col­lec­tive­ment dans les organes dits « d’information ».

Quelles sont les ver­sions de « l’affaire » répan­dues dans le public : 

Le patronat : « Les organ­i­sa­tions ouvrières ont été pris­es de vitesse par la base… le fos­sé s’est creusé entre une par­tie de la base et les syndicats…» 

« Les syn­di­cats sont désavoués… Les gauchistes impulsent les actions…» 

Les gauchistes : «…Une fois de plus, la com­bat­iv­ité ouvrière débor­de les syndicats…»

Quant à nous, anar­cho-syn­di­cal­istes, qui faisons par­tie de la classe ouvrière, il nous paraît préférable de renon­cer aux images d’épinal pour analyser la réal­ité vécue par les tra­vailleurs de Renault en lutte, avec toute sa com­plex­ité : c’est peut-être plus dif­fi­cile mais autrement plus utile au mou­ve­ment ouvrier. 

Les organisations syndicales – débordées ou non

Force ouvrière :

Dès le début ce syn­di­cat a désavoué comme aven­tur­iste la grève avec occu­pa­tion des O.S. (ouvri­ers spé­cial­isés) des press­es (départe­ment 12) dont 99,5% sont des immi­grés. Depuis, il s’enferme dans une atti­tude qui en fait un allié de la direc­tion. Les déc­la­ra­tions à la radio du « cama­rade » Berg­eron appelant ces mil­i­tants – à Renault et ailleurs – à pren­dre garde aux actions irre­spon­s­ables qui mèn­eraient on ne sait où (l) vont dans le même sens. 

La C.G.T. :

Cette puis­sante machine bureau­cra­tique, appuyée sur les cel­lules du Par­ti com­mu­niste et sur le per­son­nel du Comité d’entreprise, bute sur de solides grains de sable, aus­si bien à Flins (où la C.F.D.T. est bien implan­tée) qu’à Bil­lan­court ou San­dou­ville où elle est pour­tant large­ment majoritaire. 

Aus­si, dès les pre­mières négo­ci­a­tions, L’Humanité annonçait que les tra­vailleurs des press­es avaient repris le tra­vail, en titrant : Vic­toire. Or, seule la pre­mière équipe du soir (ils font les 3 X 8) où la C.G.T. avait une implan­ta­tion, avaient voté la reprise. Mais les deux autres équipes, moins tra­vail­lées par la C.G.T. et ten­ant compte des aspects négat­ifs soulignés par le syn­di­cat C.F.D.T. Renault décidaient de pour­suiv­re la grève. La pre­mière équipe s’y joignait alors unanime­ment. Dès ce moment, les tra­vailleurs des press­es. ain­si que ceux de la sel­l­erie égale­ment en grève, se défient de la C.G.T. On a même pu voir Sil­vain – super secré­taire de la C.G.T.-Renault – dire lors d’un meet­ing aux press­es : « Approchez… Approchez…» Ceux-ci, tout en se rec­u­lant, l’obligèrent à renon­cer à la parole… 

À par­tir de ce moment, la C.G.T., ayant peur d’être débor­dée, emploie un lan­gage dur allant par­fois jusqu’au « gauchisme » (ver­bal, ras­surez-vous!). Elle se prête à des déc­la­ra­tions et inter­views « tous azimuts » facil­i­tant la tâche de ceux qui ont intérêt à ce que l’équation « syn­di­cats = C.G.T. » soit assim­ilée. Elle tente de lim­iter et de canalis­er l’action et, en tout cas, d’éviter toute occu­pa­tion. Elle est cepen­dant mal à l’aise car les O.S. (pour l’essentiel des immi­grés) se méfient d’elle – l’essentiel de ses mil­i­tants sont des O.P. – de toute façon, il ne faut en aucun cas sous-estimer ses forces mil­i­tantes pour récupér­er des mou­ve­ments si ceux-ci ne traduisent que des révoltes occa­sion­nelles. De toute façon. on ne récupère que ce qui est récupérable… 

La C.F.D.T. :

Dès le début du con­flit, le syn­di­cat C.F.D.T.-Renault a la con­fi­ance des tra­vailleurs des press­es (bien qu’ayant un seul adhérent à l’origine). Il se fait accom­pa­g­n­er dans les négo­ci­a­tions par des délégués des tra­vailleurs en lutte avec qui il est en rap­port con­stant. C’est lui qu’ils vien­nent chercher pour déjouer les manœu­vres diverses. 

À la sel­l­erie (départe­ment 74–55) où une trentaine d’O.S. sont en grève (bonne implan­ta­tion de la C.F.D.T.) elle peut met­tre encore mieux en pra­tique le rôle qu’elle donne au syn­di­cat : aider les tra­vailleurs à clar­i­fi­er leurs exi­gences, définir leurs formes d’action.

Dans ce secteur, où la C.G.T. ne peut met­tre les pieds, de nom­breux tra­vailleurs adhéreront col­lec­tive­ment à la C.F.D.T.

Encour­agée par ces résul­tats, la C.F.D.T. décide d’aller réelle­ment à l’écoute des tra­vailleurs et non de la C.G.T.: il faut tra­vailler à Renault pour savoir ce que cela implique comme dif­fi­cultés quotidiennes… 

Ain­si, dès que le lock-out est annon­cé, la C.F.D.T. se pose le prob­lème de l’occupation. Il ressort des dis­cus­sions dans le syn­di­cat qu’il ne sert à rien de lancer le mot d’ordre en essayant de débor­der la C.G.T. s’il ne repose pas sur une volon­té con­sciente des tra­vailleurs con­cernés. Pour cela il faut favoris­er les dis­cus­sions entre les tra­vailleurs. Ain­si, dans un tract C.F.D.T. du 29 mars : 

«…en nous lock-out­ant, la direc­tion tente de bris­er les liaisons entre les équipes. Restons sur les chaînes, dans les ate­liers, jusqu’à l’arrivée de l’équipe suiv­ante. Il nous faut opér­er la jonc­tion avec les autres équipes, les informer de nos actions, dis­cuter avec nos cama­rades pour décider ensem­ble de l’action à poursuivre…» 

Il faut savoir qu’en mai 1971 le syn­di­cat C.F.D.T.-Renault réus­sit à faire vot­er l’occupation, mais pra­tique­ment il y eut fort peu de tra­vailleurs pour la réalis­er et ain­si la C.G.T. put l’empêcher… Même si chez cer­tains tra­vailleurs l’équation : « syn­di­cats = C.G.T.: pour­ris », reste de rigueur (ce qui sert par­fois d’alibi pour ne rien faire) de plus en plus nom­breux sont ceux qui se ren­dent compte, à tra­vers des mil­i­tants C.F.D.T., qu’il est pos­si­ble que l’organisation syn­di­cale soit réelle­ment l’organisation per­ma­nente de luttes des travailleurs. 

Les autres positions

Les groupes gauchistes et autres :

Tous les groupes sont représen­tés à la Régie. Citons dans le désor­dre l’A.J.S., la Ligue Com­mu­niste, le P.S., le P.S.U., Lutte Ouvrière… Ils mili­tent dans les organ­i­sa­tions syn­di­cales. et en par­ti­c­uli­er à la C.F.D.T… Devant la com­bat­iv­ité de la base, ils ont été amenés à renon­cer à leur tra­vail habituel de ten­dances, voire de frac­tion, et à accepter la démoc­ra­tie syn­di­cale, d’autant plus qu’ils restent très peu implan­tés chez les immi­grés et les O.S., pour ne pas dire du tout au départe­ment 12. Quant aux maoïstes (cham­pi­ons des comités de luttes) qui mili­tent en dehors des syn­di­cats, l’appui extérieur de quelques intel­lectuels, à la recherche d’une cau­tion ouvrière est insuff­isant pour mas­quer la coupure de leurs quelques mil­i­tants avec la grande masse des travailleurs. 

La direction :

Elle est en posi­tion défen­sive et ne veut en aucun cas voir remis en cause la hiérar­chie qu’elle a établie entre O.S., O.P., et employés, hiérar­chie qui lui per­met de divis­er les tra­vailleurs. À cela s’ajoute la néces­sité pour la direc­tion de la Régie de sanc­tion­ner finan­cière­ment les tra­vailleurs lock-out­és afin de prévenir toute pra­tique de grève-bou­chon… Pour ces raisons, cette dernière a été amenée à dur­cir ses posi­tions. De plus en plus elle utilise l’action des com­man­dos de la maîtrise et de cer­tains gar­di­ens pour impres­sion­ner les grévistes, comme on l’a vu à Bil­lan­court ; de la même manière à Flins, l’action d’environ 400 « ama­teurs de judo » a empêché l’occupation du 17 avril. Elle cherche aus­si à licenci­er des mil­i­tants (26 licen­ciements pronon­cés à Flins le 24 avril). 

Elle reste très con­sciente qu’une vic­toire des tra­vailleurs dans une usine peut entraîn­er des luttes dans toute la Régie, de même qu’une vic­toire à la Régie pour­rait encour­ager les luttes dans la métallurgie… 

Les travailleurs immigrés

Ils con­stituent la très grande par­tie des O.S. de la Régie. Ils sont en règle générale méfi­ants à l’égard des syn­di­cats, étant don­né la pra­tique de la C.G.T. Cepen­dant, plusieurs mil­i­tants C.F.D.T. béné­fi­cient de leur con­fi­ance ; depuis 2 ou 3 ans la C.F.D.T. compte dans ses rangs plusieurs élus immi­grés à l’île Seguin et à Flins. Toutes les nation­al­ités sont représen­tées à la Régie (Maghrébins, Espag­nols, Turcs, Yougoslaves…). 

Durant le con­flit, ils se sont aperçus qu’ils avaient entre leurs mains une arme explo­sive : QUAND LES IMMIGRES S’ARRÊTENT, RENAULT S’ARRÊTE.

Trois faits restent dans leur mémoire collective : 

• Lors de l’enterrement de Nass­er (1971) de nom­breux tra­vailleurs arabes se met­tent en grève… Les chaînes s’arrêtent.

• Le 5 avril, une grève des Maro­cains à Flins, pour pro­test­er con­tre un acte de racisme, paral­yse la production… 

• Lors du con­flit à Bil­lan­court, la grève de l’île Segu,n (9.000 O.S.) a désor­gan­isé la Régie. 

Les grèves-bouchons… ou les réactions en chaînes

À Bil­lan­court, Flins, San­dou­ville, les grèves ont été déclenchées par les tra­vailleurs d’un même ate­lier, blo­quant ain­si les chaînes au bout de quelque temps. Leur action exprime une grande force parce qu’ils se con­nais­sent bien, parce qu’ils font à peu près le même tra­vail, parce que leurs reven­di­ca­tions sont claires, parce qu’ils ont sur­mon­té les divi­sions que ten­tent de leur impos­er le patron et ses représen­tants. Rap­pelons les reven­di­ca­tions essentielles : 

À tra­vail égal, salaire égal. 

Par exem­ple, les tra­vailleurs du départe­ment 12, qui font tous le même tra­vail, étaient O.S. classe 8, O.S. classe 9, et quelques-uns P.l F. indice B, C ou D. Ils demandaient à être classés P1F max­i­mum. Une telle reven­di­ca­tion a une sig­ni­fi­ca­tion révo­lu­tion­naire trop sou­vent passée sous silence ; par cela la cota­tion des postes est remise en ques­tion. Nous citerons, pour illus­tr­er ce fait, un tract C.F.D.T. des­tiné aux men­su­els de BUlancourt : 

« Ce n’est pas l’ouvrier que la direc­tion paie, mais la machine. Le salaire est cal­culé en fonc­tion du poste occupé, et un ouvri­er qui change de poste voit son salaire et ses primes mod­i­fiés. Ce qui est plus grave, c’est que les pro­grès tech­niques, lorsqu’ils sup­pri­ment la péni­bil­ité ou les risques, con­duisent à dimin­uer les gains des O.S. Au lieu de béné­fici­er des pro­grès tech­niques, ils en devi­en­nent les vic­times. Nous-mêmes, chez les men­su­els, nous souf­frons des études de postes qui fix­ent le coef­fi­cient maxi (185, 205, 225) lié à notre tra­vail. Nous avons 2 ou 3 coef­fi­cients, mais pas plus, à gravir pen­dant 20, 30, 40 ans. La lutte des O.S. s’attaque à cette insti­tu­tion que sont les études de postes et elle con­cerne la plu­part d’entre nous…» 

Ain­si, au tra­vers de reven­di­ca­tions qui con­duisent aus­si bien à la remise en cause des clas­si­fi­ca­tions, des con­di­tions de tra­vail, des cadences, c’est toute la sacro-sainte “organ­i­sa­tion sci­en­tifique du tra­vail”» (O.S.T.) qui est con­cernée directe­ment. Pour sat­is­faire ces reven­di­ca­tions pro­fondes, le patronat serait amené à don­ner aux O.S. la respon­s­abil­ité sur leur tra­vail, sur la répar­ti­tion des tâch­es, sur la déf­i­ni­tion du rythme des cadences, sur la déter­mi­na­tion des con­di­tions de tra­vail… Mais alors com­ment jus­ti­fi­er la présence de « chronométreurs », de « con­tremaîtres » ? De là à se pass­er du patron lui-même, il n’y a pas loin… La sit­u­a­tion est donc blo­quée et il faut remar­quer que l’arme qui a servi à découper en tranch­es les temps, les gestes, la vie même des tra­vailleurs (la fameuse. « O.S.T. ») peut se retourn­er aus­si con­tre le patronat lui-même. 


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