Le thème de la « crise de l’impérialisme américain », qui revient souvent dans les analyses des organisations de gauche et d’extrême gauche exprime en général non seulement une sous-estimation de la capacité d’adaptation du capitalisme aux aléas de la crise économique mondiale, mais aussi une connaissance de la nature même de l’impérialisme américain et de ses mécanismes, ainsi que l’incompréhension de la stratégie mondiale de domination de la bourgeoisie américaine.
L’impérialisme américain ne se limite pas à l’existence de firmes multinationales. Mettre en relief la puissance de l’économie américaine sur le marché mondial signifie également montrer le rôle de premier plan que joue l’État comme soutien indispensable dans la création des conditions propices à l’accumulation du capital à l’échelle mondiale.
La première de ces conditions est l’établissement d’un gouvernement dévoué à la cause de l’impérialisme et doté d’une police aux ordres. La deuxième condition est la création d’une infrastructure économique adaptée, grâce à la concession de prêts ou d’aides. Les monopoles industriels ou commerciaux, les firmes multinationales ne songeraient pas un seul instant à investir les sommes considérables qui leur permettent une expansion mondiale si l’État ne leur fournissait pas au départ des garanties sérieuses.
Mais là ne se limitent pas les rapports entre les firmes multinationales et l’État. L’expansion du capital américain a eu besoin de la mise en place d’institutions financières internationales pour financer des activités extrêmement diversifiées dans le monde. Ces institutions sont d’une ampleur qui dépassent les possibilités même des plus grandes firmes et ne peuvent être patronnées que par l’État.
L’expansion du capital américain se fait dans le cadre d’un système monétaire international contrôlé par le dollar, dans le cadre d’un réseau d’accords financiers, de banques de développement et de crédit sous contrôle gouvernemental qui fournissent aux multinationales les fonds dont elles ont besoin pour accroître l’accumulation du capital aux dépens des pays dominés.
L’impérialisme américain étend son pouvoir à la fois aux pays du tiers monde et aux pays capitalistes d’Europe occidentale et au Japon. Dans le tiers monde, l’État compradore, c’est-à-dire l’État dirigé par une fraction de la bourgeoisie nationale au service du capital étranger, a pour fonction essentielle de favoriser l’exploitation des richesses nationales par l’impérialisme. Face à cette fraction de la bourgeoisie se dresse une autre fraction qui ne dispose pas d’un accès direct aux revenus capitalistes étrangers ou nationaux. Ces couches de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie radicale constituent naturellement le personnel dirigeant des mouvements nationalistes révolutionnaires et populaires, et s’efforcent de gagner à leur combat les masses ouvrières et paysannes.
L’État impérialiste joue alors le rôle de gendarme international en usant de multiples pressions, militaires ou économiques, pour préserver les privilèges des firmes multinationales, pour maintenir les conditions de l’accumulation du capital. Intervention militaire, envoi de mercenaires, blocage de crédits, sont les méthodes usuelles employées.
L’État impérialiste se soucie peu de la forme ou des modes de désignation du gouvernement des pays qu’il domine. Il s’accorde aussi bien du Chili fasciste que de l’Allemagne social-démocrate ; ce qui importe, c’est la possibilité d’accès à la plus-value produite sur place et l’établissement de rapports de production favorables à cette appropriation.
Tous les régimes qui ont tenté de modifier les conditions générales de l’appropriation impérialiste, de limiter l’accès du capital US aux ressources des pays dominés en mettant en œuvre des mesures à tendance capitaliste d’État afin de développer le capital sur des bases nationales, ont été victimes d’interventions brutales de la part des agents de l’État américain.
Ce dernier, dans la politique mondiale de l’impérialisme, a pour fonction de maintenir ou de créer un ordre social caractérisé par une accumulation capitaliste d’origine extérieure. Pour ce faire, l’État américain cherche à créer des régimes politiques stables dans les pays dominés, de créer des appareils politiques de domination capables de maintenir des relations d’exploitation au profit des monopoles américains.
Mécanismes de contrôle
Mais le contrôle direct sur l’État du pays dominé n’est qu’un pis-aller. La situation idéale consiste à créer un appareil politique capable de se reproduire lui-même. Ainsi un certain nombre de structures contrôlées par l’État impérialiste jouent un rôle d’instituteur politique : missions militaires, conseillers pédagogiques, techniciens, qui sont chargés de créer des institutions locales visant à former des cadres nationaux dans la ligne, et qui veilleront à ce que l’appareil de l’État dominé se place dans des perspectives concordantes avec celles de l’impérialisme.
La dépendance des pays dominés est révélée en partie par la soumission de leurs programmes de développement technique, économique, éducatif et militaire à la supervision de cadres extérieurs. Contrôler les structures de formation, c’est garantir à long terme une situation de dépendance.
Mais les États dominés ne sont pas simplement des appareils administratifs contrôlés par le capital étranger. Le contrôle réel n’est atteint que lorsque les centres de décisions de l’État dominé intègrent leur politique dans le projet global de l’État impérialiste, sous la forme de projets de développement à long terme.
La situation la plus favorable est remplie lorsque l’État impérialiste a la possibilité de contrôler les instances des États dominés qui déterminent les programmes politiques et économiques, ce qui évite le recours à des pressions et ingérences extérieures. L’État dominé peut établir ainsi un programme de développement qui s’insère parfaitement dans le programme d’exploitation des richesses nationales par le capitalisme américain.
Permanence de l’État dominé, reproduction des structures de subordination, contrôle du capital américain sur les instances politiques dominées : un tel programme n’est possible que grâce à des mouvements continuels de capitaux et une organisation policière, militaire et de renseignement parfaitement rôdée.
L’État néo-colonial dans son existence même est dépendant de l’État impérialiste. Mais l’État néo-colonial est à son tour indispensable pour régler les contradictions suscitées par l’exploitation impérialiste. Un État fort et stable est le garant des rapports de domination du capital américain.
En effet, les rapports de domination suscités par l’exploitation impérialiste créent nécessairement une polarisation des contradictions sociales et une mobilisation politique pour limiter ou pour s’opposer à l’accumulation du capital aux mains de l’impérialisme. Les mouvements nationalistes, puis les gouvernements nationalistes tendent à redéfinir les rapports entre la puissance impérialiste et le pays dominé. L’intervention militaire n’est que le moyen le plus visible pour renverser le sens de l’évolution. Il y a de multiples autres moyens, en particulier les réseaux financiers internationaux, qui opéreront des restrictions de crédits. L’État américain met en branle les relations qu’il a avec la fraction militaire la plus réactionnaire du pays, afin de renverser le gouvernement nationaliste et annuler les réformes entreprises.
Un mouvement de libération nationale ne peut créer une accumulation du capital sur des bases nationales qu’en fermant les frontières au capital étranger, en nationalisant et en planifiant l’économie, en établissant un régime militaire fondé sur l’alliance des masses ouvrières et paysannes sous la direction des couches les plus avancées de la bourgeoisie radicale et de la petite-bourgeoisie intellectuelle.
Cependant la mise en œuvre d’un tel régime – le capitalisme d’État – nécessite la conjonction de nombreux facteurs, qui est peu probable de se réaliser dans les conditions actuelles de bipolarisation des relations politiques et économiques internationales. Dans les faits, aujourd’hui, l’émancipation des pays dominés par le bloc du capitalisme monopoliste américain signifie leur mise sous contrôle du bloc capitaliste d’État dominé par l’Union soviétique. La notion même d’indépendance nationale devient caduque dans la mesure même où l’État national n’est plus capable de jouer son rôle de soutien au développement du capital national, sauf sous contrôle d’un des deux blocs militaro-économiques dominants.
Les relations inter-impérialistes
Malgré la défaite militaire au Vietnam, l’emprise de l’impérialisme américain sur le tiers monde ne cesse de croître. En Amérique Latine, le Mexique, le Brésil, le Venezuela sont tout simplement des succursales du capital US. Des marchés considérables s’ouvrent. Le Chili, l’Uruguay, la Bolivie qui menaçaient d’échapper au contrôle ont été « normalisés », ainsi que le Pérou.
Si au Proche-Orient certains intérêts américains ont été nationalisés, ils ont été largement indemnisés. La nouvelle richesse des États pétroliers à la suite de l’augmentation brutale du prix des hydrocarbures a ouvert un énorme marché dans la vente de la technologie et du marketing. L’implantation du capital américain dépasse les secteurs des matières premières pour s’attacher à des industries de plus en plus diversifiées et aux services bancaires et financiers.
Les États du tiers monde ont contracté des emprunts auprès des banques internationales – pour la plupart contrôlées par les États-Unis – et ont fourni à ces derniers de nouveaux capitaux. Autrement dit la révolte des États pétroliers a renforcé la position de l’impérialisme US dans le tiers monde, et fourni au capital américain des atouts contre ses concurrents européens et japonais, en faisant apparaître de nouvelles sources de capitaux et de nouveaux marchés.
L’Europe et le Japon ont une capacité de plus en plus faible à concurrencer les États-Unis. Ceux-ci tendent à exercer leur pouvoir à travers des États nationaux ayant de grandes potentialités de développement industriel. Les deux principaux points forts de l’impérialisme américain aujourd’hui sont le Brésil et l’Iran, pays vastes et riches qui sont capables de constituer dans les décennies à venir des alliés puissants, capables de suppléer les États-Unis dans le rôle de chien de garde de l’impérialisme US dans leurs zones d’influence respective, dans la mesure même où leur projet d’expansion nationale s’insère parfaitement dans le cadre des intérêts de la bourgeoisie américaine.
Le retrait des troupes américaines du Vietnam ne doit donc pas être interprété comme une victoire décisive au plan général, mais comme une adaptation de l’impérialisme aux conditions nouvelles. Les « colombes » qui réclamaient le retrait des troupes étaient d’ailleurs motivés par des raisons beaucoup moins humanitaires qu’intéressées : la fixation de l’effort militaire sur un seul point du globe était préjudiciable aux intérêts de l’impérialisme dans le reste du monde.
Les liens avec les pays communistes constituent également un élément important de l’expansion de l’impérialisme. La suraccumulation du capital aboutissait à une situation dans laquelle le capital américain ne trouvait plus de débouchés. L’ouverture des pays de l’Est au commerce occidental a constitué une soupape non négligeable au début des années 70. Cela permit en outre au capital américain de pénétrer dans des pays du tiers monde traditionnellement sous influence soviétique.
Le mouvement ouvrier américain
La puissance de l’impérialisme américain est également due à des facteurs internes à ce pays, qu’il est nécessaire de souligner. En effet, sur le territoire des États-Unis il n’existe aucune forme de contestation de l’hégémonie du capitalisme américain. La classe dominante a les mains absolument libres pour faire face aux effets de la crise sans être handicapée de quelque manière que ce soit par une opposition du prolétariat, sans avoir à faire face à aucun des coûts sociaux qui sont imposés aux autres pays industriels par un prolétariat relativement plus combatif.
Les USA ont le taux de chômage le plus élevé des pays capitalistes mais ils ont un des systèmes de prestations sociales les plus faibles, en même temps que le régime de subvention au secteur privé est le plus fort. Il n’existe aucun mouvement capable d’influer de façon décisive sur cette répartition du revenu national. Le capitalisme américain se trouve dans une situation exceptionnellement favorable pour restructurer l’économie, accroître la productivité, baisser les coûts de production sans accroître les coûts sociaux.
Aucun des pays capitalistes industriels ne se trouve dans des conditions aussi favorables. L’application d’un tel programme dans ces pays provoqueraient une montée de la revendication ouvrière sans précédent. Aux États-Unis au contraire, les directions syndicales, parfaitement intégrées au système capitaliste, collaborent à cette restructuration économique sans être remises en cause de manière sérieuse par leurs bases.
La subordination de fait de la classe ouvrière américaine au projet capitaliste est le facteur interne le plus important de la puissance internationale de l’impérialisme nord-américain. Aucune modification du rapport des forces internationales n’est possible tant que la grande bourgeoisie américaine bénéficiera d’une main d’œuvre passive capable de produire à des coûts permettant au capitalisme de ce pays d’être le plus concurrentiel au plan international. La violence épisodique de certaines grèves, et leur durée, ne doivent pas faire illusion : il n’existe en Amérique du Nord aucune opposition ouvrière organisée et de masse au régime, dont la puissance repose sur les faibles coûts de production dans le pays même : cela détruit donc le mythe d’une classe ouvrière américaine surpayée et repue. La réalité des États-Unis se trouve dans les 15 pour cent de la population souffrant de malnutrition, plutôt que dans les décors luxueux des films d’Hollywood.
Toutes les remises en cause de l’autorité de l’État : l’affaire Watergate, les multiples commissions d’enquête sur les opérations de la CIA, etc., sont du vent et ne contestent fondamentalement rien, car républicains et démocrates se retrouvent entièrement d’accord dès que les intérêts du capitalisme se trouvent mis en cause.
En l’absence d’opposition de masse de la classe ouvrière, l’État impérialiste et la classe dirigeante peuvent subir de nombreuses défaites politiques, de nombreuses crises économiques sans conséquences graves. L’hégémonie politique sans entraves du capitalisme américain à l’intérieur est une des principales conditions de l’expansion impérialiste à l’extérieur.
L’analyse des rapports de domination impérialiste dans le monde ne présente d’intérêt que si elle permet de situer les perspectives d’action du mouvement ouvrier.
Dans ce qui précède, deux choses ressortent :
1) L’absence d’un mouvement ouvrier organisé, combatif, en Amérique empêche toute lutte efficace contre l’impérialisme dans le reste du monde. Le soutien au développement du mouvement syndicaliste révolutionnaire américain apparaît clairement comme une tâche prioritaire du mouvement anarchosyndicaliste international.
2) L’apparition de plus en plus évidente de la R.F.A. comme plaque tournante, comme relais de la domination impérialiste américaine en Europe va tendre à créer entre la R.F.A. et les autres pays européens des rapports de même type que ceux qui existent entre les USA et l’Europe.
Alors que sont orchestrées à grand bruit les fêtes du bicentenaire de l’indépendance des États-Unis, toutes les fractions de la bourgeoisie américaine tentent de réorienter la politique de l’État en fonction des conditions nouvelles de l’exploitation du prolétariat international.
Le succès de la campagne du candidat démocrate bigot Jimmy Carter, qui s’en remet au Bon Dieu et parsème ses discours de citations de la Bible, est révélateur de la crise des institutions politiques américaines et de la dépolitisation des travailleurs.
Les organisations anarchosyndicalistes de tous les pays, qui ne sauraient manquer dans un proche avenir de reconstituer une internationale dynamique, devront clairement poser le problème du soutien prioritaire au développement de notre mouvement dans les secteurs les plus puissants de l’impérialisme mondial ; les États-Unis et la RFA.