La Presse Anarchiste

Défaite pour l’impérialisme ?

[(L’impérialisme amé­ri­cain a subi une lourde défaite au Viet­nam et au Cam­bodge. Le peuple viet­na­mien paie très cher ces trente ans de guerre : des mil­lions de morts. La presse de gauche dans son ensemble idéa­lise ce qui se passe au Viet­nam et cache la réa­li­té der­rière des com­mu­ni­qués triomphants.)]

Indépendance nationale et socialisme

Voyons quelles sont les forces en présence : 

1) Le gou­ver­ne­ment révo­lu­tion­naire pro­vi­soire est tout sauf une force révo­lu­tion­naire dans le sens socia­liste du terme. Un peu comme la Résis­tance fran­çaise, c’est une coa­li­tion de forces poli­tiques et sociales dif­fé­rentes. C’est un front popu­laire uni par un but com­mun : la lutte contre les Amé­ri­cains et leurs col­la­bo­ra­teurs. C’est un mou­ve­ment anti-colo­nial de libé­ra­tion sur des bases nationalistes. 

2) Le gou­ver­ne­ment nord-viet­na­mien non plus ne peut être défi­ni comme socia­liste. Il repré­sente un État en guerre contre L’impérialisme amé­ri­cain pour obte­nir l’indépendance natio­nale. Il ne faut pas oublier que les diri­geants nord-viet­na­miens ont écra­sé dans le sang toute oppo­si­tion poli­tique de gauche et qu’ils se pré­parent à écra­ser éga­le­ment ce que les marion­nettes du pou­voir amé­ri­cain ont lais­sé de révo­lu­tion­naires dans le Sud. 

Mais cela, les trots­kistes l’oublient oppor­tu­né­ment. Ils ont pour­tant été, avec les liber­taires, les pre­mières vic­times des « révo­lu­tion­naires » nord-viet­na­miens. Les néces­si­tés de la déma­go­gie obligent… 

Ceux qui s’opposaient les armes à la main à un régime de domi­na­tion et de cor­rup­tion se sont atti­rés le sou­tien de la plus grande par­tie du mou­ve­ment ouvrier inter­na­tio­nal, et son hom­mage aujourd’hui. Mais armée de libé­ra­tion ne veut pas dire mou­ve­ment révo­lu­tion­naire. Quel que soit le cou­rage des com­bat­tants viet­na­miens, il ne doit pas nous faire oublier comme par magie que tous les mou­ve­ments de libé­ra­tion et d’indépendance natio­nale ont été l’instrument d’une classe aspi­rant à la direc­tion ces affaires, qui vou­lait battre le colo­nia­lisme pour ins­tau­rer son pou­voir sur les bases de l’État national. 

Dans quelque temps, nous enten­drons les excla­ma­tions de ceux qui s’apercevront une fois de plus que « la révo­lu­tion a été tra­hie ». Il ne s’agira en aucune manière d’une tra­hi­son, mais du déve­lop­pe­ment logique d’un pro­ces­sus dont on peut iden­ti­fier dès aujourd’hui les traits domi­nants : une frac­tion de l’intelligentsia radi­ca­li­sée et des classes moyennes se mobi­lise contre la domi­na­tion impé­ria­liste, créent un appa­reil mili­taire qui est en même temps l’embryon du futur appa­reil d’État. Jamais le pro­lé­ta­riat n’a par­ti­ci­pé en tant que tel aux luttes de libé­ra­tion natio­nale. Il en a tou­jours été une vic­time. Les gou­ver­ne­ments de libé­ra­tion natio­nale, appe­lant les tra­vailleurs à redou­bler d’efforts dans la pro­duc­tion au nom d’un « nou­vel inté­rêt patrio­tique », se sont tou­jours effor­cés de mater tout mou­ve­ment authen­ti­que­ment pro­lé­ta­rien. On peut citer l’attitude du Viet­minh envers les grèves de 1946, celle de Nas­ser envers les luttes du pro­lé­ta­riat égyp­tien, et bien d’autres encore. 

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L’enjeu de la guerre du Viet­nam, c’est-à-dire les inté­rêts qui pous­saient les Amé­ri­cains à main­te­nir leur pré­sence dans les pays du Sud-Est asia­tique, est géné­ra­le­ment mal connu, ce qui empêche d’évaluer l’ampleur réelle de la « défaite » américaine. 

Depuis plu­sieurs années, des conces­sions pétro­lières ont été concé­dées dans le golfe de ThaÏ­lande et la Mer de Chine et répar­ties entre diverses com­pa­gnies, prin­ci­pa­le­ment amé­ri­caines. C’était là un enjeu de taille… jusqu’à ce que la hausse des prix pétro­liers rende ren­tables les schistes bitu­mi­neux amé­ri­cains, deve­nus dès lors compétitifs. 

Autre enjeu capi­tal : le contrôle du détroit de Malac­ca. Les Japo­nais y sont très inté­res­sés parce qu’il contrôle le pas­sage de leurs pétro­liers géants venant du Golfe Per­sique. Les Sovié­tiques parce qu’il contrôle les mou­ve­ments de leur flotte mili­taire dans l’Océan Indien. Les Amé­ri­cains parce qu’ils sont direc­te­ment inté­res­sés par l’étain et le caou­tchouc indonésiens. 

L’intérêt por­té par l’impérialisme nord-amé­ri­cain au Viet­nam était sur­tout poli­tique et stra­té­gique : « Conte­nir l’avancée du com­mu­nisme » et pro­té­ger les capi­taux inves­tis en Indo­né­sie et aux Philippines. 

La pré­sence U.S. au Viet­nam est récente : elle n’a fait que prendre la relève de l’impérialisme fran­çais après sa défaite en 1956. Au contraire, en Indo­né­sie, et sur­tout aux Phi­lip­pines, elle est ancienne et pro­fon­dé­ment implan­tée. L’obstination avec laquelle le gou­ver­ne­ment U.S. main­te­nait sa pré­sence au Viet­nam ne s’explique pas par des rai­sons « de pres­tige », l’intérêt éco­no­mique étant rela­ti­ve­ment négli­geable. Elle était liée à une stra­té­gie d’ensemble qui inté­res­sait tout le Sud-Est asia­tique et appe­lée stra­té­gie des domi­nos. Le gou­ver­ne­ment U.S. par­tait du prin­cipe que céder une seule pièce sur le ter­rain dans le Sud-Est asia­tique amè­ne­rait néces­sai­re­ment la perte des autres pièces. La méthode la plus élé­men­taire pour conte­nir « la sub­ver­sion com­mu­niste » était l’usage des armes. Mais ce n’est pas la seule : si on peut lui sub­sti­tuer la diplo­ma­tie, c’est mieux. Et quand on peut avoir en plus des accords éco­no­miques, c’est l’idéal. C’est ce qui s’est passé. 

Il est inté­res­sant de déve­lop­per cette ques­tion, car cela peut don­ner une idée des pays dans les­quels des foyers de révolte peuvent se déve­lop­per dans les années à venir. 

• Les Philippines

Ancienne colo­nie amé­ri­caine, indé­pen­dante depuis 1946. Avec envi­ron 20 mil­lions d’habitants à la fin de la seconde guerre mon­diale, les Phi­lip­pines ont reçu une aide éco­no­mique équi­va­lente au plan Mar­shall pour l’ensemble de l’Europe. Cela donne une idée de l’implantation du capi­tal U.S. dans ce pays. Quatre vingt pour cent des inves­tis­se­ments étran­gers sont amé­ri­cains (envi­ron trois mil­liards de dol­lars) et contrôlent 800 socié­tés : raf­fi­nage de pétrole, (Mobil, Esso, Cal­tex, Gulf, Get­ty), indus­tries de trans­for­ma­tion, mines, télé­com­mu­ni­ca­tions, com­merce, assu­rances, publicité.
Pour garan­tir leurs inté­rêts, les Amé­ri­cains ont dépo­sé une série de conditions :
– 1946, le « pari­ty amend­ment » donne aux res­sor­tis­sants et aux socié­tés U.S. les mêmes droits éco­no­miques qu’à leurs homo­logues philippins ;
– 1956, la « loi Bet » ou « Phi­lip­pine Tra­ding Act », com­plé­tée par l’accord Lau­rel-Lan­gley, ren­force le « pari­ty amend­ment » et fixe les quo­tas d’importation, de sucre en par­ti­cu­lier, dont soixante pour cent de la pro­duc­tion sont expor­tés et ache­tés en bloc par les U.S.A.

Mais les liens de l’ex-colonisateur débordent lar­ge­ment les accords com­mer­ciaux. L’armée amé­ri­caine a aux Phi­lip­pines deux bases géantes qui sont des pièces maî­tresses du sys­tème de défense des U.S.A. en Asie du Sud-Est :
– la base de Subic Bay est le plus grand entre­pôt naval d’Asie, le plus grand centre de répa­ra­tions navales, la meilleure base de sous-marins. Des armes ultra-modernes y sont entreposées ;
– l’aéroport de Clark est l’équivalent pour l’armée de l’air de la base de Subic Bay pour la marine.

En outre, des orga­nismes tels l’Office of Public Safe­ty entraînent et équipent des grou­pe­ments char­gés de la lutte anti-insur­rec­tion­nelle. De 1962 à 1972, quatre mil­lions et demi de dol­lars ont été dépen­sés pour L’équipement des uni­tés d’élite de la police. 

Outre l’implantation éco­no­mique et mili­taire de l’impérialisme U.S., celui-ci dis­pose d’un atout idéo­lo­gique : un son­dage effec­tué en 1971 montre que soixante pour cent des Phi­lip­pins opte­raient pour la natio­na­li­té amé­ri­caine si le pays était rat­ta­ché aux U.S.A. De plus, la majo­ri­té de la popu­la­tion est chré­tienne. Il existe même un mou­ve­ment pour que l’archipel devienne un nou­vel État de l’Union, mou­ve­ment qui affirme regrou­per cinq mil­lions d’adhérents…

Si des négo­cia­tions ont eu lieu pour dimi­nuer la pré­sence amé­ri­caine trop appa­rente, la pré­sence occulte du capi­tal U.S. se ren­force. L’impérialisme amé­ri­cain n’est pas près d’être expul­sé des Phi­lip­pines, car il a tous les atouts en mains, dont le prin­ci­pal est cer­tai­ne­ment le fait qu’une armée de libé­ra­tion natio­nale ne dis­po­se­rait d’aucune base arrière, comme ce fut le cas au Viet­nam avec la Chine et l’U.R.S.S.
« Le gou­ver­ne­ment amé­ri­cain a l’intention de main­te­nir ses forces mili­taires aux Phi­lip­pines pour une période indé­fi­nie, en rap­port avec la défense com­mune et confor­mé­ment aux accords. » (L’ambassadeur amé­ri­cain – sep­tembre 1974.) 

• Indonésie

Les États-Unis, avec sept pour cent de la popu­la­tion mon­diale, consomment trente-deux pour cent de la pro­duc­tion mon­diale d’étain, et importent soixante-douze pour cent de leur consom­ma­tion. Or, deux des trois plus grands pro­duc­teurs mon­diaux d’étain sont la Malai­sie et l’Indonésie. En sep­tembre 1965, les mili­taires prennent le pou­voir en Indo­né­sie à la suite d’un coup d’État. Mécon­tents de la poli­tique de Sukar­no jugée trop « à gauche », les mili­taires com­mencent par mas­sa­crer 500000 per­sonnes consi­dé­rées comme « com­mu­nistes », avant de réorien­ter le pays vers une poli­tique « indé­pen­dante et active » ce qui, dans le lan­gage de la C.I.A., signi­fie « ouverte au capi­tal étran­ger et conser­va­trice ». Inter­dic­tion du Par­ti com­mu­niste, retour à l’O.N.U., cou­pure des rela­tions avec la Chine, rap­pro­che­ment avec l’Occident, telles sont les orien­ta­tions prin­ci­pales de la poli­tique des militaires.

L’objectif de la C.I.A.: pré­ser­ver l’accès des États-Unis aux matières pre­mières dont ils ont besoin, pro­té­ger et garan­tir les capi­taux expor­tés dans ce pays. De fait, après le mas­sacre du demi-mil­lion de « com­mu­nistes », les dol­lars affluent. C’est que, outre l’étain, il y ‘a du pétrole, du char­bon, de la bauxite, du man­ga­nèse, du cuivre, du nickel, du caou­tchouc, de l’or et de l’argent… Le pays avait abso­lu­ment tout ce qu’il faut pour mener une poli­tique de déve­lop­pe­ment indépendante… 

Aujourd’hui, l’Indonésie ins­pire confiance : l’I.G.G.I. (Groupe inter­gou­ver­ne­men­tal d’aide à l’Indonésie) a accor­dé, entre 1967 et 1971, plus de deux mil­liards de dol­lars, somme fabu­leuse, à des condi­tions très inté­res­santes. Cet orga­nisme com­prend les États-Unis, le Japon, l’Europe occi­den­tale, l’Australie et le Cana­da, mais les U.S.A. et le Japon four­nissent les deux tiers des fonds. Les inves­tis­se­ments étran­gers affluent dans les sec­teurs du pétrole, du bois et des pro­duits miné­raux : 1,7 mil­liards de dol­lars en 1972. 

Cela n’empêche pas la stag­na­tion du reve­nu par tête d’habitant qui est l’un des plus bas de l’Asie du Sud-Est. Le chô­mage est très impor­tant et la cor­rup­tion règne jusque dans les plus hautes sphères. 

Ces pays sont des foyers pos­sibles de « sub­ver­sion com­mu­niste », c’est-à-dire natio­na­liste. Mais celle-ci aura infi­ni­ment plus de mal à se déve­lop­per du fait de la pro­fon­deur de l’implantation – éco­no­mique et mili­taire – de l’impérialisme amé­ri­cain, de l’appui des gou­ver­ne­ments forts et de l’absence de bases arrières pour la gué­rilla : ce sont des îles. 

Défaite de l’impérialisme, ou nouvelle stratégie ?

Les États-Unis ont subi une cui­sante défaite au Viet­nam. Mais ce serait une erreur de gros­sir déme­su­ré­ment l’importance de cette défaite : poli­ti­que­ment l’impérialisme U.S. perd son pres­tige, éco­no­mi­que­ment, mili­tai­re­ment, il n’a rien per­du de sa force. Le désen­ga­ge­ment, puis l’abandon amé­ri­cain au Viet­nam appa­raît – est-ce un hasard ? – à l’issue d’un pro­ces­sus qui montre un chan­ge­ment dans la stra­té­gie du capi­tal U.S. dans la pers­pec­tive de la crise mon­diale de l’économie.

Ce chan­ge­ment abou­tit non à un affai­blis­se­ment de l’impérialisme U.S. mais à un ren­for­ce­ment. Il peut se résu­mer en trois points :

  1. Ralen­tis­se­ment des inves­tis­se­ments dans le tiers monde, accrois­se­ment des inves­tis­se­ments dans les pays indus­triels d’Europe.
  2. Prise de par­ti­ci­pa­tion. ou contrôle dans des sec­teurs soi­gneu­se­ment sélec­tion­nés de l’économie euro­péenne selon le prin­cipe « pour contrô­ler l’économie d’un pays, il n’est pas néces­saire de contrô­ler tout, mais cer­tains sec­teurs dont tous les autres dépendent » (par exemple élec­tro­nique et pétrole). 
  3. L’orientation du capi­tal U.S. vers les inves­tis­se­ments directs, qui abou­tissent à des prises de contrôle direct sur l’économie euro­péenne, plu­tôt que vers les inves­tis­se­ments en por­te­feuille où les inves­tis­seurs se conten­te­raient de tou­cher les divi­dendes sans contrô­ler ; et réin­ves­tis­se­ment sur place des béné­fices, ce qui accroît le poids du capi­tal U.S.

Les tra­vailleurs ont déjà eu à faire l’expérience de la néces­saire soli­da­ri­té inter­na­tio­nale contre le capi­ta­lisme. Mais pour s’opposer à une stra­té­gie d’ensemble du capi­ta­lisme inter­na­tio­nal, c’est une véri­table conjonc­tion des forces du pro­lé­ta­riat qui est néces­saire, avec la mise en place d’une stra­té­gie propre des tra­vailleurs du monde.

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