La Presse Anarchiste

Des anarchistes « purs » et des syndicats « neutres »

Le mou­ve­ment liber­taire, dans son action, se carac­té­rise par un per­pé­tuel balan­ce­ment entre deux tendances :
– La dilu­tion des mili­tants dans le mou­ve­ment de masse des travailleurs ;
– L’organisation sépa­rée du mou­ve­ment de masse, sec­taire et cou­pée de la réalité.

Entre les deux ten­dances se trouvent toutes les varié­tés, toutes les com­bi­nai­sons pos­sibles d’individualisme, d’amour-librisme, de végé­ta­risme, de ter­ro­risme, dont le seul point com­mun est l’idée que l’anarchisme est un « concept qui doit être pra­ti­qué main­te­nant comme atti­tude de vie. » (, 21 juin 1975, p. 2.)

Nous met­tons consciem­ment de côté ces cou­rants-là car, cen­trés sur le com­por­te­ment indi­vi­duel comme condi­tion préa­lable à l’action, ils admettent une telle varié­té de com­por­te­ments à acqué­rir qu’ils nient dans les faits toute action révo­lu­tion­naire col­lec­tive et concer­tée contre le capi­tal et contre l’État.

Dans la ten­dance de « masse », les mili­tants se consacrent exclu­si­ve­ment au tra­vail syn­di­cal, à tel point qu’ils se confinent sou­vent à l’entreprise ou à la branche d’industrie. Ils négligent l’action d’ensemble. En géné­ral ces mili­tants font un excellent tra­vail d’organisation et d’éducation dans leur sphère d’activité, mais sans pers­pec­tives d’ensemble ; et fina­le­ment il en résulte que leur action pro­fite à d’autres grou­pe­ments qui eux, sont orga­ni­sés… L’attitude des cama­rades qui se « retranchent » der­rière le tra­vail syn­di­cal dans leur entre­prise s’explique d’ailleurs sou­vent par le fait que le mou­ve­ment liber­taire n’est en mesure de leur appor­ter aucune aide dans leur travail.

Dans le cas du deuxième cou­rant, les mili­tants refusent de se « perdre » dans l’action syn­di­cale, l’action reven­di­ca­tive, jugée « réfor­miste », et de déro­ger à leurs prin­cipes, à la pure­té révo­lu­tion­naire. Leur pro­pa­gande se veut sans conces­sions et bien enten­du n’amène à eux que peu de monde, ce qui jus­ti­fie en retour leur convic­tion sur le réfor­misme inhé­rent des travailleurs.

Ceci explique le carac­tère de « pas­soire » du mou­ve­ment liber­taire, en France par­ti­cu­liè­re­ment. Par­mi tous ceux qui viennent à l’anarchisme, le peu qui sont déci­dés à agir réel­le­ment ne se voient guère offrir que l’un ou l’autre de ces courants. 

Lorsqu’on se contente de l’action reven­di­ca­tive, cela amène à perdre de vue les objec­tifs, et, à ce jeu reven­di­ca­tif, les réfor­mistes offrent de meilleurs « débou­chés » à court terme et une meilleure effi­ca­ci­té immédiate. 

Inver­se­ment, les mili­tants qui se consti­tuent en mino­ri­té révo­lu­tion­naire mais conservent les scru­pules tra­di­tion­nels du mou­ve­ment liber­taire sur les pro­blèmes d’autorité, de pou­voir, de direc­tion, etc., finissent sou­vent par mettre en cause l’efficacité des méthodes anar­chistes d’organisation et peuvent être ten­tés par les groupes mar­xistes, révo­lu­tion­naires ou non. De fait, les par­tis de gauche et d’extrême gauche sont consti­tués d’un bon nombre d’anciens anar­chistes ou syn­di­ca­listes révo­lu­tion­naires « reconvertis ». 

C’est là une des contra­dic­tions du mou­ve­ment liber­taire d’aujourd’hui. Le refus de toute forme d’avant-garde exté­rieure, poli­tique ou idéo­lo­gique, pousse cer­tains vers l’anti-théoricisme, l’anti-intellectualisme pri­maire et vers l’action « en solo » dans les struc­tures de masse du pro­lé­ta­riat. L’attachement aux règles et à la pure­té de 1’« idée » pousse d’autres à négli­ger l’action de masse, à la sous-esti­mer et à ne pas se don­ner les moyens de lier ces deux formes d’action.

Des syndicats « neutres »

Les posi­tions de Mala­tes­ta sont impor­tantes à connaître parce que sur bien des points elles se situent à la fois dans l’un et l’autre extrême et que jamais il n’a pu faire la syn­thèse des deux pour trou­ver des formes d’organisation adap­tées aux besoins. En effet, Mala­tes­ta condamne la limi­ta­tion de l’action syn­di­cale à la reven­di­ca­tion éco­no­mique, mais reproche à nombre d’anarchistes de trop se consa­crer au syn­di­ca­lisme. Il est conscient du rôle et de l’importance stra­té­gique du mou­ve­ment ouvrier pour toute action révo­lu­tion­naire mais refuse de se lais­ser entraî­ner par la logique de son rai­son­ne­ment, qui, nor­ma­le­ment, aurait du le conduire à la direc­tion du syn­di­cat par les anarchistes.

Au congrès anar­chiste Inter­na­tio­nal d’Amsterdam en 1907, Mala­tes­ta affirme qu’il a tou­jours vu dans le mou­ve­ment ouvrier, « un ter­rain par­ti­cu­liè­re­ment pro­pice à notre pro­pa­gande révo­lu­tion­naire, en même temps qu’un point de contact entre les masses et nous ».

Il semble que pour Mala­tes­ta il y ait d’un côté l’anarchisme, qui est une théo­rie, et de l’autre le mou­ve­ment ouvrier, qui est le moyen de mettre en pra­tique cette théo­rie. Mais l’un et l’autre sont net­te­ment sépa­rés. À la limite, si le mou­ve­ment ouvrier est un « ter­rain pro­pice », c’est cir­cons­tan­ciel ; s’il y avait d’autres ter­rains plus pro­pices, ils feraient tout aus­si bien l’affaire.

Mou­ve­ment ouvrier et anar­chisme n’apparaissent pas comme indis­so­lu­ble­ment liés, on n’a pas l’impression que l’anarchisme est une idée issue de la pra­tique du mou­ve­ment ouvrier et qui retourne au mou­ve­ment ouvrier sous forme de théorie.

Mala­tes­ta. s’oppose aux « syn­di­cats anar­chistes » qui légi­ti­me­raient aus­si­tôt des syn­di­cats social-démo­crates, répu­bli­cains, roya­listes, et divi­se­raient la classe ouvrière. 

« Je veux au contraire des syn­di­cats lar­ge­ment ouverts à tous les tra­vailleurs, sans dis­tinc­tion d’opinion, des syn­di­cats abso­lu­ment neutres. »

Dans ces syn­di­cats « neutres », les anar­chistes doivent agir : 

« Je suis pour la par­ti­ci­pa­tion la plus active pos­sible au mou­ve­ment ouvrier. Mais je le suis avant tout dans l’intérêt de notre pro­pa­gande dont le champ se trou­ve­rait ain­si consi­dé­ra­ble­ment élar­gi. Seule­ment cette par­ti­ci­pa­tion ne doit pas équi­va­loir à une renon­cia­tion à nos plus chères idées. Au syn­di­cat, nous devons res­ter des anar­chistes, dans toute la force et l’ampleur de ce terme. Le mou­ve­ment ouvrier n’est pour moi qu’un moyen, le meilleur évi­dem­ment de tous les moyens qui nous sont offerts. » (Sou­li­gné par nous).

La qua­li­té d’anarchiste semble donc confé­rer à l’individu une situa­tion au-des­sus des classes ; l’anarchisme n’est pas la théo­rie du pro­lé­ta­riat qui per­met à celui-ci de com­prendre la socié­té capi­ta­liste et de s’organiser contre elle, qui lui ouvre des pers­pec­tives pour la construc­tion d’une socié­té sans exploi­ta­tion. L’anarchisme semble donc être une doc­trine dans l’abstrait, et non une théo­rie éla­bo­rée à tra­vers la lutte des classes par l’expérience dure­ment acquise du pro­lé­ta­riat. Ce n’est pas l’expérience de lutte des tra­vailleurs qui serait théo­ri­sée, mais une théo­rie fabri­quée à par­tir d’un cer­tain nombre de pré­sup­po­sés phi­lo­so­phiques et dont le pro­lé­ta­riat serait l’instrument de réa­li­sa­tion privilégié.

« Je le répète, il faut que les anar­chistes aillent dans les unions ouvrières ; d’abord pour faire de la pro­pa­gande anar­chiste ; ensuite parce que c’est le seul moyen pour nous d’avoir à notre dis­po­si­tion, le jour venu des groupes capables de prendre en main la direc­tion de la production. »

Chez Mala­tes­ta, on le voit bien, les deux ten­ta­tions du mou­ve­ment liber­taire se rejoignent : néces­si­té de l’action de masse, néces­si­té de l’action des révo­lu­tion­naires. Mais elles se rejoignent de telle façon qu’elles se rendent incom­pa­tibles l’une l’autre : à res­ter assis le cul entre deux chaises, on finit par tom­ber par terre. 

En effet, lorsqu’on insiste :

  1. Sur l’idée que les syn­di­cats doivent être neutres de toute colo­ra­tion poli­tique, ouverts à tous sans dis­tinc­tion d’opinion ;
  2. Sur l’idée que les anar­chistes doivent aller dans les unions ouvrières pour « avoir à notre dis­po­si­tion, le jour venu, des groupes capables de prendre en mains la production» ; 

c’est-à-dire quand on pose le pro­blème dans les mêmes termes que la social-démo­cra­tie, qu’elle soit réfor­miste ou révo­lu­tion­naire, on ne peut pas s’arrêter en che­min. Il faut être social-démo­crate jusqu’au bout. C’est pré­ci­sé­ment ce que refu­sait Malatesta.

Un vrai révolutionnaire

Pour sor­tir de cette impasse, Mala­tes­ta n’avait, à notre sens, que deux solu­tions : adop­ter les thèses mar­xistes de divi­sion du tra­vail par­ti-syn­di­cat, qui auraient été l’aboutissement logique de ses idées, ou reve­nir sur les concep­tions bakou­ni­niennes de la dia­lec­tique masses — avant-gardes. Nous pour­rions d’ailleurs dire de Mala­tes­ta ce que Bakou­nine disait de Proudhon : 

« Il a eu des ins­tincts de génie qui lui fai­saient entre­voir la voie juste, mais, entraî­né par les mau­vaises ou les idéa­listes habi­tudes de son esprit, il retom­bait tou­jours dans les vieilles erreurs ; ce qui fait que Prou­dhon a été une contra­dic­tion per­pé­tuelle, un génie vigou­reux, un pen­seur révo­lu­tion­naire se débat­tant tou­jours contre les fan­tômes de l’idéalisme, et n’étant jamais par­ve­nu à les vaincre. »

Mala­tes­ta n’a pas pu faire la syn­thèse entre la « concep­tion méca­nique de l’univers », le pro­lé­ta­riat alié­né et pris dans le cycle de la reven­di­ca­tion éco­no­mique, et la « foi dans l’efficacité de la volon­té », l’action révolutionnaire.

Cepen­dant, les cri­tiques que nous for­mu­lons sur ses idées ne nous empêchent pas de dire que Mala­tes­ta fut toute sa vie un authen­tique révo­lu­tion­naire. Lors de la Pre­mière Guerre mon­diale, il condam­na vigou­reu­se­ment ceux qui tom­bèrent dans la mys­ti­fi­ca­tion natio­na­liste, et appe­la les com­bat­tants de tous les pays à se sou­le­ver contre leurs exploi­teurs ; il refu­sa de quit­ter l’Italie lorsque les fas­cistes prirent le pou­voir. Il sou­tint éga­le­ment le mou­ve­ment syn­di­ca­liste-révo­lu­tion­naire ita­lien mal­gré les diver­gences qu’il avait avec celui-ci ; il orga­ni­sa les pre­miers syn­di­cats ouvriers en Argen­tine, etc. 

Il est cer­tain que l’époque qui a sui­vi l’écrasement de la Com­mune (1871) et la mort de Bakou­nine (1876) était une période de reflux révo­lu­tion­naire. Le com­por­te­ment des mili­tants face aux pro­blèmes de l’action de masse et d’organisation révo­lu­tion­naire devait néces­sai­re­ment se modifier. 

On était dans une de ces périodes de reflux défi­nies par Bakou­nine, consé­cu­tive aux grandes catas­trophes his­to­riques, où « tout res­pire la déca­dence, la pros­tra­tion et la mort… »

Mais cela ne suf­fit pas pour expli­quer les posi­tions de Mala­tes­ta. En effet, si celui-ci a assis­té au reflux consé­cu­tif à la Com­mune, il a éga­le­ment connu la mon­tée du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire après la révo­lu­tion russe. Mala­tes­ta a appuyé la fon­da­tion de l’Union syn­di­cale ita­lienne, orga­ni­sa­tion syn­di­ca­liste révo­lu­tion­naire qui a eu un grand rôle dans le mou­ve­ment des conseils ita­liens. Mais les rap­ports entre l’Union anar­chiste ita­lienne et l’USI ne firent que reflé­ter une fois de plus l’opposition entre les deux ten­dances du mou­ve­ment liber­taire, qui ne par­vinrent pas à faire la syn­thèse de leurs modes d’intervention.

Selon qu’on pri­vi­lé­gie le déve­lop­pe­ment de masse ou non, selon qu’on s’approche du pro­lé­ta­riat avec « la com­pré­hen­sion réelle et vivante de ses maux réels » ou qu’on estime qu’il faille for­mer « les états-majors, leurs réseaux bien orga­ni­sés et bien ins­pi­rés des chefs du mou­ve­ment popu­laire » comme le disait tout à la fois Bakou­nine, on fera des conces­sions sur les objec­tifs pour déve­lop­per le nombre, ou sur le nombre pour déve­lop­per, pré­ser­ver les objectifs.

Choi­sir l’une ou l’autre alter­na­tive est un faux choix, qui n’existe pas chez Bakou­nine. C’est aller dans les deux cas à l’échec. Les anar­chistes com­mu­nistes n’ont jamais, sauf excep­tion, consti­tué de véri­tables « chefs du mou­ve­ment popu­laire » parce que, être chef, n’est-ce pas, c’est être « auto­ri­taire », ce n’est pas anarchiste.

D’autre part, les anar­cho-syn­di­ca­listes, pré­oc­cu­pés avant tout par les néces­si­tés du déve­lop­pe­ment de masse, n’ont pas sai­si les occa­sions qui se pré­sen­taient, ont sou­vent man­qué de pers­pec­tives, ont eu une vision faus­sée des pro­blèmes, ou ont eu une trop grande confiance dans leur nombre.

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