Le mouvement libertaire, dans son action, se caractérise par un perpétuel balancement entre deux tendances :
– La dilution des militants dans le mouvement de masse des travailleurs ;
– L’organisation séparée du mouvement de masse, sectaire et coupée de la réalité.
Entre les deux tendances se trouvent toutes les variétés, toutes les combinaisons possibles d’individualisme, d’amour-librisme, de végétarisme, de terrorisme, dont le seul point commun est l’idée que l’anarchisme est un « concept qui doit être pratiqué maintenant comme attitude de vie. » (
Nous mettons consciemment de côté ces courants-là car, centrés sur le comportement individuel comme condition préalable à l’action, ils admettent une telle variété de comportements à acquérir qu’ils nient dans les faits toute action révolutionnaire collective et concertée contre le capital et contre l’État.
Dans la tendance de « masse », les militants se consacrent exclusivement au travail syndical, à tel point qu’ils se confinent souvent à l’entreprise ou à la branche d’industrie. Ils négligent l’action d’ensemble. En général ces militants font un excellent travail d’organisation et d’éducation dans leur sphère d’activité, mais sans perspectives d’ensemble ; et finalement il en résulte que leur action profite à d’autres groupements qui eux, sont organisés… L’attitude des camarades qui se « retranchent » derrière le travail syndical dans leur entreprise s’explique d’ailleurs souvent par le fait que le mouvement libertaire n’est en mesure de leur apporter aucune aide dans leur travail.
Dans le cas du deuxième courant, les militants refusent de se « perdre » dans l’action syndicale, l’action revendicative, jugée « réformiste », et de déroger à leurs principes, à la pureté révolutionnaire. Leur propagande se veut sans concessions et bien entendu n’amène à eux que peu de monde, ce qui justifie en retour leur conviction sur le réformisme inhérent des travailleurs.
Ceci explique le caractère de « passoire » du mouvement libertaire, en France particulièrement. Parmi tous ceux qui viennent à l’anarchisme, le peu qui sont décidés à agir réellement ne se voient guère offrir que l’un ou l’autre de ces courants.
Lorsqu’on se contente de l’action revendicative, cela amène à perdre de vue les objectifs, et, à ce jeu revendicatif, les réformistes offrent de meilleurs « débouchés » à court terme et une meilleure efficacité immédiate.
Inversement, les militants qui se constituent en minorité révolutionnaire mais conservent les scrupules traditionnels du mouvement libertaire sur les problèmes d’autorité, de pouvoir, de direction, etc., finissent souvent par mettre en cause l’efficacité des méthodes anarchistes d’organisation et peuvent être tentés par les groupes marxistes, révolutionnaires ou non. De fait, les partis de gauche et d’extrême gauche sont constitués d’un bon nombre d’anciens anarchistes ou syndicalistes révolutionnaires « reconvertis ».
C’est là une des contradictions du mouvement libertaire d’aujourd’hui. Le refus de toute forme d’avant-garde extérieure, politique ou idéologique, pousse certains vers l’anti-théoricisme, l’anti-intellectualisme primaire et vers l’action « en solo » dans les structures de masse du prolétariat. L’attachement aux règles et à la pureté de 1’« idée » pousse d’autres à négliger l’action de masse, à la sous-estimer et à ne pas se donner les moyens de lier ces deux formes d’action.
Des syndicats « neutres »
Les positions de Malatesta sont importantes à connaître parce que sur bien des points elles se situent à la fois dans l’un et l’autre extrême et que jamais il n’a pu faire la synthèse des deux pour trouver des formes d’organisation adaptées aux besoins. En effet, Malatesta condamne la limitation de l’action syndicale à la revendication économique, mais reproche à nombre d’anarchistes de trop se consacrer au syndicalisme. Il est conscient du rôle et de l’importance stratégique du mouvement ouvrier pour toute action révolutionnaire mais refuse de se laisser entraîner par la logique de son raisonnement, qui, normalement, aurait du le conduire à la direction du syndicat par les anarchistes.
Au congrès anarchiste International d’Amsterdam en 1907, Malatesta affirme qu’il a toujours vu dans le mouvement ouvrier, « un terrain particulièrement propice à notre propagande révolutionnaire, en même temps qu’un point de contact entre les masses et nous ».
Il semble que pour Malatesta il y ait d’un côté l’anarchisme, qui est une théorie, et de l’autre le mouvement ouvrier, qui est le moyen de mettre en pratique cette théorie. Mais l’un et l’autre sont nettement séparés. À la limite, si le mouvement ouvrier est un « terrain propice », c’est circonstanciel ; s’il y avait d’autres terrains plus propices, ils feraient tout aussi bien l’affaire.
Mouvement ouvrier et anarchisme n’apparaissent pas comme indissolublement liés, on n’a pas l’impression que l’anarchisme est une idée issue de la pratique du mouvement ouvrier et qui retourne au mouvement ouvrier sous forme de théorie.
Malatesta. s’oppose aux « syndicats anarchistes » qui légitimeraient aussitôt des syndicats social-démocrates, républicains, royalistes, et diviseraient la classe ouvrière.
« Je veux au contraire des syndicats largement ouverts à tous les travailleurs, sans distinction d’opinion, des syndicats absolument neutres. »
Dans ces syndicats « neutres », les anarchistes doivent agir :
« Je suis pour la participation la plus active possible au mouvement ouvrier. Mais je le suis avant tout dans l’intérêt de notre propagande dont le champ se trouverait ainsi considérablement élargi. Seulement cette participation ne doit pas équivaloir à une renonciation à nos plus chères idées. Au syndicat, nous devons rester des anarchistes, dans toute la force et l’ampleur de ce terme. Le mouvement ouvrier n’est pour moi qu’un moyen, le meilleur évidemment de tous les moyens qui nous sont offerts. » (Souligné par nous).
La qualité d’anarchiste semble donc conférer à l’individu une situation au-dessus des classes ; l’anarchisme n’est pas la théorie du prolétariat qui permet à celui-ci de comprendre la société capitaliste et de s’organiser contre elle, qui lui ouvre des perspectives pour la construction d’une société sans exploitation. L’anarchisme semble donc être une doctrine dans l’abstrait, et non une théorie élaborée à travers la lutte des classes par l’expérience durement acquise du prolétariat. Ce n’est pas l’expérience de lutte des travailleurs qui serait théorisée, mais une théorie fabriquée à partir d’un certain nombre de présupposés philosophiques et dont le prolétariat serait l’instrument de réalisation privilégié.
« Je le répète, il faut que les anarchistes aillent dans les unions ouvrières ; d’abord pour faire de la propagande anarchiste ; ensuite parce que c’est le seul moyen pour nous d’avoir à notre disposition, le jour venu des groupes capables de prendre en main la direction de la production. »
Chez Malatesta, on le voit bien, les deux tentations du mouvement libertaire se rejoignent : nécessité de l’action de masse, nécessité de l’action des révolutionnaires. Mais elles se rejoignent de telle façon qu’elles se rendent incompatibles l’une l’autre : à rester assis le cul entre deux chaises, on finit par tomber par terre.
En effet, lorsqu’on insiste :
- Sur l’idée que les syndicats doivent être neutres de toute coloration politique, ouverts à tous sans distinction d’opinion ;
- Sur l’idée que les anarchistes doivent aller dans les unions ouvrières pour « avoir à notre disposition, le jour venu, des groupes capables de prendre en mains la production» ;
c’est-à-dire quand on pose le problème dans les mêmes termes que la social-démocratie, qu’elle soit réformiste ou révolutionnaire, on ne peut pas s’arrêter en chemin. Il faut être social-démocrate jusqu’au bout. C’est précisément ce que refusait Malatesta.
Un vrai révolutionnaire
Pour sortir de cette impasse, Malatesta n’avait, à notre sens, que deux solutions : adopter les thèses marxistes de division du travail parti-syndicat, qui auraient été l’aboutissement logique de ses idées, ou revenir sur les conceptions bakouniniennes de la dialectique masses — avant-gardes. Nous pourrions d’ailleurs dire de Malatesta ce que Bakounine disait de Proudhon :
« Il a eu des instincts de génie qui lui faisaient entrevoir la voie juste, mais, entraîné par les mauvaises ou les idéalistes habitudes de son esprit, il retombait toujours dans les vieilles erreurs ; ce qui fait que Proudhon a été une contradiction perpétuelle, un génie vigoureux, un penseur révolutionnaire se débattant toujours contre les fantômes de l’idéalisme, et n’étant jamais parvenu à les vaincre. »
Malatesta n’a pas pu faire la synthèse entre la « conception mécanique de l’univers », le prolétariat aliéné et pris dans le cycle de la revendication économique, et la « foi dans l’efficacité de la volonté », l’action révolutionnaire.
Cependant, les critiques que nous formulons sur ses idées ne nous empêchent pas de dire que Malatesta fut toute sa vie un authentique révolutionnaire. Lors de la Première Guerre mondiale, il condamna vigoureusement ceux qui tombèrent dans la mystification nationaliste, et appela les combattants de tous les pays à se soulever contre leurs exploiteurs ; il refusa de quitter l’Italie lorsque les fascistes prirent le pouvoir. Il soutint également le mouvement syndicaliste-révolutionnaire italien malgré les divergences qu’il avait avec celui-ci ; il organisa les premiers syndicats ouvriers en Argentine, etc.
Il est certain que l’époque qui a suivi l’écrasement de la Commune (1871) et la mort de Bakounine (1876) était une période de reflux révolutionnaire. Le comportement des militants face aux problèmes de l’action de masse et d’organisation révolutionnaire devait nécessairement se modifier.
On était dans une de ces périodes de reflux définies par Bakounine, consécutive aux grandes catastrophes historiques, où « tout respire la décadence, la prostration et la mort… »
Mais cela ne suffit pas pour expliquer les positions de Malatesta. En effet, si celui-ci a assisté au reflux consécutif à la Commune, il a également connu la montée du mouvement révolutionnaire après la révolution russe. Malatesta a appuyé la fondation de l’Union syndicale italienne, organisation syndicaliste révolutionnaire qui a eu un grand rôle dans le mouvement des conseils italiens. Mais les rapports entre l’Union anarchiste italienne et l’USI ne firent que refléter une fois de plus l’opposition entre les deux tendances du mouvement libertaire, qui ne parvinrent pas à faire la synthèse de leurs modes d’intervention.
Selon qu’on privilégie le développement de masse ou non, selon qu’on s’approche du prolétariat avec « la compréhension réelle et vivante de ses maux réels » ou qu’on estime qu’il faille former « les états-majors, leurs réseaux bien organisés et bien inspirés des chefs du mouvement populaire » comme le disait tout à la fois Bakounine, on fera des concessions sur les objectifs pour développer le nombre, ou sur le nombre pour développer, préserver les objectifs.
Choisir l’une ou l’autre alternative est un faux choix, qui n’existe pas chez Bakounine. C’est aller dans les deux cas à l’échec. Les anarchistes communistes n’ont jamais, sauf exception, constitué de véritables « chefs du mouvement populaire » parce que, être chef, n’est-ce pas, c’est être « autoritaire », ce n’est pas anarchiste.
D’autre part, les anarcho-syndicalistes, préoccupés avant tout par les nécessités du développement de masse, n’ont pas saisi les occasions qui se présentaient, ont souvent manqué de perspectives, ont eu une vision faussée des problèmes, ou ont eu une trop grande confiance dans leur nombre.