La Presse Anarchiste

Dissiper les malentendus

À la veille du cen­te­naire de la mort de Bakou­nine, le recen­se­ment de toutes les âne­ries qui ont été dites sur le compte de Bakou­nine exi­ge­rait un ouvrage consi­dé­rable. Sans aucune hési­ta­tion, la palme de la fal­si­fi­ca­tion revient à Jacques Duclos, l’ancien diri­geant du par­ti com­mu­niste, qui a consa­cré un gros livre de plu­sieurs cen­taines de pages aux rela­tions entre Marx et Bakou­nine, lequel est un chef‑d’œuvre de men­songe historique. 

Aus­si ne s’agit-il pas d’établir un flo­ri­lège des fal­si­fi­ca­tions qui ont été faites à l’encontre de Bakou­nine. Car si Duclos détient – avec Marx lui-même – le triste pri­vi­lège d’être le plus grand fal­si­fi­ca­teur conscient de la pen­sée de Bakou­nine, les anar­chistes eux-mêmes en sont sans conteste les plus grands fal­si­fi­ca­teurs incons­cients. Par­mi les points com­muns qui peuvent exis­ter entre les deux diri­geants de la Pre­mière inter­na­tio­nale, le prin­ci­pal est peut-être que leur pen­sée a été dans une mesure iden­tique défor­mée par leurs disciples. 

C’est l’itinéraire de cette défor­ma­tion des posi­tions de Bakou­nine que nous vou­lons tra­cer, dans un pre­mier temps ; ensuite, nous expo­se­rons ce que nous pen­sons être sa véri­table théo­rie de l’action révolutionnaire. 

Chez Bakou­nine se trouve un mou­ve­ment constant entre l’action de masse du pro­lé­ta­riat et l’action des mino­ri­tés révo­lu­tion­naires orga­ni­sées. Aucun de ces deux aspects de la lutte contre le capi­ta­lisme n’est dis­so­ciable : pour­tant le mou­ve­ment liber­taire, après la mort de Bakou­nine, se divi­se­ra en deux ten­dances qui met­tront l’accent sur l’un des deux points en négli­geant l’autre. Le même phé­no­mène se retrou­ve­ra dans le mou­ve­ment mar­xiste avec la social-démo­cra­tie réfor­miste en Alle­magne et la social-démo­cra­tie radi­cale et jaco­bine en Russie. 

Dans le mou­ve­ment anar­chiste, un cou­rant pré­co­ni­se­ra le déve­lop­pe­ment de l’organisation de masse, l’action dans les struc­tures de classe du pro­lé­ta­riat exclu­si­ve­ment, et par­vien­dra à une forme d’apolitisme par­fai­te­ment étran­gère aux idées de Bakou­nine ; un autre cou­rant refu­se­ra le prin­cipe même d’organisation, car celle-ci est consi­dé­rée comme un germe de bureau­cra­tie ; on favo­ri­se­ra la consti­tu­tion de « groupes affi­ni­taires », dans les­quels l’initiative révo­lu­tion­naire indi­vi­duelle et l’action exem­plaire per­met­tront de pas­ser sans tran­si­tion à une socié­té com­mu­niste idéale où cha­cun pro­dui­rait selon ses forces et consom­me­rait selon ses besoins : tra­vail dans la joie et prise au tas. 

Les pre­miers pré­co­nisent l’action de masse des tra­vailleurs dans une orga­ni­sa­tion struc­tu­rée, la col­lec­ti­vi­sa­tion des moyens de pro­duc­tion et 1’organisation de ceux-ci dans un ensemble cohé­rent, la pré­pa­ra­tion des tra­vailleurs à la trans­for­ma­tion sociale. 

Les seconds refusent toute auto­ri­té, toute dis­ci­pline d’organisation ; le sens tac­tique est consi­dé­ré comme tem­po­ri­sa­tion avec le capi­tal. Ce cou­rant se défi­nit de façon essen­tiel­le­ment néga­tive : contre l’autorité, la hié­rar­chie, le pou­voir, l’action légale. Son pro­gramme poli­tique se trouve dans les concep­tions d’autonomie com­mu­nale ins­pi­rées direc­te­ment de Kro­pot­kine, et en par­ti­cu­lier de la Conquête du pain. Ce cou­rant triomphe au congrès de la CNT à Sara­gosse en 1936, dont les réso­lu­tions expriment la mécon­nais­sance des méca­nismes éco­no­miques de la socié­té, le mépris de la réa­li­té éco­no­mique et sociale. Le congrès déve­loppe dans son rap­port final le « concept confé­dé­ral de com­mu­nisme liber­taire », fon­dé sur le modèle des plans d’organisation de la socié­té future qui foi­sonnent dans la lit­té­ra­ture socia­liste du XIXe siècle. Le fon­de­ment de la socié­té future est la com­mune libre. Chaque com­mune est libre de faire ce qu’elle veut. Celles qui refusent de s’intégrer, en dehors des accords de « convi­vien­cia col­lec­ti­va », à la socié­té indus­trielle, pour­ront « choi­sir d’autres modes de vie com­mune, comme par exemple celles de natu­ristes et de nudistes, ou auront le droit d“avoir une admi­nis­tra­tion auto­nome en dehors des accords de com­pro­mis généraux ». 

Avec le voca­bu­laire d’aujourd’hui, on dirait que la suc­ces­sion de Bakou­nine se divise en une « dévia­tion de droite » qui est l’anarchosyndicalisme tra­di­tion­nel, et une « dévia­tion gau­chiste » qui est l’anarchisme. Le pre­mier met l’accent sur l’action de masse, l’organisation éco­no­mique, les méthodes. Le second insiste sur les objec­tifs, le « pro­gramme », indé­pen­dam­ment de la réa­li­té immé­diate. Et cha­cun des deux cou­rants se réclame – pour la forme bien sou­vent – de Bakou­nine. Par­mi les défor­ma­tions de la pen­sée de Bakou­nine, nous en avons rele­vé quatre principales. 

Le spontanéisme

Par moments, Bakou­nine se montre le chantre de la spon­ta­néi­té des masses ; à d’autres il affirme la néces­si­té d’une direc­tion poli­tique sur les masses. Géné­ra­le­ment les anar­chistes ont rete­nu le pre­mier aspect de sa pen­sée et com­plè­te­ment aban­don­né le second. 

En réa­li­té, Bakou­nine disait que ce qui man­quait aux masses pour être capables de s’émanciper était l’organisation et la science, « pré­ci­sé­ment les deux choses qui consti­tuent main­te­nant, et ont tou­jours consti­tué, le pou­voir des gou­ver­ne­ments » (« Pro­tes­ta­tion de l’Alliance ».)

« Dans les moments de grandes crises poli­tiques ou éco­no­miques, où l’instinct des masses, chauf­fé jusqu’au rouge, s’ouvre à toutes les ins­pi­ra­tions heu­reuses, où ces trou­peaux d’hommes esclaves, ployés, écra­sés, mais jamais rési­gnés, se révoltent enfin contre leur joug, mais se sentent déso­rien­tés et impuis­sants parce qu’ils sont com­plè­te­ment désor­ga­ni­sés, dix, vingt, ou trente hommes bien enten­dus et bien orga­ni­sés entre eux, et qui savent où ils vont et ce qu’ils veu,lent, .en entraî­ne­ront faci­le­ment cent, deux cents, trois cents ou même davan­tage. » (Œuvres, VI, 90.) Plus loin, il dit éga­le­ment que pour que la mino­ri­té de l’Association inter­na­tio­nale des tra­vailleurs puisse entraî­ner la majo­ri­té, il faut que chaque membre soit bien péné­tré des prin­cipes de l’Internationale. « Ce n’est qu’à cette condi­tion, dit-il, que dans les temps de paix et de calme il pour­ra rem­plir effi­ca­ce­ment la mis­sion de pro­pa­gan­diste et d’apôtre, et dans les temps de lutte celle d’un chef révolutionnaire ». 

L’instrument du déve­lop­pe­ment des idées de Bakou­nine fut l’Alliance de la démo­cra­tie socia­liste. Elle avait pour mis­sion de sélec­tion­ner les cadres révo­lu­tion­naires, de gui­der les orga­ni­sa­tions de masse ou d’en créer là où elles n’existaient pas encore. C’était un grou­pe­ment idéo­lo­gi­que­ment cohérent. 

« C’est une socié­té secrète for­mée au sein même de l’Internationale pour lui don­ner une orga­ni­sa­tion révo­lu­tion­naire, pour la trans­for­mer elle et toutes les masses popu­laires qui se trouvent au-dehors, en une puis­sance suf­fi­sam­ment orga­ni­sée pour anni­hi­ler ta réac­tion poli­ti­co­clé­ri­ca­lo-bour­geoise, pour détruire toutes les ins­ti­tu­tions juri­diques, reli­gieuses et poli­tiques des États. » (Bakou­nine.)

Il est dif­fi­cile de voir là du spon­ta­néisme. Bakou­nine disait seule­ment que si les mino­ri­tés révo­lu­tion­naires doivent agir au sein des masses, elles ne doivent pas se sub­sti­tuer aux masses. En der­nière ins­tance, ce sont tou­jours les masses elles-mêmes qui doivent agir, et pour leur propre compte. Les mili­tants révo­lu­tion­naires doivent impul­ser les tra­vailleurs à l’organisation et, lorsque les cir­cons­tances l’exigent, ils ne doivent pas hési­ter à prendre leur direc­tion. Cette idée contraste sin­gu­liè­re­ment avec ce que l’anarchisme est deve­nu par la suite. Ain­si, en 1905, lorsque l’anarchiste russe Voline est pres­sé par les ouvriers russes insur­gés de prendre la pré­si­dence du soviet de Saint-Péters­bourg, il refuse, parce qu’il n’n’était pas ouvrier. et pour ne pas faire œuvre d’autorité. Fina­le­ment la pré­si­dence échut à Trots­ky, après que Nos­sar, le pre­mier pré­sident, eut été arrêté. 

Action de masse et action des mino­ri­tés révo­lu­tion­naires sont indis­so­ciables chez Bakou­nine. Mais l’action des mino­ri­tés révo­lu­tion­naires n’a de sens que liée à l’organisation de masse du pro­lé­ta­riat. Iso­lés du pro­lé­ta­riat orga­ni­sé, les révo­lu­tion­naires sont condam­nés à l’inefficacité.

« Le socia­lisme ne trouve une réelle exis­tence que dans l’instinct révo­lu­tion­naire éclai­ré, dans la volon­té col­lec­tive et dans l’organisation propre des masses ouvrières elles-mêmes, – et quand cet ins­tinct, cette volon­té, cette orga­ni­sa­tion font défaut, les meilleurs livres du monde ne sont rien que des théo­ries dans le vide, des rêves impuis­sants. » (Bakou­nine, IV, 31.)

L’apolitisme

On a pré­sen­té l’anarchisme comme un mou­ve­ment apo­li­tique, abs­ten­tion­niste, en jouant sur les mots et en y met­tant un conte­nu dif­fé­rent de celui que les bakou­ni­niens lui don­naient. Action poli­tique à l’époque signi­fie action par­le­men­taire. Par consé­quent, être anti­par­le­men­taire signi­fiait être anti­po­li­tique. Comme les mar­xistes à ce moment-là ne conce­vaient pas d’autre action poli­tique pour le pro­lé­ta­riat que l’action par­le­men­taire, le refus de la mys­ti­fi­ca­tion élec­to­ra­liste était assi­mi­lé à l’opposition à toute forme d’action politique. 

À l’accusation d’abstentionnisme, les bakou­ni­niens répon­daient que le terme était équi­voque, et qu’il ne signi­fiait nul­le­ment indif­fé­rence poli­tique mais rejet de la poli­tique bour­geoise au pro­fit d’une « poli­tique du tra­vail ». L’abstention est une contes­ta­tion radi­cale des règles du jeu poli­tique de la bourgeoisie. 

« L’Internationale ne repousse pas la poli­tique d’une façon géné­rale ; elle sera bien for­cée de s’en mêler tant qu’elle sera contrainte de lut­ter contre la classe bour­geoise. Elle repousse seule­ment la poli­tique bour­geoise. » (Œuvres, VI, 336.) 

Bakou­nine condamne le suf­frage uni­ver­sel en tant qu’instrument d’émancipation du pro­lé­ta­riat, il nie l’utilité de pré­sen­ter des can­di­dats. Mais il n’a pas éle­vé l’abstentionnisme au niveau d’un prin­cipe abso­lu. Il recon­naît un cer­tain inté­rêt aux élec­tions com­mu­nales, il a même conseillé cir­cons­tan­ciel­le­ment à Gam­buz­zi l’intervention au Parlement. 

On ne trouve nulle part chez Bakou­nine ces condam­na­tions hys­té­riques et vis­cé­rales chères aux anar­chistes après sa mort. Les élec­tions sont condam­nées non pour des rai­sons morales mais parce qu’elles risquent de faire à la longue le jeu de la bour­geoi­sie. Sur ce point, Bakou­nine a eu rai­son sur les mar­xistes jusqu’à Lénine. L’antiparlementarisme était si inha­bi­tuel chez les mar­xistes que lors de la révo­lu­tion russe, les bol­che­viks pas­saient — du moins au début dans le mou­ve­ment ouvrier euro­péen — pour des bakouniniens ! 

Le refus de l’autorité

Les bakou­ni­niens se disaient « anti­au­to­ri­taires ». La confu­sion ren­due pos­sible par le mot a été allé­gre­ment reprise après la mort de Bakou­nine. Auto­ri­taire, dans le lan­gage de l’époque, signi­fiait bureau­cra­tique. Les anti­au­to­ri­taires étaient sim­ple­ment anti-bureau­cra­tiques, par oppo­si­tion à la ten­dance marxiste. 

Ce n’est donc pas une atti­tude morale ou de carac­tère, qui décou­le­rait d’un tem­pé­ra­ment. C’est un com­por­te­ment poli­tique. Anti-auto­ri­taire signi­fie « démo­cra­tique ». Ce der­nier mot exis­tait à l’époque, mais il avait un sens dif­fé­rent. Moins d’un siècle après la révo­lu­tion fran­çaise, il qua­li­fiait les pra­tiques poli­tiques de la bour­geoi­sie. C’étaient les bour­geois qui étaient des « démocrates ». 

Appli­qué au mou­ve­ment ouvrier, le mot « démo­crate » était accom­pa­gné de « social » ou « socia­liste », comme dans « social-démo­crate ». L’ouvrier qui était « démo­crate » était donc ou social-démo­crate ou anti-auto­ri­taire. Plus tard, démo­cra­tie et pro­lé­ta­riat ont été asso­ciés dans l’expression « démo­cra­tie ouvrière ». La ten­dance anti­au­to­ri­taire de l’Internationale était en faveur de la démo­cra­tie ouvrière ; la ten­dance qua­li­fiée d’autoritaire était accu­sée de pra­ti­quer la cen­tra­li­sa­tion bureaucratique. 

Mais Bakou­nine était loin de s’opposer à toute auto­ri­té. Sa ten­dance admet­tait le pou­voir issu direc­te­ment du pro­lé­ta­riat et contrô­lé par lui. Au gou­ver­ne­ment révo­lu­tion­naire de type jaco­bin, il oppo­sait le pou­voir pro­lé­ta­rien insur­rec­tion­nel, à tra­vers l’organisation de classe des tra­vailleurs. Ce n’est pas un pou­voir poli­tique au sens étroit, c’est un pou­voir social. 

Après la mort de Bakou­nine, les anar­chistes rejet­te­ront la notion de pou­voir en elle-même. Ils ne se réfé­re­ront plus qu’aux écrits cri­tiques sur le pou­voir et à un anti-auto­ri­ta­risme méta­phy­sique. Ils aban­don­ne­ront la méthode d’analyse à par­tir des faits réels, ils aban­don­ne­ront jusqu’aux fon­de­ments de la théo­rie bakou­ni­nienne fon­dée sur le maté­ria­lisme et l’analyse his­to­rique. Et avec cela, ils aban­don­ne­ront le ter­rain de la lutte de masse du pro­lé­ta­riat au pro­fit d’une forme par­ti­cu­lière de libé­ra­lisme radicalisé. 

Le mouvement entre les classes

La stra­té­gie poli­tique de Bakou­nine ne par­tait pas d’une concep­tion abs­traite des rap­ports entre les classes, qui aurait été éta­blie une fois pour toutes. Lorsque le pro­lé­ta­riat était faible, i1 pré­co­ni­sait de ne pas lut­ter indis­tinc­te­ment contre toutes les frac­tions de la bour­geoi­sie. Tous les régimes poli­tiques ne se valent pas, du point de vue de la lutte de la classe ouvrière. Il n’est pas indif­fé­rent que celle-ci lutte sous le régime dic­ta­to­rial de Bis­marck ou du tsar, ou sous celui d’une démo­cra­tie parlementaire. 

« La plus impar­faite des répu­bliques vaut mille fois mieux que la monar­chie la plus éclairée. » 

En 1870, Bakou­nine recom­mande d’utiliser la réac­tion patrio­tique du pro­lé­ta­riat fran­çais pour la conver­tir en guerre révo­lu­tion­naire. Dans les « Lettres à un Fran­çais », il fait une remar­quable ana­lyse des rap­ports entre les dif­fé­rentes frac­tions de la bour­geoi­sie et le pro­lé­ta­riat et déve­loppe, quelques mois à l’avance et de façon pro­phé­tique, ce que seront les com­munes de Paris et de province. 

La lec­ture de Bakou­nine montre que son œuvre entière n’est qu’une recherche constante des rap­ports qui peuvent exis­ter entre les frac­tions com­po­sant la classe domi­nante et leur oppo­si­tion avec le pro­lé­ta­riat. La stra­té­gie du mou­ve­ment ouvrier est inti­me­ment liée à l’analyse de ces rap­ports, elle ne peut en aucun cas en être sépa­rée, pas plus qu’elle ne peut être sépa­rée du moment his­to­rique dans lequel ces rap­ports se situent. 

Autre­ment dit, n’importe quel moment n’est pas bon pour faire la révo­lu­tion et une juste com­pré­hen­sion du rap­port des forces entre bour­geoi­sie et classe ouvrière peut per­mettre à la fois de ne pas rater des occa­sions pro­pices, et d’éviter de faire des erreurs tragiques. 

La pos­té­ri­té de Bakou­nine a consi­dé­ré pour une part qu’il exis­tait entre bour­geoi­sie et pro­lé­ta­riat un type de rap­ports immuable, constant ; pour l’autre part que les rap­ports entre les classes ne devaient en aucune manière entrer en ligne de compte pour déter­mi­ner l’action révolutionnaire. 

Dans le pre­mier cas on s’est atta­ché à un cer­tain nombre de prin­cipes de base consi­dé­rés comme essen­tiels et on s’est don­né comme objec­tif leur mise en appli­ca­tion plus ou moins loin­taine, quelles que soient les cir­cons­tances du moment. Ain­si, le rap­port du congrès de Sara­gosse, déjà men­tion­né, aurait pu être écrit à n’importe quelle époque. II est abso­lu­ment en dehors du temps. À la veille de la guerre civile espa­gnole, le pro­blème mili­taire par exemple, l’agitation au sein de l’armée, sont réglés en une phrase : « Des mil­liers de tra­vailleurs sont pas­sés par les casernes et connaissent la tech­nique mili­taire moderne. » 

Dans le deuxième cas on pense que les rap­ports de force entre les classes sont sans impor­tance, puisque le pro­lé­ta­riat doit agir spon­ta­né­ment, il n’est sujet à aucun déter­mi­nisme social, mais au contraire aux hasards de l’action exem­plaire. Tout le pro­blème consiste donc à créer le bon déto­na­teur. L’histoire du mou­ve­ment anar­chiste est pleine de ces actions d’éclat, inutiles et san­glantes. Dans l’espoir de sus­ci­ter la révo­lu­tion, on prend d’assaut la mai­rie ou l’hôtel de ville, à quelques dizaines ; on fait des dis­cours, on pro­clame – dans l’indifférence géné­rale, bien sou­vent – le com­mu­nisme liber­taire, on brûle les archives locales, en atten­dant que la police intervienne. 

Atten­tisme ou volon­ta­risme, dans les deux cas la réfé­rence faite à Bakou­nine – est abu­sive. Bien sou­vent, le mou­ve­ment liber­taire a rem­pla­cé la méthode scien­ti­fique d’analyse des rap­ports entre les classes par des incan­ta­tions magiques. 

Le carac­tère scien­ti­fique, socio­lo­gique, de l’analyse bakou­ni­nienne des rela­tions sociales et de l’action poli­tique sera com­plè­te­ment nié par le mou­ve­ment liber­taire. La déchéance intel­lec­tuelle du mou­ve­ment liber­taire se tra­dui­ra par l’accusation de « mar­xisme » dans toute ten­ta­tive d’introduire la moindre notion de méthode scien­ti­fique dans les ana­lyses poli­tiques. Mala­tes­ta par exemple, disait : 

« Aujourd’hui, je trouve que Bakou­nine fut, dans l’économie poli­tique et dans l’interprétation de l’histoire, trop mar­xiste. Je trouve que sa phi­lo­so­phie se débat­tait, sans pos­si­bi­li­té d’issue, dans la contra­dic­tion en la concep­tion méca­nique de l’univers et la foi dans l’efficacité de la volon­té sur les des­ti­nées de l’homme et de l’univers. »

La « concep­tion méca­nique de l’univers », c’est, dans l’esprit de Mala­tes­ta, la méthode dia­lec­tique qui fait du monde social un ensemble en mou­ve­ment dont on peut déter­mi­ner les lois d’évolution géné­rale. « L’efficacité de la volon­té » est l’action révo­lu­tion­naire, volon­ta­riste. Le pro­blème se réduit donc à la rela­tion entre l’action de masse sur la socié­té et l’action des mino­ri­tés révo­lu­tion­naires, et Mala­tes­ta est inca­pable de com­prendre les rap­ports d’interdépendance qui existent entre les deux. 

Mala­tes­ta ne com­prend pas la rela­tion qui existe entre l’homme et son milieu, entre le déter­mi­nisme social de l’homme et sa capa­ci­té à trans­for­mer son milieu.
’indi­vi­du n’est pas sépa­ré du milieu dans lequel il vit. Mais s’il est lar­ge­ment déter­mi­né par son milieu, il peut agir sur celui-ci et le modi­fier à condi­tion qu’il se donne la peine d’en com­prendre les lois d’évolution.

[|* * * * * *|]

L’action de la classe ouvrière doit être la syn­thèse entre la com­pré­hen­sion de la « méca­nique de l’univers » – les méca­nismes de la socié­té – et l’« effi­ca­ci­té de la volon­té » – l’action révo­lu­tion­naire consciente. C’est là le fon­de­ment de la théo­rie de l’action révo­lu­tion­naire chez Bakounine. 

Il n’y a pas deux Bakou­nine, l’un liber­taire, anti-auto­ri­taire qui glo­ri­fie l’action spon­ta­née des masses ; l’autre « mar­xiste » – auto­ri­taire, qui pré­co­nise l’organisation de l’avant-garde.

Il n’y a qu’un Bakou­nine qui applique à des moments dif­fé­rents, en des cir­cons­tances diverses des prin­cipes d’action décou­lant d’une claire com­pré­hen­sion de la dia­lec­tique entre masses et avant-gardes.

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