Aussi ne s’agit-il pas d’établir un florilège des falsifications qui ont été faites à l’encontre de Bakounine. Car si Duclos détient – avec Marx lui-même – le triste privilège d’être le plus grand falsificateur conscient de la pensée de Bakounine, les anarchistes eux-mêmes en sont sans conteste les plus grands falsificateurs inconscients. Parmi les points communs qui peuvent exister entre les deux dirigeants de la Première internationale, le principal est peut-être que leur pensée a été dans une mesure identique déformée par leurs disciples.
C’est l’itinéraire de cette déformation des positions de Bakounine que nous voulons tracer, dans un premier temps ; ensuite, nous exposerons ce que nous pensons être sa véritable théorie de l’action révolutionnaire.
Dans le mouvement anarchiste, un courant préconisera le développement de l’organisation de masse, l’action dans les structures de classe du prolétariat exclusivement, et parviendra à une forme d’apolitisme parfaitement étrangère aux idées de Bakounine ; un autre courant refusera le principe même d’organisation, car celle-ci est considérée comme un germe de bureaucratie ; on favorisera la constitution de « groupes affinitaires », dans lesquels l’initiative révolutionnaire individuelle et l’action exemplaire permettront de passer sans transition à une société communiste idéale où chacun produirait selon ses forces et consommerait selon ses besoins : travail dans la joie et prise au tas.
Les premiers préconisent l’action de masse des travailleurs dans une organisation structurée, la collectivisation des moyens de production et 1’organisation de ceux-ci dans un ensemble cohérent, la préparation des travailleurs à la transformation sociale.
Les seconds refusent toute autorité, toute discipline d’organisation ; le sens tactique est considéré comme temporisation avec le capital. Ce courant se définit de façon essentiellement négative : contre l’autorité, la hiérarchie, le pouvoir, l’action légale. Son programme politique se trouve dans les conceptions d’autonomie communale inspirées directement de Kropotkine, et en particulier de la Conquête du pain. Ce courant triomphe au congrès de la CNT à Saragosse en 1936, dont les résolutions expriment la méconnaissance des mécanismes économiques de la société, le mépris de la réalité économique et sociale. Le congrès développe dans son rapport final le « concept confédéral de communisme libertaire », fondé sur le modèle des plans d’organisation de la société future qui foisonnent dans la littérature socialiste du XIXe siècle. Le fondement de la société future est la commune libre. Chaque commune est libre de faire ce qu’elle veut. Celles qui refusent de s’intégrer, en dehors des accords de « conviviencia collectiva », à la société industrielle, pourront « choisir d’autres modes de vie commune, comme par exemple celles de naturistes et de nudistes, ou auront le droit d“avoir une administration autonome en dehors des accords de compromis généraux ».
Avec le vocabulaire d’aujourd’hui, on dirait que la succession de Bakounine se divise en une « déviation de droite » qui est l’anarchosyndicalisme traditionnel, et une « déviation gauchiste » qui est l’anarchisme. Le premier met l’accent sur l’action de masse, l’organisation économique, les méthodes. Le second insiste sur les objectifs, le « programme », indépendamment de la réalité immédiate. Et chacun des deux courants se réclame – pour la forme bien souvent – de Bakounine. Parmi les déformations de la pensée de Bakounine, nous en avons relevé quatre principales.
Le spontanéisme
Par moments, Bakounine se montre le chantre de la spontanéité des masses ; à d’autres il affirme la nécessité d’une direction politique sur les masses. Généralement les anarchistes ont retenu le premier aspect de sa pensée et complètement abandonné le second.
En réalité, Bakounine disait que ce qui manquait aux masses pour être capables de s’émanciper était l’organisation et la science, « précisément les deux choses qui constituent maintenant, et ont toujours constitué, le pouvoir des gouvernements » (« Protestation de l’Alliance ».)
« Dans les moments de grandes crises politiques ou économiques, où l’instinct des masses, chauffé jusqu’au rouge, s’ouvre à toutes les inspirations heureuses, où ces troupeaux d’hommes esclaves, ployés, écrasés, mais jamais résignés, se révoltent enfin contre leur joug, mais se sentent désorientés et impuissants parce qu’ils sont complètement désorganisés, dix, vingt, ou trente hommes bien entendus et bien organisés entre eux, et qui savent où ils vont et ce qu’ils veu,lent, .en entraîneront facilement cent, deux cents, trois cents ou même davantage. » (Œuvres, VI, 90.) Plus loin, il dit également que pour que la minorité de l’Association internationale des travailleurs puisse entraîner la majorité, il faut que chaque membre soit bien pénétré des principes de l’Internationale. « Ce n’est qu’à cette condition, dit-il, que dans les temps de paix et de calme il pourra remplir efficacement la mission de propagandiste et d’apôtre, et dans les temps de lutte celle d’un chef révolutionnaire ».
L’instrument du développement des idées de Bakounine fut l’Alliance de la démocratie socialiste. Elle avait pour mission de sélectionner les cadres révolutionnaires, de guider les organisations de masse ou d’en créer là où elles n’existaient pas encore. C’était un groupement idéologiquement cohérent.
« C’est une société secrète formée au sein même de l’Internationale pour lui donner une organisation révolutionnaire, pour la transformer elle et toutes les masses populaires qui se trouvent au-dehors, en une puissance suffisamment organisée pour annihiler ta réaction politicocléricalo-bourgeoise, pour détruire toutes les institutions juridiques, religieuses et politiques des États. » (Bakounine.)
Il est difficile de voir là du spontanéisme. Bakounine disait seulement que si les minorités révolutionnaires doivent agir au sein des masses, elles ne doivent pas se substituer aux masses. En dernière instance, ce sont toujours les masses elles-mêmes qui doivent agir, et pour leur propre compte. Les militants révolutionnaires doivent impulser les travailleurs à l’organisation et, lorsque les circonstances l’exigent, ils ne doivent pas hésiter à prendre leur direction. Cette idée contraste singulièrement avec ce que l’anarchisme est devenu par la suite. Ainsi, en 1905, lorsque l’anarchiste russe Voline est pressé par les ouvriers russes insurgés de prendre la présidence du soviet de Saint-Pétersbourg, il refuse, parce qu’il n’n’était pas ouvrier. et pour ne pas faire œuvre d’autorité. Finalement la présidence échut à Trotsky, après que Nossar, le premier président, eut été arrêté.
Action de masse et action des minorités révolutionnaires sont indissociables chez Bakounine. Mais l’action des minorités révolutionnaires n’a de sens que liée à l’organisation de masse du prolétariat. Isolés du prolétariat organisé, les révolutionnaires sont condamnés à l’inefficacité.
« Le socialisme ne trouve une réelle existence que dans l’instinct révolutionnaire éclairé, dans la volonté collective et dans l’organisation propre des masses ouvrières elles-mêmes, – et quand cet instinct, cette volonté, cette organisation font défaut, les meilleurs livres du monde ne sont rien que des théories dans le vide, des rêves impuissants. » (Bakounine, IV, 31.)
L’apolitisme
On a présenté l’anarchisme comme un mouvement apolitique, abstentionniste, en jouant sur les mots et en y mettant un contenu différent de celui que les bakouniniens lui donnaient. Action politique à l’époque signifie action parlementaire. Par conséquent, être antiparlementaire signifiait être antipolitique. Comme les marxistes à ce moment-là ne concevaient pas d’autre action politique pour le prolétariat que l’action parlementaire, le refus de la mystification électoraliste était assimilé à l’opposition à toute forme d’action politique.
À l’accusation d’abstentionnisme, les bakouniniens répondaient que le terme était équivoque, et qu’il ne signifiait nullement indifférence politique mais rejet de la politique bourgeoise au profit d’une « politique du travail ». L’abstention est une contestation radicale des règles du jeu politique de la bourgeoisie.
« L’Internationale ne repousse pas la politique d’une façon générale ; elle sera bien forcée de s’en mêler tant qu’elle sera contrainte de lutter contre la classe bourgeoise. Elle repousse seulement la politique bourgeoise. » (Œuvres, VI, 336.)
Bakounine condamne le suffrage universel en tant qu’instrument d’émancipation du prolétariat, il nie l’utilité de présenter des candidats. Mais il n’a pas élevé l’abstentionnisme au niveau d’un principe absolu. Il reconnaît un certain intérêt aux élections communales, il a même conseillé circonstanciellement à Gambuzzi l’intervention au Parlement.
On ne trouve nulle part chez Bakounine ces condamnations hystériques et viscérales chères aux anarchistes après sa mort. Les élections sont condamnées non pour des raisons morales mais parce qu’elles risquent de faire à la longue le jeu de la bourgeoisie. Sur ce point, Bakounine a eu raison sur les marxistes jusqu’à Lénine. L’antiparlementarisme était si inhabituel chez les marxistes que lors de la révolution russe, les bolcheviks passaient — du moins au début dans le mouvement ouvrier européen — pour des bakouniniens !
Le refus de l’autorité
Les bakouniniens se disaient « antiautoritaires ». La confusion rendue possible par le mot a été allégrement reprise après la mort de Bakounine. Autoritaire, dans le langage de l’époque, signifiait bureaucratique. Les antiautoritaires étaient simplement anti-bureaucratiques, par opposition à la tendance marxiste.
Ce n’est donc pas une attitude morale ou de caractère, qui découlerait d’un tempérament. C’est un comportement politique. Anti-autoritaire signifie « démocratique ». Ce dernier mot existait à l’époque, mais il avait un sens différent. Moins d’un siècle après la révolution française, il qualifiait les pratiques politiques de la bourgeoisie. C’étaient les bourgeois qui étaient des « démocrates ».
Appliqué au mouvement ouvrier, le mot « démocrate » était accompagné de « social » ou « socialiste », comme dans « social-démocrate ». L’ouvrier qui était « démocrate » était donc ou social-démocrate ou anti-autoritaire. Plus tard, démocratie et prolétariat ont été associés dans l’expression « démocratie ouvrière ». La tendance antiautoritaire de l’Internationale était en faveur de la démocratie ouvrière ; la tendance qualifiée d’autoritaire était accusée de pratiquer la centralisation bureaucratique.
Mais Bakounine était loin de s’opposer à toute autorité. Sa tendance admettait le pouvoir issu directement du prolétariat et contrôlé par lui. Au gouvernement révolutionnaire de type jacobin, il opposait le pouvoir prolétarien insurrectionnel, à travers l’organisation de classe des travailleurs. Ce n’est pas un pouvoir politique au sens étroit, c’est un pouvoir social.
Après la mort de Bakounine, les anarchistes rejetteront la notion de pouvoir en elle-même. Ils ne se référeront plus qu’aux écrits critiques sur le pouvoir et à un anti-autoritarisme métaphysique. Ils abandonneront la méthode d’analyse à partir des faits réels, ils abandonneront jusqu’aux fondements de la théorie bakouninienne fondée sur le matérialisme et l’analyse historique. Et avec cela, ils abandonneront le terrain de la lutte de masse du prolétariat au profit d’une forme particulière de libéralisme radicalisé.
Le mouvement entre les classes
La stratégie politique de Bakounine ne partait pas d’une conception abstraite des rapports entre les classes, qui aurait été établie une fois pour toutes. Lorsque le prolétariat était faible, i1 préconisait de ne pas lutter indistinctement contre toutes les fractions de la bourgeoisie. Tous les régimes politiques ne se valent pas, du point de vue de la lutte de la classe ouvrière. Il n’est pas indifférent que celle-ci lutte sous le régime dictatorial de Bismarck ou du tsar, ou sous celui d’une démocratie parlementaire.
« La plus imparfaite des républiques vaut mille fois mieux que la monarchie la plus éclairée. »
En 1870, Bakounine recommande d’utiliser la réaction patriotique du prolétariat français pour la convertir en guerre révolutionnaire. Dans les « Lettres à un Français », il fait une remarquable analyse des rapports entre les différentes fractions de la bourgeoisie et le prolétariat et développe, quelques mois à l’avance et de façon prophétique, ce que seront les communes de Paris et de province.
La lecture de Bakounine montre que son œuvre entière n’est qu’une recherche constante des rapports qui peuvent exister entre les fractions composant la classe dominante et leur opposition avec le prolétariat. La stratégie du mouvement ouvrier est intimement liée à l’analyse de ces rapports, elle ne peut en aucun cas en être séparée, pas plus qu’elle ne peut être séparée du moment historique dans lequel ces rapports se situent.
Autrement dit, n’importe quel moment n’est pas bon pour faire la révolution et une juste compréhension du rapport des forces entre bourgeoisie et classe ouvrière peut permettre à la fois de ne pas rater des occasions propices, et d’éviter de faire des erreurs tragiques.
La postérité de Bakounine a considéré pour une part qu’il existait entre bourgeoisie et prolétariat un type de rapports immuable, constant ; pour l’autre part que les rapports entre les classes ne devaient en aucune manière entrer en ligne de compte pour déterminer l’action révolutionnaire.
Dans le premier cas on s’est attaché à un certain nombre de principes de base considérés comme essentiels et on s’est donné comme objectif leur mise en application plus ou moins lointaine, quelles que soient les circonstances du moment. Ainsi, le rapport du congrès de Saragosse, déjà mentionné, aurait pu être écrit à n’importe quelle époque. II est absolument en dehors du temps. À la veille de la guerre civile espagnole, le problème militaire par exemple, l’agitation au sein de l’armée, sont réglés en une phrase : « Des milliers de travailleurs sont passés par les casernes et connaissent la technique militaire moderne. »
Dans le deuxième cas on pense que les rapports de force entre les classes sont sans importance, puisque le prolétariat doit agir spontanément, il n’est sujet à aucun déterminisme social, mais au contraire aux hasards de l’action exemplaire. Tout le problème consiste donc à créer le bon détonateur. L’histoire du mouvement anarchiste est pleine de ces actions d’éclat, inutiles et sanglantes. Dans l’espoir de susciter la révolution, on prend d’assaut la mairie ou l’hôtel de ville, à quelques dizaines ; on fait des discours, on proclame – dans l’indifférence générale, bien souvent – le communisme libertaire, on brûle les archives locales, en attendant que la police intervienne.
Attentisme ou volontarisme, dans les deux cas la référence faite à Bakounine – est abusive. Bien souvent, le mouvement libertaire a remplacé la méthode scientifique d’analyse des rapports entre les classes par des incantations magiques.
Le caractère scientifique, sociologique, de l’analyse bakouninienne des relations sociales et de l’action politique sera complètement nié par le mouvement libertaire. La déchéance intellectuelle du mouvement libertaire se traduira par l’accusation de « marxisme » dans toute tentative d’introduire la moindre notion de méthode scientifique dans les analyses politiques. Malatesta par exemple, disait :
« Aujourd’hui, je trouve que Bakounine fut, dans l’économie politique et dans l’interprétation de l’histoire, trop marxiste. Je trouve que sa philosophie se débattait, sans possibilité d’issue, dans la contradiction en la conception mécanique de l’univers et la foi dans l’efficacité de la volonté sur les destinées de l’homme et de l’univers. »
La « conception mécanique de l’univers », c’est, dans l’esprit de Malatesta, la méthode dialectique qui fait du monde social un ensemble en mouvement dont on peut déterminer les lois d’évolution générale. « L’efficacité de la volonté » est l’action révolutionnaire, volontariste. Le problème se réduit donc à la relation entre l’action de masse sur la société et l’action des minorités révolutionnaires, et Malatesta est incapable de comprendre les rapports d’interdépendance qui existent entre les deux.
Malatesta ne comprend pas la relation qui existe entre l’homme et son milieu, entre le déterminisme social de l’homme et sa capacité à transformer son milieu.
’individu n’est pas séparé du milieu dans lequel il vit. Mais s’il est largement déterminé par son milieu, il peut agir sur celui-ci et le modifier à condition qu’il se donne la peine d’en comprendre les lois d’évolution.
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L’action de la classe ouvrière doit être la synthèse entre la compréhension de la « mécanique de l’univers » – les mécanismes de la société – et l’« efficacité de la volonté » – l’action révolutionnaire consciente. C’est là le fondement de la théorie de l’action révolutionnaire chez Bakounine.
Il n’y a pas deux Bakounine, l’un libertaire, anti-autoritaire qui glorifie l’action spontanée des masses ; l’autre « marxiste » – autoritaire, qui préconise l’organisation de l’avant-garde.
Il n’y a qu’un Bakounine qui applique à des moments différents, en des circonstances diverses des principes d’action découlant d’une claire compréhension de la dialectique entre masses et avant-gardes.