« La crise, la crise, la crise ! »
La crise, peut-être, mais vint le moment où les monopoles se sont rendu compte qu’ils ne pouvaient pas continuer à spolier, à laminer, à liquider la petite bourgeoisie, les artisans, les petites et moyennes entreprises sans leur donner quelques compensations. La situation est simple : « Nous sommes sur le même bateau, leur disent-ils, vous nous aidez à écoper, bien sûr quelques-uns d’entre vous vont passer par-dessus bord, mais attention, regardez bien, nous ramenons l’ordre ! »
Et ils ramenèrent l’ordre : un coup de taxes à la pornographie, un coup de matraque sur la tête des ouvriers du Parisien libéré et d’autres, les C.R.S. dans les usines occupées, la chasse aux militants syndicaux, et l’hystérie déclenchée contre les fauteurs de troubles dans l’armée et ceux qui les soutiennent, les syndicats. Feu sur les militants syndicaux ! Matraquage, intimidations, perquisitions.
Et ça va durer. Des militants syndicaux ou des responsables de structures syndicales ont été perquisitionnés, officiellement en rapport avec l’information pour « démoralisation de l’armée ». Mais d’autres l’ont été, en Normandie, pour fait de lutte revendicative chez Blaupunkt. Des U.L. sont mises sur table d’écoute, des militants également ; c’est une offensive d’ampleur. l’information pour « démoralisation de l’armée » n’a fait qu’ouvrir les hostilités.
Une explication à cette attitude est peut-être fournie indirectement par le P.S., qui déclare ne pas vouloir de « nouveau mai 68 ». Une mobilisation pour la défense des inculpés aurait pu déboucher sur un mouvement large des travailleurs. En ces temps de crise, l’action peut être difficile à entreprendre, mais une étincelle peut mettre le feu aux poudres et déclencher la colère des travailleurs. La grande centrale responsable et sa fraction dirigeante ne tiennent plus si fermement les rênes du mouvement ouvrier. Tout le travail du P.C. en direction de ceux qu’il s’efforce de servir et de flatter, la petite bourgeoisie, les professions libérales, les cadres de l’armée, peut s’écrouler en quelques grèves. Car, pour ces couches à l’esprit obtus, si la propagande du P.C. commence à porter ses fruits, le spectre de la revendication et de l’action ouvrières s’agite derrière lui. La question qui se pose est : le P.C. sera-t-il capable de freiner l’action des travailleurs ? À lui de faire ses preuves maintenant, tout en préservant sa crédibilité dans le prolétariat. Tâche complexe, qui impose des rectifications de ligne à tout moment, des changements d’attitude, des volte-face. Il est normal que des militants sincères y perdent leur latin, et iront peut-être gonfler les rangs de la C.F.D.T.
Mais voilà, à la centrale de la rue Montholon, les transfuges de la C.G.T. vont trouver un autre genre de contradictions. L’attitude « courageuse » de la C.F.D.T., organisant seule la manifestation· du 5 décembre, n’a pas été adoptée par tous les dirigeants criant d’un seul chœur « À l’action ! ». La direction, Edmond Maire en tête, a dû faire pression sur les éléments plus inféodés qu’elle au P.S. dans la région parisienne. Un de nos « préférés », Jacques Chérèque, secrétaire de la métallurgie, reproche à Maire d’avoir trop isolé la confédération. C’est peut-être pour redorer son blason face à ses « partenaires » de la gauche que la direction confédérale a cru bon, pour la manifestation du 18 décembre, de s’engager publiquement avec les partis politiques sur des revendications économiques. Les patrons communistes, socialistes ou radicaux de gauche ont dû trouver ça drôle.
La campagne anti‑C.F.D.T. lancée par le pouvoir va-t-elle se poursuivre ? Nul doute que les petites et moyennes entreprises y ont intérêt. Depuis quelques temps, on assiste en effet à un développement de cette centrale dans les petites entreprises. Les structures C.G.T. laissant généralement les travailleurs licenciés individuellement par des petits patrons se débrouiller seuls, et délaissant parfois l’implantation de sections syndicales dans les petites boîtes, ce sont les unions locales C.F.D.T. qui assurent ce travail, et le soutien juridique, ce qui fait quelquefois mal au portefeuille de messieurs les patrons. Le développement de la C.F.D.T. – nantie d’une image de marque radicale qui est loin de la refléter totalement – effraie les P.M.E.
Haro sur la C.F.D.T.! .
Le gouvernement ramène l’ordre
Le 28 novembre, inculpation d’appelés à Cazaux (Gironde) et à Besançon ; le 3 décembre, perquisition de la police dans les locaux syndicaux, arrestation et inculpation des secrétaires de l’U.D.-C.F.D.T. de la Gironde et de l’U.I.S.-C.F.D.T. de Besançon ; dans les jours qui suivent, nouvelles perquisitions, arrestations et inculpations d’appelés et de militants C.F.D.T. à travers la France.
Cette brutale attaque de la bourgeoisie correspond à son désir de briser le mouvement ouvrier, le problème de l’armée lui a servi de prétexte, tout en lui permettant néanmoins d’essayer d’arrêter la lutte des appelés…
Depuis l’«appel des cent », les manifestations de Draguignan et de Karlsruhe, le mouvement dans les casernes prend une certaine ampleur : de nombreux « comités de soldats » se sont créés (on en compte une cinquantaine en France et en Allemagne). Leur presse clandestine circule.
Face à la lutte des appelés, le pouvoir, en plus d’utiliser une méthode répressive discrète propre à la « grande muette », frappe d’une manière spectaculaire : instruction ouverte par la Cour de sûreté de l’État, campagne de presse hystérique sortant le spectre de mai 1968. On parle des comités de soldats comme « manipulés par les gauchistes, au service de l’étranger », de « complot international », etc. Et ensuite, dans ce contexte, le gouvernement s’en prend à la C.F.D.T.
En certaines circonstances, il n’a pas déplu à la direction de la C.F.D.T., à travers des luttes spectaculaires et des revendications de rupture, de laisser certains militants donner à la confédération une image de marque radicale. Cette souplesse a permis à la C.F.D.T. de se renforcer numériquement et à sa direction de prendre place dans le concert politique. Celle-ci n’en poursuit pas moins son objectif – annoncé de longue date – de construction autour d’elle d’un grand parti social-démocrate plus fort que le P.C. Mais une organisation de masse ouvrière ne se construit pas seulement avec des chrétiens sociaux. La direction doit tenir compte… des travailleurs. L’échec relatif des « Assises du socialisme » est un avertissement.
Après avoir fait l’amalgame entre « comités de soldats » et « gauchistes », la bourgeoisie frappe la C.F.D.T. Il est normal que les structures touchées soient souvent les unions interprofessionnelles dont les militants ont accompli leurs tâches sur le terrain de l’armée comme ils ont su le faire sur d’autres terrains, Besançon et Bordeaux, par exemple.
Le gouvernement a joué sur les contradictions inhérentes aux organisations interclasses « de gauche » qui à la fois défendent les intérêts des couches moyennes et s’efforcent de pénétrer la classe ouvrière. Pour les couches moyennes, un seul mot d’ordre, l’ordre. L’ordre dans l’entreprise, l’ordre dans la rue, l’ordre dans les casernes, etc.
La gauche, retrouvant le chemin de la défense ouverte des intérêts de ses inspirateurs, les intérêts bourgeois, se démarque donc totalement des victimes de la répression. Elle condamne l’organisation des appelés sur une base revendicative – baptisée pour la circonstance antimilitarisme. Elle condamne l’appui naturel que certaines structures interprofessionnelles ont apporté à cette organisation. La lutte sur ce terrain reste donc – ce qui ne nous surprend pas – à la seule charge des travailleurs.
Mis en avant dans cette affaire, les trotskistes poursuivent leur lutte « vers » une transformation révolutionnaire de l’État, de son armée, de sa police, etc. Ce rêve petit-bourgeois exige dans l’immédiat un développement de leurs organisations qui s’opère à travers des bases de recrutement multiples. Le mécontentement des appelés ouvre des perspectives.
Noyer la riposte
Empêtrée dans ses contradictions [[Le Programme commun parle de liberté d’expression et d’association dans les casernes. ]], la social-démocratie, communistes en tête, se lance à la suite du gouvernement dans une violente attaque contre les « gauchistes », puis décide de reparler de l’action sur… les revendications économiques, noyant ainsi la riposte nécessaire face à la répression. La social-démocratie, une fois de plus, a fait le jeu du pouvoir et a contribué à la démobilisation des travailleurs face à une offensive de la bourgeoisie.
L’intrusion, au sein des organisations de masse du prolétariat, d’intérêts étrangers à ceux des travailleurs, a une nouvelle fois provoqué la division du mouvement ouvrier, le mettant ainsi en position de faiblesse face à la bourgeoisie et à son État répressif ; cela est très grave dans la situation de crise actuelle où, au contraire, l’unité des travailleurs est plus que jamais nécessaire.
La direction de la C.F.D.T. de son côté ne pouvait pas faire autrement que défendre ses propres militants, même en se démarquant des autres composantes de la gauche, quitte à reprendre le train de 1’«Union des forces populaires » pour redonner une illusion d’unité à l’opinion publique, ce qui l’a conduite à faire des concessions extrêmes au P.C. [[Le texte d’appel à la manifestation du 18 décembre est un tissu d’âneries. De plus, c’est la première fois depuis longtemps que la C.F.D.T. colle aux partis sur des revendications économiques. ]].
L’action à Bordeaux
À Bordeaux, la mobilisation a été très importante au niveau des militants C.F.D.T.: 2.000 personnes à la manifestation organisée par l’U.D. le lendemain de l’arrestation du secrétaire général, 8.000 à la manifestation « unitaire » du 5 décembre bien que la C.G.T., le P.C., le P.S. et la F.E.N. s’en soient retirés au dernier moment ; 4.000 le jeudi 18, plus que C.G.T., P.C., P.S., F.E.N. qui avaient un cortège distinct.
Le lâchage de l’U.D.-C.G.T. de Bordeaux (s’alignant sur les positions du P.C.F. n’a évidemment pas contribué à réaliser la riposte qui s’imposait.
Les méthodes staliniennes basées sur le mensonge, la manipulation et la calomnie ont une nouvelle fois sévi, mettant dans l’embarras bon nombre de militants C.G.T.:
- Mensonge lorsque par tracts et communiqués de presse l’U.D. C.G.T. affirme n’avoir jamais accordé son soutien aux « comités de soldats » de la région bordelaise et que la mention « les U.D. C.F.D.T. et C.G.T. solidaires de la lutte des appelés » (figurant sur tous les journaux des comités tirés par l’une ou l’autre des organisations) a été imprimée sans son accord, alors que deux mois auparavant, un communiqué de presse paru dans « Sud-Ouest » rendait compte d’une réunion tripartite (U.D.-C.F.D.T., U.D.-C.G.T., comités de soldats) où les deux U.D. proclamaient leur soutien aux appelés…
– Manipulation lorsque le P.C., pendant le rassemblement du 5 décembre, invoque la présence dans le cortège de groupes fascistes voulant attaquer l’état-major de la Région militaire, et prend ce prétexte pour appeler à la dissolution de la manifestation ;
– Calomnie lorsque la C.G.T. affirme que l’U.D.-C.F.D.T. de Bordeaux fait tout pour briser l’unité et qu’elle est « manipulée par les gauchistes » alors que c’est la seule U.D. de l’Aquitaine où le mot « démocratie syndicale » a encore un sens [[Un responsable local du P.C.F. a déclaré, au cours d’une réunion unitaire, affirmant ainsi son sens aigu de la responsabilité, de l’unité, de la démocratie ouvrière, que s’il était responsable d’un gouvernement de gauche, il mettrait en prison ceux qui luttent contre l’armée. ]].
Toute cette intoxication a eu des effets désastreux sur certains militants C.G.T., notamment le 18 décembre où le service d’ordre de la C.G.T. provoqua celui de la C.F.D.T. C’est grâce au sang-froid de celui-ci que la manifestation ne s’est pas terminée en bataille rangée.
La responsabilité de l’attitude de la C.G.T. en incombe à la fraction communiste, qui se sert d’une organisation ouvrière comme masse de manœuvre au service de sa politique, au service d’intérêts étrangers à ceux de la classe ouvrière.
La riposte unitaire et massive face à la répression n’a pu avoir lieu immédiatement, de même que la large mobilisation pour exiger la liberté d’expression et s’association dans les casernes.
Cette revendication est importante, car l’organisation des appelés, liée aux organisations ouvrières, est un moyen pour le prolétariat d’empêcher le contingent de servir de répression contre les travailleurs.