Cela semble d’autant plus important que le Parti communiste est connu pour avoir été l’un de ceux qui se sont le plus fidèlement alignés sur l’U.R.S.S.
Pour saisir la multiplicité des facteurs qui peuvent expliquer ces changements d’orientation, un retour en arrière est nécessaire.
Le rapport des forces internationales en 1976 s’est considérablement modifié par rapport à 1920. De même, la génération des militants — et des dirigeants — formés dans la période stalinienne des années trente cède la place à ceux formés dans la résistance et après.
Le capitalisme a subi de profondes mutations, de même que la classe ouvrière. Mais l’élément le plus important est, depuis quelques années, la remontée spectaculaire du Parti socialiste qui, révélé lors du congrès précédent, [constitue] un concurrent du P.C. même dans la classe ouvrière. Les débats du XXIe congrès du P.C. avaient été largement dominés par les effets du rééquilibrage de la gauche qui s’était effectué aux dépens du Parti communiste. Le monopole de ce dernier sur la classe ouvrière commençait à lui être contesté, chose qu’il ne peut en aucun cas accepter.
Le XXIIe congrès vise avant tout à faire le bilan des efforts effectués par le Parti communiste pour rattraper le terrain perdu. « Le P.C.F. est bien le seul à se réclamer de la classe ouvrière », a dit un délégué du XXIIe congrès.
le Parti vise à se développer conjointement dans les entreprises et dans les couches « non monopolistes » de la bourgeoisie. La campagne sur les libertés, le rejet de la dictature du prolétariat doivent présenter le Parti aux couches petites bourgeoises comme le champion de la liberté. Pour cela, il doit faire de la surenchère au Parti socialiste, ce qui implique quelques concessions, qui n’engagent finalement pas beaucoup, telles que la condamnation des camps et les détentions politiques en U.R.S.S. Mais est-ce suffisant pour dire que ce parti a fondamentalement changé ?
Fluctuations et croissance
Le Parti communiste – section française de l’Internationale communiste – des premières années, une fois débarrassé de la génération issue de la social-démocratie et celle issue du syndicalisme révolutionnaire, est un parti faible, minoritaire, ultra-gauchiste, les deux premiers qualificatifs expliquant le troisième. Avec l’appui matériel et humain de l’Union soviétique, il va tout mettre en œuvre pour se développer. De fait, l’histoire du Parti communiste est liée dès le début à deux séries de faits : les fluctuations de la politique internationale et les rapports avec l’Union soviétique ; la stratégie de prise de contrôle des organisations de masse du prolétariat français.
Le Parti communiste et l’URSS
Le destin du Parti communiste a toujours lié à celui de l’URSS. Les 21 conditions d’admission à l’Internationale communiste sont sans ambiguïté : chaque parti national est étroitement subordonné aux directives de l’appareil central de l’Internationale. Cette dernière était conçue dès le début comme l’outil de prise de pouvoir à l’échelle mondiale, comme un parti mondial du prolétariat.
C’était l’état-major d’une armée de prolétaires dont chaque parti national n’était qu’une division affectée à un secteur du front mondial.
Les rapports de l’Internationale avec ses sections nationales étaient du même type que ceux qui relient les diverses instances à l’intérieur d’une même organisation centralisée.
L’exécutif de l’Internationale entendait être informé dans le détail de toutes les activités politiques, idéologiques, d’organisation du parti français. Il entendait aussi décider en matière de stratégie : c’était d’ailleurs la tâche spécifique dès congrès. Il est impossible d’analyser la politique du Parti communiste sans avoir à l’esprit les résultats des différentes délibérations du Komintern. L’exécutif de l’Internationale. entendait également décider en matière de tactique électorale et syndicale, et en matière d’organisation. Les problèmes de direction, de postes de responsabilité étaient abordés nominativement et tranchés à Moscou.
Au cours de la Deuxième Guerre mondiale, l’Internationale allait être dissoute (en 1943). À cela, des raisons pratiques : les liaisons devenaient de plus en plus difficiles à cause de la guerre ; mais aussi des raisons de politique internationale : cela permettait de développer la stratégie d’union nationale consécutive à la guerre. Les communistes mettaient l’accent sur l’unité patriotique antifasciste, ce qui portait en particulier le Parti communiste au gouvernement de reconstruction nationale en France.
La suppression du Komintern supprimait également tout intermédiaire entre les partis nationaux et le parti soviétique. Le bureau politique soviétique pouvait surveiller dans le détail à la fois les partis communistes des pays d’Europe de l’Est sous influence soviétique directe, et les partis des pays d’Europe de l’Ouest où les communistes participaient ou aspiraient à participer à des gouvernements de coalition.
La dissolution de l’Internationale devait donc resserrer les liens entre les partis nationaux et le Centre, car il s’agissait plus que jamais, dans les conditions de la guerre et de l’après-guerre, de défendre l’Union soviétique. Alors que le bureau de l’Internationale communiste avait été (formellement) autonome, les fonctions du Komintern sont maintenant transférées à un service du Comité central du Parti soviétique. Le contrôle est plus étroit que jamais.
Ce n’est que dans ce cadre-là que la politique d’après-guerre du Parti communiste français peut se comprendre. Cela montre combien sont fausses les analyses qui réduisent cette politique à une volonté servile de se rendre utile à la bourgeoisie.
Le contrôle des organisations de masse
Il est impossible de comprendre ce qu’est le Parti communiste français sans se référer à l’évolution qui l’a conduit à obtenir le contrôle sur la CGT. Ce contrôle est d’une importance vitale car pendant longtemps on pouvait dire que qui contrôlait la CGT contrôlait la classe ouvrière française. Et cela reste encore aujourd’hui largement vrai.
Au début de la révolution russe le problème consistait à rallier les militants syndicalistes révolutionnaires, l’élément le plus dynamique dans le mouvement ouvrier français. Ceux-ci pensaient que le syndicalisme suffit à tout, qu’il peut conduire la classe ouvrière à la révolution sociale et à la création d’une société sans classe. Rien n’était plus opposé aux conceptions bolcheviques qui développaient. la théorie de la subordination du syndicat au parti, seul centre de direction du mouvement ouvrier.
Or, au début de la révolution russe, le manque d’information aidant, les syndicalistes révolutionnaires français voyaient dans les soviets en Russie une application aux conditions de ce pays, de leurs propres principes. D’une façon générale la notion d’indépendance syndicale était trop forte dans le mouvement ouvrier français pour que les bolcheviks russes puissent s’y opposer de front.
Dans la C.G.T.U., issue d’une scission de la C.G.T. en 1921, les communistes tenteront de faire adopter leurs positions.
En 1929 au Xe Plénum du Comité exécutif de l’Internationale réuni à Moscou, un texte est rédigé que les communistes français doivent défendre au congrès de la C.G.T.U.
« Le congrès précise enfin, sa détermination de travailler sur tous les terrains en accord étroit avec le Parti communiste, seul parti du prolétariat et de la lutte des classes révolutionnaires, qui au travers de toutes les batailles de la période écoulée, a conquis sa place de seule avant-garde prolétarienne dirigeante du mouvement ouvrier. »
Les communistes français, connaissant les conditions propres au mouvement ouvrier de leur pays, n’étaient pas très enthousiastes à faire adopter aux syndicats de la C.G.T.U. une telle proposition. Ils ajoutèrent de leur propre initiative un paragraphe qui en atténue les effets, dans lequel il est dit que la reconnaissance du rôle dirigeant du parti « ne saurait être interprétée comme la subordination du mouvement syndical », etc. Le Komintern dénonça violemment cette initiative et exigea que la section française condamnât cette faute politique :
« Soi-disant destinée à dissiper la confusion qui régnait au sein de la majorité confédérale, cette adjonction atténue et révise en fait la définition du rôle dirigeant qui était contenu dans le texte primitif. Elle est dans son fond une concession à la minorité et aux éléments hésitants de la majorité et doit être absolument rejetée par les communistes. » (Cahiers du bolchevisme, janv. 1930.)
Les méthodes bolcheviques dans le mouvement syndical
La suite des événements allait mettre en évidence la défaite théorique des conceptions bolcheviques, et leur victoire pratique. Sous la poussée de l’opinion ouvrière, le Parti communiste allait renoncer à proclamer la prééminence du parti, pour se contenter de mettre le principe en application.
La réunification syndicale de 1936 indiquait en théorie le retour à la conception traditionnelle du syndicalisme en France, unitaire, de masse. En réalité, cette réunification allait servir au P.C., instrument de combat désormais rodé, pour se lancer à l’assaut des postes de commande.
Traditionnellement dans le mouvement ouvrier français existaient deux courants : le socialisme réformiste qui s’occupait surtout d’élections mais qui avait aussi une branche syndicale ; le syndicalisme révolutionnaire qui ne s’occupait pas du tout d’élections et ne se consacrait qu’au syndicalisme.
Sur le terrain syndical, les deux courants se faisaient concurrence, mais cette concurrence faisait partie des règles du jeu. Le parti socialiste n’avait pas de politique globale d’action dans les syndicats, les militants socialistes dans les syndicats agissaient en conscience, n’étaient pas tenus à une discipline stricte d’organisation. Les luttes de tendance exprimaient des oppositions nées sur le terrain même du syndicalisme, à partir de problèmes propres au syndicat, et non des divergences stratégiques élaborées par des états-majors extérieurs au mouvement syndical.
Les communistes allaient introduire des méthodes qui modifieront les règles du jeu et devant lesquelles socialistes et syndicalistes révolutionnaires se trouvèrent complètement désemparés, incapables de réagir ; les uns comme les autres furent finalement balayés de leurs positions fortes.
La clef de cette réussite réside bien sûr dans l’instrument formé par le Parti communiste ; mais la méthode de pénétration reposait plus précisément sur deux éléments :
1) Les fractions
Une fraction est l’organisation spécifique des militants communistes qui se trouveraient dans une organisation extérieure au Parti (syndicats, coopératives, associations diverses), destinée à augmenter l’influence du Parti et à appliquer, sa politique. « La fraction, en accord avec le Comité correspondant du Parti, présente des candidats à tous les postes importants de l’organisation dans laquelle elle travaille. » (Statuts de 1925.) Autrement dit, la fraction est destinée à appliquer, sans pouvoir autonome, la politique du parti dans toute organisation extérieure au parti.
2) Les cadres polyvalents
Dans la conception léniniste, le parti est une armée dont les militants sont les soldats. Depuis la bolchevisation en 1924, le Parti disposait d’une réserve très mobile de cadres polyvalents et permanents. La réunification de la G.G.T. intervient à une époque où l’énorme gonflement des effectifs syndicaux, à la suite du front populaire, provoque un débordement de l’encadrement des structures syndicales : les militants ne sont pas préparés à accueillir cette ruée.
Le parti va utiliser ses cadres professionnels ; il centralise l’information, envoie des hommes là où des postes sont à pourvoir, distribue les forces ; le rôle des fractions est d’imposer les cadres parachutés. L’impréparation des adhérents nouveaux, les flottements provoqués par l’afflux brutal d’adhérents sont mis à profit.
Les structures horizontales, interprofessionnelles, jouent un rôle capital dans le processus d’investissement. Les unions locales, départementales, moins spécialisées, plus indifférenciées que les structures professionnelles, servent de base d’action.
En peu de temps, la quasi-totalité de la confédération est dirigée par les militants communistes. Aussi le ton change-t-il ; il n’est plus nécessaire de proclamer la subordination du syndicat au parti. On ajoute une clause aux statuts de la Confédération qui stipule que le mouvement syndical s’administre dans l’indépendance : ce qui compte, c’est le contrôle effectif.
C’est à partir de 1936 que se dessine l’image de la C.G.T. d’aujourd’hui, où la notion d’indépendance du syndicat, héritée du mouvement ouvrier français, est proclamée, mais où les méthodes de contrôle héritées du léninisme sont appliquées de façon discrète (pas toujours) mais efficace.
Le PCF aujourd’hui
La politique du P.C..F. aujourd’hui est sans ambiguïté, elle se résume à la défense de l’intérêt national, du capital national. L’exemple du Concorde est caractéristique mais loin d’être le seul : à la tribune du congrès, un pilote de ligne, annonçant l’autorisation du survol du territoire américain, fut acclamé frénétiquement. Les hésitations du gouvernement et de l’opinion publique américains étaient suivis de très près, et un refus aurait été interprété comme un acte d’hostilité de l’impérialisme américain contre l’industrie et la technique françaises (et anglaises aussi, peut-être).
La perspective dans laquelle se situe l’argumentation du Parti communiste est celle de la construction d’un régime capitaliste d’État.
La politique générale de De Gaulle a visé à débarrasser la France de ses colonies, qui constituaient un poids mort et une entrave à son développement économique, et à créer les bases d’une industrie moderne, concentrée et compétitive. Le pays, enlisé dans ses problèmes coloniaux, avait accumulé un retard considérable dans ce domaine.
Cependant, le développement de la compétitivité de l’industrie française s’est accompagné d’un contrôle accru du capital américain sur l’économie. Le VIe Plan stipulait que les investissements directs des États-Unis pourraient doubler de la période 1964 – 1967 prise comme base de référence, à 1975.
Face à cette situation, le Parti communiste développe une analyse en deux points.
Le capitalisme de monopoles
L’économie française est dominée par quelques monopoles dirigés par le capital américain. La classe capitaliste en tant que telle est divisée en deux catégories opposées. Il y a celle qui profite directement de la « dilapidation du patrimoine national par le capital U.S. », et celle qui est victime de cette dilapidation.
Il y a une fraction de la bourgeoisie française qui est directement liée aux monopoles multinationaux, c’est celle qui dirige actuellement, la France. C’est elle qui représente le « grand capital » qu’il faut combattre. Mais il y a aussi le petit capital qui est, au même titre que le prolétariat, victime des grands monopoles, et dont la classe ouvrière doit chercher l’alliance.
Le terme « petit capital » ne désigne pas la petite bourgeoisie artisanale et commerciale, mais tout le capital qui n’appartient pas aux grands monopoles, toute la partie du capital national qui est susceptible d’une alliance avec la classe ouvrière.
La stratégie qui découle d’une telle analyse est claire : on doit former une vaste alliance anti-monopoliste s’étendant de la classe ouvrière et la paysannerie à toutes les fractions de la bourgeoisie qui ne sont pas liées aux grands monopoles.
L’État
À cette analyse correspond également une conception particulière du rôle de l’État. L’internationalisation du capital et sa concentration conduit à un accroissement considérable du rôle de l’État. L’État aujourd’hui sert aux grands monopoles multinationaux pour assurer leur domination sur le capital national.
Dans la conception du P.C.F., l’intervention de l’État est comprise comme une fonction technique, neutre. Les rapports de l’État et des monopoles sont saisis comme un détournement des fonctions économiques de l’État en faveur des grands monopoles.
La signification pratique de cette théorie est que les fonctions techniques de l’État, actuellement détournées, peuvent être utilisées au profit des intérêts nationaux par un simple changement de pouvoir politique.
En d’autres termes, une fois que nous aurons chassé la poignée d’usurpateurs qui gouverne au nom des monopoles, on pourra utiliser l’État pour servir les intérêts réels de la nation.
De telles positions n’ont de sens que dans un pays ayant atteint un degré relativement élevé de développement des forces productives et de concentration du capital. Cette politique est parfaitement adaptée au moment, aux conditions actuelles de crise généralisée de l’économie capitaliste mondiale. En cas d’approfondissement de la crise, la seule possibilité de survie du capitalisme sera dans une intervention généralisée de l’État dans l’économie qui imposera des mesures de nationalisation très poussées.
Le Parti communiste est le seul à pouvoir accomplir ce programme, et sa nature même le prédispose à remplir cette tâche.
Soulignons combien sont fausses les théories qui assignent au P.C.F. la fonction d’agent du capital privé dans la classe ouvrière. Si le Parti communiste peut devenir – et il y aspire – le gérant du capital national dans le cadre d’un gouvernement d’alliance avec certaines couches de la bourgeoisie nationale non monopoliste, il ne peut y parvenir qu’en s’opposant radicalement aux fractions capitalistes liées aux monopoles. Mais, quoi qu’i1 en dise également, il ne peut y parvenir qu’en bousculant quelque peu toutes les couches de la bourgeoisie, petite et moyenne qui, par courte vue, préjugé, ou même par intérêt, s’opposeront à un système capitaliste d’État.
Si l’instauration d’un régime capitaliste d’État est la seule issue pour préserver des rapports de production capitalistes en période de crise approfondie du monde bourgeois, cela ne peut se faire sans rupture douloureuse avec les couches liées au capitalisme dans sa forme privée ou monopoliste. Chaque période de restructuration profonde qui conduit à une concentration brutale du capital produit des oppositions tout aussi brutales, voire sanglantes, de la part des fractions lésées de la bourgeoisie. La transition du capitalisme de monopoles au capitalisme d’État ne fait pas exception.
On peut donc estimer à leur juste valeur les affirmations qui font du XXIIe congrès un tournant historique du Parti. Si notre analyse est juste, il ne s’agit que de l’aboutissement de 50 ans d’histoire, qui commence avec l’instauration d’un régime capitaliste d’État en Russie sur les ruines d’une révolution prolétarienne écrasée en 1921, et qui se poursuit avec la possibilité de moins en moins lointaine de réalisation d’un régime de même nature, dans des conditions différentes, en France.
Le Parti communiste prend-il ses distances avec l’URSS ? Dans la vision globale des événements, on voit qu’il se situe au contraire dans la droite ligne d’une stratégie d’expansion d’un système dont l’U.R.S.S. est le modèle.
La dénonciation des camps en U.R.S.S., le rejet de la dictature du prolétariat n’ont, dans cette perspective, absolument aucune importance historique.