La Presse Anarchiste

« Le syndicat doit rester indépendant »…

La grande majo­ri­té des adhé­rents de la C.F.D.T. ne s’est cer­tai­ne­ment pas sen­tie direc­te­ment concer­née par les débats du XXXVIIe congrès.

Un congrès marque, paraît-il, la vie d’une orga­ni­sa­tion. Nous sommes ten­tés de croire que ce sont plu­tôt les pré­pa­ra­tifs dans les cou­loirs, les intrigues – dans les­quelles inter­viennent tant des consi­dé­ra­tions poli­tiques que des que­relles de pou­voir – et les déci­sions de l’équipe diri­geante nou­vel­le­ment élue qui enga­ge­ront des adhé­rents n’en pou­vant mais. 

Cepen­dant, dans un congrès, on se bat sur des textes, on vote des motions, des réso­lu­tions, on étu­die des amen­de­ments. La tra­di­tion est res­pec­tée : on pré­fère tou­jours jeter bas l’adversaire avec des mots, et gar­der le pou­voir par des moyens appro­priés dans les­quels la démo­cra­tie syn­di­cale ne joue qu’un rôle mineur. 

En poli­tique, et par­ti­cu­liè­re­ment lorsqu’il s’agit d’étudier et de com­prendre le com­por­te­ment des diri­geants « ouvriers », de nom­breux fac­teurs inter­viennent, par­ti­cu­liè­re­ment des phé­no­mènes de pou­voir au niveau indi­vi­duel, les vicis­si­tudes de la car­rière de per­ma­nent syn­di­cal, qui obligent à bien des chan­ge­ments d’attitude, plus, ce qu’il est conve­nu d’appeler le réa­lisme et l’adaptation aux nou­velles réa­li­tés éco­no­miques et sociales, etc. 

C’est ain­si qu’on ver­ra des pro­mo­teurs de l’autogestion confier que ce qui s’appelle ain­si en France peut très bien s’appeler coges­tion en Alle­magne fédé­rale, par­ti­ci­pa­tion ou concer­ta­tion ailleurs, selon l’interlocuteur patro­nal ou gou­ver­ne­men­tal. L’autogestion, le socia­lisme de demain et l’avenir des tra­vailleurs, c’est de la soupe. Comme dit l’autre, « il y a un temps pour tout ». Tan­tôt le congrès et « la réflexion des mil­liers de mili­tants », tan­tôt les aléas de la bonne vieille poli­tique au jour le jour. 

Naïfs ou escrocs ? Confondre la tran­si­tion au socia­lisme avec l’accroissement du nombre de pièces du par­ti socia­liste au Par­le­ment, badi­ner sur « la néces­saire uni­té poli­tique de la nation », affec­ter de croire que des non-sala­riés et des « orga­ni­sa­tions proches du mou­ve­ment ouvrier » ont autant inté­rêt que la classe ouvrière au socia­lisme, est-ce de l’aveuglement ou de la duplicité ? 

Les oppo­si­tions et les diver­gences ne pou­vant s’exprimer au congrès que sur des textes, les congres­sistes auraient eu quelque 700 amen­de­ments à étu­dier por­tant sur la réso­lu­tion géné­rale, l’ensemble de ces amen­de­ments consti­tuant une bro­chure de 130 pages. La com­mis­sion des réso­lu­tions veillait, qui en inté­gra quelques-uns, reje­ta la qua­si-tota­li­té des autres, de telle sorte qu’il n’en res­tait que 14 à sou­mettre au congrès. Le poids de la direc­tion en place étant ce qu’il est, à la C.F.D.T. comme ailleurs, les amen­de­ments rete­nus étaient, de l’avis géné­ral, les plus mal for­mu­lés, les plus vagues. Bien des syn­di­cats ne se retrou­vaient pas dans des amen­de­ments pré­sen­tés comme proches des leurs.

D’autres struc­tures avaient pré­fé­ré la forme « contri­bu­tion au débat ». On connaît le texte des fédé­ra­tions HA.CUI.TEX., P.T.T., Banque, San­té, Construc­tion-bois et la région Rhône-Alpes. La fédé­ra­tion des ser­vices, pour sa part, dis­tri­bua sa propre contri­bu­tion aux portes du congrès. Nous aurons l’occasion de reve­nir sur l’avenir confé­dé­ral de ces signa­taires, sur­tout des premiers. 

Dans cet enche­vê­tre­ment de textes, la majo­ri­té des adhé­rents, ne se retrou­ve­ra pas. Mis à part ceux qui auront lu le compte ren­du inté­gral du congrès dans Syn­di­ca­lisme-heb­do, les autres n’ayant qu’une toute petite par­tie de l’information. À moins, bien enten­du, qu’ils assistent à des jour­nées de réflexion sur le congrès – orga­ni­sées après le congrès, avec le texte de la réso­lu­tion géné­rale votée devant les yeux, c’est plus sûr. Mais la place de diri­geant syn­di­cal offre entre autres cet avan­tage de pou­voir pas­ser des heures et des jours à dis­cu­ter sur des textes et d’envoyer pro­me­ner l’adhérent curieux en lui disant que les mots n’ont pas d’importance. Un texte de congrès est une arme à double tran­chant : c’est une réfé­rence poli­tique pour trois ans (la direc­tion n’est man­da­tée que sur la base des réso­lu­tions… ), et c’est un repous­soir (air connu : « Le congrès. ce n’est pas la véri­table démo­cra­tie ; ici, on est à la gauche de la confé­dé, tu peux me faire confiance »).

Mais, en der­nière ana­lyse, ce sont bien les congrès qui nour­rissent les bureaucrates. 

« Ne laissez pas les travailleurs jouer avec le pouvoir »

Deux thèmes de dis­cus­sion ont par­ti­cu­liè­re­ment rete­nu notre atten­tion. Le pre­mier, la tran­si­tion au socia­lisme – pour par­ler clair : que fait-on en 78 si la gauche est majo­ri­taire au par­le­ment ? – et le second, la place des cadres dans l’organisation syn­di­cale – pour par­ler clair : la place des cadres en général. 

Un para­graphe, ajou­té avant le congrès au pro­jet de réso­lu­tion géné­rale, et voté sous le numé­ro 235, semble copié sur le best-sel­ler du par­ti com­mu­niste, « Le socia­lisme pour la France » : 

« Dans la phase de tran­si­tion, le pou­voir est exer­cé par l’ensemble des forces qui luttent pour la défense et la construc­tion du pro­jet socia­liste contre toutes les sur­vi­vances de l’exploitation, de la domi­na­tion et de l’aliénation.

« Dans le cadre de la pla­ni­fi­ca­tion démo­cra­tique si ce sont les tra­vailleurs sala­riés qui exercent une influence déter­mi­nante dans l’entreprise, au niveau de l’ensemble de la socié­té d’autres couches que les seuls tra­vailleurs sala­riés sont impliquées.

« L’ambition de la C.F.D.T. est de contri­buer au ras­sem­ble­ment conscient de l’immense majo­ri­té de la popu­la­tion dans la lutte anti-capi­ta­liste et la construc­tion du socia­lisme auto­ges­tion­naire. Celui-ci ne sau­rait se limi­ter à l’accession au pou­voir des seuls salariés. 

« Leur situa­tion dans la socié­té, l’expérience acquise par les orga­ni­sa­tions du mou­ve­ment ouvrier confèrent aux sala­riés orga­ni­sés un rôle moteur d’entraînement, d’initiatives et de pro­po­si­tions, mais, avec eux, un grand nombre de tra­vailleurs non sala­riés et d’organisations proches du mou­ve­ment ouvrier peuvent par­ve­nir à la claire conscience de la néces­si­té d’une socié­té socia­liste auto­gé­rée et com­battre pour sa réalisation. 

« Com­battre toute tech­no­cra­tie, toute bureau­cra­tie, c’est refu­ser de mono­po­li­ser le pou­voir entre les mains de quelque caté­go­rie que ce soit. » 

… et sur­tout pas des tra­vailleurs. On ne sait si la direc­tion confé­dé­rale prend ses sources dans la pro­pa­gande du Par­ti com­mu­niste. auprès du secré­ta­riat d’État aux tra­vailleurs manuels ou dans les Évan­giles. Parions pour les Évangiles.

Il ne faut léser per­sonne, c’est bien connu. Les tra­vailleurs auront un rôle moteur dans la socié­té. Notons qu’ils ont déjà un grand rôle dans la socié­té capi­ta­liste : ils produisent. 

Com­ment va-t-on orga­ni­ser cette socié­té qui fera droit aux inté­rêts des couches qui, actuel­le­ment, sans exploi­ter direc­te­ment les tra­vailleurs, vivent de la plus-value pro­duite par ces der­niers – comme les cadres – ou pro­fitent de l’organisation actuelle de la socié­té et de fa place que leur laisse le mar­ché mono­po­liste ? On pour­rait peut-être élire le par­le­ment à la pro­por­tion­nelle et le chef d’état-major des armées au suf­frage uni­ver­sel ? La révo­lu­tion, quoi. 

Bien enten­du, lors de la dis­cus­sion sur un amen­de­ment intro­dui­sant le concept d’hégémonie ouvrière dans l’union des forces popu­laires – amen­de­ment pas très clair d’ailleurs, c’est le moins qu’on puisse dire –, on a lais­sé entendre qu’il fal­lait repous­ser l’amendement pour s’opposer aux méchants pro­pa­gan­distes de la « dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat », aux léni­nistes. Ain­si oppo­sée au léni­nisme, la démo­cra­tie bour­geoise s’est refait une ver­tu à bon compte. Elle, au moins, n’accorde pas tout le pou­voir aux tra­vailleurs, même pas dans sa propagande. 

Le C.I.D.-U.N.A.T.I. n’a donc plus qu’à deman­der son entrée dans l’union des forces popu­laires. Une orga­ni­sa­tion syn­di­cale de tra­vailleurs sala­riés se pré­oc­cupe davan­tage de l’avenir de couches sociales étran­gères à la classe ouvrière que des inté­rêts des tra­vailleurs eux-mêmes. 

Hélas ! sur cette ques­tion, les oppo­sants n’ont guère d’idée plus brillante à pro­po­ser. Le défen­seur de l’amendement bap­ti­sé « hégé­mo­nie ‘ouvrière » confiait en effet au congrès : 

« Certes, il s’agit d’accorder à chaque caté­go­rie la place qui lui revient…»

Sans doute est-ce le juge­ment de Dieu qui met­tra cha­cun à sa place. 

Organiser le personnel d’encadrement vers l’autogestion

L’existence de l’Union confé­dé­rale des cadres, le poids qu’elle a pris dans la confé­dé­ra­tion, les sacri­fices finan­ciers qu’elle demande aux orga­ni­sa­tions confé­dé­rées, ont pro­vo­qué de nom­breux amen­de­ments de la part des syn­di­cats. Citons-en quelques exemples : 

« Le congrès entend que les objec­tifs et la stra­té­gie de l’U.C.C. reposent sur les bases suivantes : 

La syn­di­ca­li­sa­tion et la mise à l’action col­lec­tive des ingé­nieurs et cadres doit se faire dans le res­pect des objec­tifs de classe de la C.F.D.T.

L’organisation des cadres :
– ne doit pas tant se faire sur des bases de défense de caté­go­ries pro­fes­sion­nelles issues de la divi­sion du tra­vail en socié­té capi­ta­liste et par­ti­ci­pantes à la redis­tri­bu­tion de la plus-value créée par la classe ouvrière ;
– mais bien se faire sur les objec­tifs de cette dernière. 

La syn­di­ca­li­sa­tion des cadres leur per­met de rejoindre l’ensemble des tra­vailleurs et de concou­rir à la dis­pa­ri­tion des classes et à l’abolition du salariat. »

Et, plus laconique : 

« Sup­pres­sion de l’existence de l’U.C.C., struc­ture pro­vi­soire mise en place lors du XXXVe congrès et qui a un rôle de divi­sion catégorielle. »

L’amendement pro­po­sé au vote du congrès visait, lui, à impul­ser dans l’organisation une dis­cus­sion sur la dis­pa­ri­tion de l’U.C.C., et son rem­pla­ce­ment par une com­mis­sion rat­ta­chée au sec­teur action revendicative.

Le défen­seur de l’amendement ayant pro­po­sé un débat sur l’U.C.C., celui-ci fut com­bat­tu par un repré­sen­tant de cer­tains syn­di­cats de la chi­mie, de la métal­lur­gie et des P.T.T., qui récla­ma un débat appro­fon­di, et par Jean­nette Laot, qui pro­po­sa un bilan et un débat. On ne com­prend pas, ou plu­tôt on a peur de com­prendre, sur quoi les por­teurs de man­dats se sont prononcés. 

Doit-on pen­ser que les pen­seurs confé­dé­raux n’ont pas su résis­ter à la ten­ta­tion de cher­cher un « cré­neau » dans les opé­ra­tions de « mar­ke­ting » qui se déve­loppent en direc­tion des cadres ? Publi­ci­té tapa­geuse, publi­ca­tions luxueuses, tout le monde cherche à cou­vrir le mar­ché des cadres. Ceux-ci, d’ailleurs, ne demandent pas mieux. Mais comme une orga­ni­sa­tion syn­di­cale ne peut pas leur faire de cadeaux de fin d’année, leur offrir des sémi­naires, elle attaque sur le ter­rain de leurs inté­rêts spé­ci­fiques de couche sociale inter­mé­diaire. Les inté­res­ser au pro­jet de socié­té confé­dé­rale, c’est leur offrir une place au soleil dans le socia­lisme auto­ges­tion­naire, démo­cra­tique, pla­ni­fié et tout. Dans cette socié­té, à la dif­fé­rence de l’ancienne, les com­pé­tences seront éva­luées sur des cri­tères « scien­ti­fiques » : le mieux serait que les cadres d’aujourd’hui soient appe­lés à juger des com­pé­tences demain. Comme cela, pas de pro­blème. La repro­duc­tion est assurée. 

Pre­nons le pro­blème à l’envers. Une couche sociale, les cadres, s’inquiète de son ave­nir dans la socié­té capi­ta­liste. Le rôle d’encadrement, ce n’est plus ce que c’était. On n’a plus de consi­dé­ra­tion, on est licen­cié comme tout le monde (indem­ni­tés en plus, il est vrai…), les cam­pagnes anti-hié­rar­chiques se déve­loppent. Bref, ça ne va plus. Les repré­sen­tants les plus éclai­rés de cette caté­go­rie, avec quelques uni­ver­si­taires qui font car­rière dans le syn­di­ca­lisme, s’emploient à négo­cier avec les diri­geants « ouvriers ». Cela s’appelle « socia­lisme et entre­prise », U.G.I.C.T.-C.G.T. et U.C.C. Le socia­lisme, bap­ti­sé auto­ges­tion­naire ici, aux cou­leurs de la France là, c’est peut-être le pou­voir des cadres, puisque ce n’est pas celui des tra­vailleurs salariés. 

Les résultats des courses

Il est éga­le­ment inté­res­sant de se pen­cher sur le résul­tat de l’élection au Bureau Natio­nal. On découvre que les can­di­dats pré­sen­tés par les fédé­ra­tions « oppo­si­tion­nelles » arrivent en tête. Sont-ils des repré­sen­tants d’un cou­rant d’opposition ? Rien n’est moins sûr. On mur­mure ici et là que ces fédé­ra­tions, leurs organes diri­geants du moins, se seraient débar­ras­sées. Voire. 

Cer­tains per­ma­nents ont res­sen­ti ces résul­tats comme un échec per­son­nel. On a sa fier­té. Le « Bul­le­tin du mili­tant » de la métal­lur­gie se fait l’écho de ces dépits. On aurait cher­ché, laisse-t-il entendre, par de sombres manœuvres qu’il dénonce, à saper les assises de M. Ché­rèque. Lui, un ancien chef de fabri­ca­tion ! Quand on vous dit que les grou­pus­cules ne res­pectent rien…

Les por­teurs de man­dats réunis au congrès ont-ils por­té leurs espoirs sur les signa­taires de la « contri­bu­tion au débat » ? 

Le refus du Bureau natio­nal d’accorder des res­pon­sa­bi­li­tés aux élus de ces fédé­ra­tions et région, la volon­té affir­mée d’une direc­tion homo­gène, amènent à se deman­der si la direc­tion confé­dé­rale n’a pas cher­ché à se consti­tuer une oppo­si­tion. Le texte de la contri­bu­tion au débat n’est pour­tant pas méchant. La phrase est « gauche », HA.CUI.TEX. se rap­pelle Krum­nov (la confé­dé­ra­tion aus­si, c’est le coup désor­mais clas­sique du héros trop tôt dis­pa­ru, c’est tou­jours les meilleurs qui partent, gar­dons les mil­lions du grand-père et ven­dons son por­trait). La seule note dis­cor­dante chez ces solistes : ils reven­diquent une meilleure répar­ti­tion des res­pon­sa­bi­li­tés syn­di­cales au béné­fice des mili­tants ouvriers, issus direc­te­ment de la pro­duc­tion ou du bureau. L’analyse des « cur­ri­cu­lum vitae » des diri­geants, parus dans Syn­di­ca­lisme Heb­do, est évi­dem­ment acca­blante pour cer­tains carriéristes. 

L’avantage d’une oppo­si­tion « offi­cielle » serait en effet esti­mable pour les diri­geants actuels. Elle per­met­trait d’isoler les « gau­chistes » en contrai­gnant les oppo­sants « fac­tices » à leur taper des­sus pour prou­ver leur « res­pon­sa­bi­li­té ». Et comme cer­tains per­ma­nents aiment jouer les oppo­sants pour conser­ver leur place dans leur struc­ture, tout le monde y gagne, sauf les tra­vailleurs, mais qui s’en soucie ? 

Du contre-plan au plan

La pers­pec­tive des élec­tions légis­la­tives de 1978 et d’une éven­tuelle vic­toire de la gauche pla­nait sur le congrès ; elle domi­ne­ra encore les pré­oc­cu­pa­tions des diri­geants confé­dé­raux. Le risque est grand de les voir pré­pa­rer, de concert avec leurs amis les diri­geants socia­listes, un « contrat », un contre-plan en quelque sorte, une digue contre les aspi­ra­tions dans tra­vailleurs, par­mi les­quels cer­tains naïfs pour­raient se lais­ser aller à des excès regret­tables et se croire déten­teurs d’une par­tie du pou­voir. Il faut gar­der à chaque caté­go­rie la place qui lui revient : la direc­tion aux diri­geants, l’exécution aux exécutants.

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